Parmi les mythes créés par l'exécution dite
«philologique» de la musique de notre passé, un des plus curieux est celui du
«violon baroque» (mais le discours vaut aussi pour les autres instruments de
la même famille). On assiste en effet à des exécutions de plus de trois
siècles de musique avec un instrument standardisé (dans la majorité des ca5
il s'agit de copie d'un modèle présumé et standardisé dans l'imagination...)
quant aux dimensions, cordes, archets etc; instrument standardisé qui se trouve
forcement hors de l'Histoire et qui consisterait en une touche plus courte, des
cordes en boyau, un archet différent et plus court etc. C'est pour cela qu' une
connaissance approfondie de certaines données qui ont trait à la nature de l'instrument,
à ses variétés de construction et à ses possibilités techniques, est
absolument nécessaire.
Une analyse, fondée sur des documents
historiques, des différentes parties du violon, depuis son apparition jusqu'à
nos jours, nous permet d'avoir une vision plus claire des divers aspects du
problème.
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DIMENSIONS:
Le violon actuel mesure
mm. 355. Au XVIe siècle il y en avait de deux dimensions:
plus petit que l'actuel de mm. 6 ou 7 (mm. 348 - 349)
Plus grand que le petit modèle de mm. 8 (environ mm. 356 - 357)
ANDREA AMATI et GASPARO DA SALO'
fabriquaient les deux types; tandis que MAGGINI, élève de Gasparo,
construisait seulement le grand modèle. Vers le milieu du XVIIe siècle
les dimensions du violon sont fixées à ce qu'elles sont aujourd'hui, c'est -
à - dire de mm. 355.
CHEVALET:
AuXVIe et XVIIe siècles, il avait les pieds plus gros et il était plus
bas mais, au milieu du XVIIIe siècle, le chevalet prend la forme et les
dimensions que nous lui connaissons.
Documents:
ANDREA GUARNERI, STRADIVARI, BERGONZI, GUARNERI DEL GESU etc.
TOUCHE:
Aujourd'hui la
mesure type est de mm. 270 (standardisation de notre siècle). Aux
époques précédentes, les touches ont eu différentes longuers,
plus courtes et plus longues par rapport à la mesure - standard de mm .
270, parce que la touche était un accessoire lié à la volonté
du commanditaire de l'instrument, donc à ses
besoins et à son degré de virtuosité.
Documents:
Un Violon de GIROLAMO VIRCHI
(1550 - 60) = touche de mm. 191
Un Violon de ANDREA AMATI (1564)
= touche de mm. 229
Un Violon de GASPARO DA SALO' (deuxième moitié XVIe s.) =
mm. 176
Un Violon de VENTURA LINAROL (1581) = touche de mm. 200
Un Violon de GIOVANNI DI VENTURA (1622) = touche de mm. 246
Un Violon de JACOB STAINER (1672) = touche de mm. 251
Un Violon de ANTONIO STRADIVARI (1683) = touche de mm. 222
Un Violon de J. G. GASSLER (1762) = touche de mm. 223
Un Violon de GIOVAN BATTISTA GABRIELLI (1766) = touche de mm.
216 Un Violon de FRANÇOIS LUPOT (1772) = touche de mm. 272
Un Violon de J. G. PFRETSCHNER (environ 1800) = touche de mm.
208
Les desseins de Stradivari nous montrent des touches d'une
longueur des plus variables.
CORDES:
Antoniolo da Carpi faisait des cordes en boyau
depuis 1425. A l'époque de Mersenne (début XVIIe siècle) les meilleures
cordes en boyau étaient celles de Rome. GASPARO DA SALO' les utilisait; en 1588
il déclare «Je suis débiteur au Père Marco Antonio,
frère de St. Pietro Oliviero de Livres 42 pour la grande quantité de cordes qu
'il m'a envoyées de Rome pour terminer mes violons».
PRAETORIUS parle en 1615 de l'usage de cordes
de cuivre jaune et d'acier (parallèlement à celles en boyau), usage déjà
mentionné en l'an 1592 par Lodovico ZACCONI. Le père MERSENNE parle en
1636 de cordes d'acier et de cuivre.
ROUSSEAU dans son Traité (1687) parle de
cordes filées en cuivre jaune et en argent. J. PLAYFORD parle en 1664 de l'usage
d'utiliser la corde de Sol en boyau filé.
D. SPEER en 1687 parle de cordes en boyau
filées avec de l'argent et du cuivre jaune. S. BROSSARD (1712) parle de la
corde de Re, en boyau, filée avec un fil d'argent comme la corde de Sol.
EPAISSEUR DES CORDES:
Même l'épaisseur variait selon les pays et
les époques. François RAGUENET (Parallèle des Italiens et des Français -
1702), qui avait séjourné à Rome en 1698, précise que:
«(...) Les violons sont montés (en
Italie) de cordes plus que les nostres, ils ont des archets
beaucoup plus longs et ils savent tirer de leurs violons une fois plus
de son que nous.» Il ajoute:
«Les
français flattent l'oreille, les Italiens la violentent ».
Un document conservé à la
Bibliothèque de l'Eglise du Christ à Oxford (autour de 1699) nous
précise que la longueur des cordes était de mm. 330,
comme
celles d'aujourd'hui.
TENSION DES CORDES:
Elle
variait selon les villes et les pays, ainsi que le DIAPASON.
ARCHET:
Comme nous le dit clairement Raguenet, il n'existait aucune
standardisation au niveau de l'archet qui changeait selon les facteurs
et les nations. Les facteurs n'avaient pas l'habitude de signer l'archet;
la première signature connue est celle de John Dodd, un anglais
contemporain de François Tourte (XVIIIe siècle).
Malgré le nombre limité d'archets originaux et certaines difficultés (souvent il est très malaisé de
savoir si un archet est un archet de violon on un archet de dessus de
viole ou de pardessus de viole), nous pouvons suivre sa transformation:
XVIe siècle:
vers la fin du siècle la courbure de l'archet diminue sensiblement.
Au cours du XVIIe siècle la
baguette s'allonge, la convexité de la courbe est réduite, on sélectionne des bois plus légers et on adopte une forme qui allie
force et élasticité. Entre 1660 et 1700 l'actuel archet à «crémaillère»
fait son apparition. A la fin du XVIIe siècle, on assiste aussi
à l'introduction de la vis actuelle.
Si nous devons à Corelli les crins ordonnés
sur la pointe de l'archet, c'est un autre grand violoniste italien, Giuseppe
Tartini, qui adopta, dans la première moitié du XVIIIe siècle, une baguette
courbée vers l'intérieur, comme celle que nous connaissons, et que
François Tourte prit pour modèle. Notons ici que non seulement les archets
étaient différents, mais que la façon de les tenir changeait selon les pays
et les écoles: on peut lire à ce propos les textes français de Muffat
(1694), Montéclair (1712), Corrette (1738), l'Abbé le Fils
(1761) etc.
CRINS:
MERSENNE ( 1636) parle d'un nombre variant entre 80 et 100; mais le
nombre a toujours été variable selon le choix et la qualité des crins.
MANCHE:
Aujourd'hui la dimension standard est de
mm. 130. Les siècles
passés nous offrent des exemples de dimensions très variées parfois plus longues que
celles d'aujourd'hui. Si, d'une façon générale vers la fin du XVIIIe
siècle nous assistons à la standardisation de la dimension actuelle (mm.
130), les luthiers de Milan utilisent néanmoins un manche de mm. 131,
tandis qu' un manuscrit conservé à la Bibliothèque de l'Eglise du
Christ à Oxford, décrit un manche de mm. 133. Mais voici quelques
mesures:
Violon de Ventura Linarol (1581) mm. 113
Violon de Giovanni di Ventura (1622) mm.
125
Violon de Jacob Stainer (1672) mm. 125
Violon de Antonio Stradivari (1683) mm. 122
Violon de Pier Lorenzo Vangelisti (environ
1730) mm. 128
Violon de Pietro Giovanni Mantegazza
(1731) mm. 131
Violon
de J.B.Gassler (1762) mm.
127
Violon de G.B. Gabrielli (1766) mm. 129
Violon de François Lupot (1772) mm. 131
Violon de Egidio Klotz (1790) mm. 130,5
Violonde J.G. Pfretschner (environ 1800)
mm. 123
Le manche était presque droit; c'est à la fin du XVIIIe
siècle qu'on commence à l'incliner légèrement. Pour quelles raisons? On a
cru que c'était pour augmenter l'intensité du son... Mais voici les résultats
d'une analyse réalisée en 1987/88, donc très récente, dans le Laboratoire de
Physique et Acoustique de l'«Ecole Internationale de Lutherie de Crémone»
(Ministère de l'Education Nationale)par le
Maître Luthier Claudio Amighetti.
La différence de puissance - calculée en décibels - entre
un violon monté avec un manche droit et des cordes en boyau nu, et le même
instrument monté avec un manche incliné - c'est - à - dire conformément à
l'usage actuel - avec cordes métalliques - est de l'ordre de 2,20% sur la note
fondamentale et de 11,39% sur les harmoniques en faveur de ce dernier: un
pourcentage dérisoire et imperceptible à une oreille normale.
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Tous les éléments dont j'ai parlé (à part les cordes en
boyau - nues ou filées - qui donnent une sonorité plus douce que les cordes
métalliques) n 'altèrent en rien la qualité du son de l'instrument qui
est lié à deux facteurs humains: 1) la technique du luthier. Ce n'est
pas par hasard qu'au cours de 500 ans d'histoire, une dizaine de noms
seulement ont rejoint le suprême résultat de beauté absolue; combien
ridicules paraissent alors les copies, de notre époque, de Stradivari, Amati
etc. pour des exécutions «baroques». Ilne faut pas oublier non
plus que dans cette vision chaque violon était une création d'artiste tout à
fait unique: aucun luthier d'an-tan n 'a réalisé deux violons identiques (à
commencer par Stradivari (le plus soucieux entre tous - avec Guameri del Gesù -
de rechercher la perfection)! 2) la technique de l'exécutant,
parce que c'est le violoniste qui crée le son, à propos duquel il ne faut
pas oublier que:
le beau son était
l'idéal des siècles passés, ainsi que dans les autres arts;
le violon, comme tout autre
instrument, devait imiter la voix humaine, le chant,
un chant qui, comme Caccini disait, «ne souffre pas la
médiocrité».
Ce sont les deux points sur lesquels il faudra revenir pour
être «al servitio de la bona arte», au service du bel art,
(Monteverdi) en abandonnant des «fétiches» trop souvent créés par
l'industrie. Une question se pose alors: quel est le sens réel du terme «violon
baroque» utilisé par l'industrie discographique, ou mieux encore, cui
prodest (au profit de qui?) alors tant de ferveur et un
tel engouement pour le soit -disant «violon baroque» ? Peut - être qu 'en
amont, la question touche essentiellement des intérêts commerciaux inconnus au
bon vieux temps.
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Pour terminer cet excursus organologique,
voici quelques documents qui nous éclairent sur la réalisation musicale et
artistique. L'esthétique des siècles passés se propose pour but l'imitation
de la voix humaine. Or:
la voix bien placée - sur le souffle (sul
fiato) - vibre naturellement. Au XVIe siècle déjà, les facteurs italiens
ont créé un registre pour l'Orgue (instrument fixe par excellence) - fondé
sur le phénomène des battements - qui vibre et qui est appelé «Voce
Umana» (voix humaine).
Tous les traités musicaux du XVIe siècle en
Italie se réfèrent à l'idéal d'exécution expressive (a l'imitation du
chant). En se limitant aux instruments à cordes, on peut citer Ganassi
dal Fontego(Regola che insegna sonar de viola d'arco tastata,
Venezia 1542) qui parle de "tremar" «des doigts de la main
gauche», (voir vibrato de G. B. Doni qui, un siècle après (Trattato
Della Musica Scenica), loue «certains aveugles qui avec le violon
expriment certains accents du parlé familier qu 'il parait que quelqu 'un parle».
Sur le plan didactique on peut citer un grand élève de Corelli, Francesco
Geminiani (1680 - 1762) qui, en Angleterre, où
il enseigna, publia le premier traité pour violon de l'histoire «Thé art
of Playing on thé Violin» (Op. IX, London 1751). Geminiani décrit
l'exécution du «vibrato», appelé «close Shake», qui, sur les notes
longues, donne des effets expressifs, mais qui, sur les notes brèves,
«only
contributes to make their Sound more agréable for this Reason it should be made
use of as often as possible» («contribue à rendre le son plus agréable et
pour cela il faudrait l'exécuter le plus souvent possible»).
Encore sur le plan didactique je veux
reproduire une partie d'une lettre adressée par Tartini, un autre
insigne violoniste italien (1692 - 1770), à son élève Maddalena Lombardini,
où il explique les petits grands secrets pour devenir un violoniste digne de ce
nom. J'aime à noter que, comme pour le chant, l'art consiste dans le legato
dans le mouvement lento et cantabile, et dans le détaché
(staccato) dans le mouvement allegro, presto etc. A propos de ce
dernier on peut noter - dans l'original italien - le même mot utilisé
par les théoriciens de chant anciens (précédents et contemporains):
«granito» = égrené.
«Votre exercice et étude principale doit
être l'archet en général, afin quevous
le maîtrisiez complètement dans n 'importe quel usage ou rapide oucantabile.
La première étude concerne l'appui de l'archet
sur la corde d' une manière si légère que le départ du son qu 'on crée soit
comme un souffle et pas comme une percussion sur la corde. Il consiste dans la
légèreté du poignet suivi immédiatement de la coulée de l'archet; si l'appui
est léger le danger d'aprété et dureté est écarté. Vous devez être
maître en n 'importe quel point de l'archet de la légèreté de l' appui, soit
au centre soit aux extrémités et vous devez être maître soit en poussant
soit en tirant l' archet. Pour concentrer l' effort en une seule fois, on commence
sur la seconde qui est Alamire. On part du pianissimo et, en crescendo, toujours
lentement on arrive au fortissimo; cette étude doit être faite également en
poussant l'archet. Vous devez commencer tout de suite cette étude et y
consacrer au moins une heure par jour, mais fractionnée, un peu le matin et un
peu le soir, et souvenez - vous bien que c'est l'étude la plus importante et la
plus difficile de toutes. Quand vous maîtriserez cela, il vous sera facile d'exécuter
la messa di voce
qui va du
pianissimo au fortissimo dans le même coup d'archet. Vous n 'éprouverez plus
aucune difficulté dans le parfait appui de l'archet à la corde et vous pouvez
faire de l'archet ce que vous voulez.
Pour acquérir ensuite cette légèreté de
poignet d'où vient la vitesse de l'archet, il sera très bien que vous jouiez
chaque jour quelques «fugues» de Corelli toutes en doubles croches qui sont au
nombre de trois dans l'opus V, pour violon solo, et même la première qui est
dans le première Sonate en D la sol re.
Vous devez progressivement les jouer de plus
en plus vite, et arriver au maximum de vos possibilités de vitesse. Mais il
faut noter deux choses:
premièrement les jouer avec l'archet en
détaché c'est - à - dire égrenées et avec un peu d'espace entre une note et
l'autre; deuxièmement les jouer en commençant cette étude à la pointe de l'archet,
mais ensuite quand vous en serez maître commencez à l'exécuter non plus à la
pointe, mais dans cette partie de l'archet qui est entre la pointe et la moitié
et quand vous serez également maître de cette position de l'archet alors vous
travaillerez de la même façon au milieu de l'archet et surtout, pour cette
étude, songez à commencer les fugues tantôt en tirant, tantôt en poussant l'archet
et gardez - vous bien de commencer toujours en tirant.
Pour acquérir cette légèreté d'archet il
est très utile de sauter une corde au milieu et de travailler les fugues en
doubles croches».
Pour finir voici le texte d'un français, F.
RAGUENET, qui à Rome vers l'année 1698, écoute les exécutions des Italiens
et qui, émerveillé, les décrit ainsi:
«(...)
l'imagination,
les sens, l'âme et le corps même sont entraînez d'un commun transport (...)
une symphonie de Furies agite l'âme, la renverse, la culbute malgré elle; le
joueur de violon qui l'exécute ne peut s'empêcher d'en être transporté et
d'en prendre la fureur, il tourmente son violon, son corps, il n'est plus
maître de lui - même, il s'agite comme un possédé, il ne saurait faire
autrement».
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J'aime terminer avec la description, de la
part d'un contemporain, au jeu de Corelli, ce prince du violon,
véritable fondateur de l'École européenne de violon:
«Je n 'ai jamais rencontré aucun homme qui
vive ses passions au point que lorsqu'il joue au violon, comme le fameux
Arcangelo Corelli, se s y eux deviennent aussi rouges que le feu, il se
contorsionne, ses yeux roulent comme à l'agonie et il se donne si totalement à
ce qu'il fait qu'il ne parait plus le même» (J.
Hawkins, AGeneral History of Science and Practice of musïc, Vol.
II, 1777).