Seulement cette écoute
intérieure n'avait pas chez lui la douceur du naufrage. Elle était une
incitation à l'action. Quelle fut l'action et l'œuvre de l'homme dont
nous célébrons aujourd'hui la disparition advenue en 1991?
Annibale Gianuario est né
en 1911 à Tunis d'une mère française et d'un père italien. Violoniste
ayant séjourné à Paris pendant l'entre-deux-guerres, il enseignera le
chant choral au conservatoire de Florence. Mais son œuvre principale
n'est pas pédagogique au sens strict. Héritier de Malipiero, le premier
éditeur des .œuvres complètes de Monteverdi, il consacre tout son
travail de chercheur a l'élucidation d'une question simple; quelle fut
la culture de Monteverdi? C'est que la fréquentation des interprètes de
la musique ancienne, déjà dans les années cinquante, mais surtout après
la découverte du style dit «baroque», a rapidement persuadé Gianuario
d'une évidence indiscutable: derrière les notes et les partitions de
Monteverdi, telles que nous tentons de les reconstituer, il y a un
esprit qu'aucune édition critique ne pourra à elle seule retrouver.
Sans cet esprit, les partitions restent lettres mortes et deviennent la
proie des modes changeantes; avec lui, la musique retrouve sa véritable
fonction culturelle: se mettre au service de la parole des poètes et
participer avec elle à la reconstruction éthique et politique de la
cité.
Ces idées, qui donnent une
portée morale à la musique et en font un élément fondamental dans la vie
des hommes, Gianuario ne les a pas inventées. Non seulement elles
guident tout la réflexion de Platon sur la musique, mais c'est
Monteverdi: lui-même qui, dans ses lettres et ses préfaces, en a rappelé
l'inactualité éternelle en des phrases qui constituent comme autant
d'emblèmes de la pensée d'Annibale Gianuario:
"Quando fui per
scrivere il pianto del Arianna, non trovando libro che mi aprisse la via
naturale alla imitatione ne meno che mi illuminasse che dovessi essere
imitatore, altri che Platone per via di un suo lume rinchiuso..."
(Lettre à G.B. Doni du 22 octobre 1633).
Ce «lume rinchiuso»
platonicien, Gianuario a tenté d'en déployer le mystère dans une œuvre
importante dont certainement la Preparazione alla interpretazione
della Poiesis monteverdiana, publié à Firenze en 1971 et écrit en
collaboration avec la cantatrice Nella Anfuso, donne l'idée la plus
synthétique. Le titre de l'ouvrage est à lui seul un programme: le long
parcours culturel qui s'y effectue, depuis la rhétorique antique
jusqu'aux redécouvertes de l'humanisme musical du Cinquecento, n'est pax
proposé au lecteur dans le seule perspective d'une jouissance tournée
vers un passé révolu, mais dans le but d'une mise en œuvre immédiate
conduisant à l'interprétation adéquate des sommets de l'art du chant à
la Renaissance.
Le point de vue auquel
s'est placé Annibale Gianuario dans la restauration de la musique
ancienne a été souvent mal compris. Son but n'a jamais été de
reconstituer une musique du passé, mais de renouer avec l'esprit d'une
civilisation et d'en continuer le message dans le contexte tourmenté de
la modernité. L'esprit d'innovation de Monteverdi était ainsi compris en
profondeur: la tâche de musicien véritablement créateur n'est pas celle
de l'archéologue, elle est celle d'un artiste vivant ouvert aux
suggestions de l'époque, tout en se montrant capable d'y joindre
toujours la mémoire de l'antique, cette présence ancestrale qui confère
aux audaces les plus résolues leur cohérence et leur véritable
légitimité.
De là ces deux versants de
l'activité du Maître: les colloques d'été dans les villas médicéennes de
Poggio a Caiano et d'Artimino, au cours desquels les chercheurs du monde
entier étaient appelés à un libre débat avec celui qui paraissait
souvent l'esprit de Socrate réincarné, d'un Socrate musicien. De
là encore cette pléiade de disques conçus et préfaces par Annibale
Gianuario, dans lesquels madame Nella Anfuso a pu donner la mesure de
son talent en interprétant dans un esprit nouveau les chef d'œuvre de
l'école italienne du chant.
Pour nous ses amis et ses
élèves, Gianuario restera une haute figure de l'Italie, profondément
morale et noble, intransigeante sur les lois du beau et parfaitement
affable et accueillante dans les circonstances de la vie. Je suis sûr
qu'Annibale Gianuario arpente toujours la terrasse de la Villa de
Laurent le Magnifique à Poggio a Caiano. C'est lui qui avait attiré mon
attention sur la frise de céramique qui en orne le fronton: on y voyait
le char de l'âme qui partait au galop vers le soleil d'immortalité.
Bruno Pinchard
Philosophe -
Université de Lyon