La bataille de la musique ancienne n'est plus un combat entre anciens et
modernes. C'est désormais entre puristes que l'on croise le fer.
Champion de l'art vocal italien des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, le
musicologue Annibale Gianuario fustige les béotiens venus du Nord. Selon
lui, la plupart des spécialistes du baroque n'entendent rien aux
exigences de Monteverdi ou de Caccini. Il part en guerre contre les
hautes-contre, qui prétendent substituer leur technique de fausset aux
voix naturelles des sopranos et des castrats. Il récuse les voix d'enfants,
incapables de posséder la science nécessaire à la bonne expression des «affetti» les plus raffinés. Car comparées à la virtuosité exigée par
les chefs-d'œuvre du beau chant italien, les vocalises de la Reine de la
Nuit ne sont que l'enfance de l'art.
Les opinions d’Annibale Gianuario ne vont pas dans le sens de la mode.
Les jeunes loups de la musique ancienne empêchent, selon lui, par leurs
approximations, tout un répertoire italien de ressusciter. Il a consacré
sa vie à cette résurrection. Ecoutons ses conseils.
Le formidable retour à la musique que l' on dit «ancienne» a mis sur
la sellette nombre d'exécutions qui, surtout dans leurs réalisations
discographiques, demandent à être sérieusement analysées. Sont-elles
conformes au style, à la manière de l'époque à laquelle les œuvres ont
été conçues ?
Nous pouvons, je crois, être tous d'accord sur le fait que les
sentiments et les humeurs essentiels (les affetti de l'école italienne
de la Renaissance) sont constants dans leurs facultés d'expression; nous
pouvons également noter que les affetti s'expriment par des
accentuations vocales (qui passeront ensuite dans les structures des
sonorités instrumentales) également constantes: sentiments, humeurs et
tout l'éventail des émotions transmissibles par la voix appartiennent à
l'homme universel.
A un niveau d'expression supérieur, les sentiments propres à la sphère
mystique et à la sphère érotique se rejoignent dans la synthèse de l'art
et touchent au sublime quand les valeurs de la contemplation et de
l'amour s'équilibrent et forment le fond — l'idée — de la communication
par la parole qui détermine l'harmonie et le rythme (ce que Platon nomme
« mélodie », à ne pas confondre avec une ligne musicale construite selon
certaines règles d'harmonie, et à laquelle on unit un texte littéraire).
L'art de construire une ligne musicale conduit, lui, à la « mélopée ».
Au sujet de la différence entre la «mélopée» et la «mélodie», il est
utile de suivre ce que G. Zarlino a écrit (Sopplimenti Musicali, Venise,
1588, livre II, chap. VI. pp. 56-57) : «...notre compositeur («Melopeo») s'apercevra de la différence qui existe entre le mélos (chant) et la
mélodie qui, selon Platon (Rép., 3), est une parfaite combinaison d'harmonie,
rythme et oraison...» et Zarlino de conclure (livre VIII des Sopplimenti) : ... «la mélopée diffère de la mélodie surtout en ce que
la mélodie est la prononciation du chant tandis que la mélopée en est la
composition (habitus)».
L'idée de la « prononciation du chant», en opposition avec la « structure
» du chant, amène à la conception montéverdienne de la seconda pratica
en opposition à la prima pratica. En effet, Monteverdi écrit le 22
octobre 1633 à C.B. Doni (?): «... j'ai promis de faire connaître à un
certain théoricien de prima pratica (il s'agit de l'Artusi), une autre
pratica relativement à l'oraison; pratica qui lui était inconnue et que
j'ai nommée seconda... par rapport à la connaissance mélodique,...
mélodie, c'est-à-dire seconda pratica musicale; seconda par rapport à la
moderne, première par rapport à l'ancienne (gréco-latine). » Monteverdi
est, là, bien précis et cette conception de la mélodie, en tant que
seconda pratica, nous la retrouvons dans une de ses lettres (9 décembre
1616, à Alessandro Striggio) dans laquelle il indique la différence qu'
il y a entre le parlar cantando et le cantar parlando, Monteverdi cite
Arianna et Orfeo comme exemples du parlar cantando, c'est-à-dire de la «parole modulée » ; il place tout ce qui a trait à la mélopée parmi les œuvres
en cantar parlando c'est-à-dire, encore, les œuvres qui sont hors
conception mélodique, les œuvres, donc, de prima pratica. Il est évident,
dès lors, que la seconda pratica, la mélodie, est l'expression modulée
de la parole avec toute sa charge d'émotion dans la représentation des
passions humaines, la rappreseniazione degli affetti de la Camerata
Fiorentina de’ Bardi, de Jacopo Peri, de Caccini, de Luzzaschi, da
Venosa, Marenzio, etc., des artistes que Monteverdi place parmi les
auteurs de seconda pratica, soit dans la polyphonie, soit dans la
monodie.
Quand nous disons « expression modulée de la parole », « représentation
des passions humaines » et « mélodie », nous recherchons la
communication totale, rationnelle et sensible par la parole qui,
porteuse de sens, détermine le mouvement et le son de l'expression, c'est-à-dire
le rythme et l'harmonie. Monteverdi, qui nous a cité Arianna et Orfeo
pour nous indiquer ce qu'étaient la seconda pratica, la mélodie et le
parlar cantando, nous précise qu'Arianna ouvre l'âme à une «juste
plainte» et Orfeo.à une «juste prière» et nous donne deux exemples
superbes de la synthèse qui, en opérant dans la sphère érotique et dans
la sphère mystique, touche, comme je l'ai dit, au sublime de la
communication poétique. Je ne peux pas ne pas citer ici le magnifique «
Ad adiuvandum » (justement sur le thème de la «Toccata» de l’Orfeo) et,
toujours dans l’inimitable Vespro della Beata Vergine, le « Nigra sum »
et le «Pulchra es» où; réellement, le mystique et l'érotique se
fondent et s'élèvent à la plus haute expression.
Je pourrais citer, dans le même registre philosophique et esthétique,
les «représentations en musique» de l’Euridice du poète Ottavio
Rinuccini par Jacopo Peri, Giulio Caccini ou nombre d'œuvres de da
Venosa, Sigismondo d'India, Luzzasco Luzzaschi, Ottavio Durante,
Francesca Caccini et de tant d'autres artistes qui, dans un retour
superbe à la culture gréco-latine, retrouvent le sens profond de la
valeur expressive des sons de la parole que des humanistes comme
Politien, Calmeta, Trissino et Ficin préconisent dans leurs œuvres et
dont Nicola Vicentino donne un éloquent aperçu dans son traité Dell'Antica Musica ridotta alla Modema Pratica (Rome, 1555) ; je
pourrais rappeler également qu'un instrument fut constant, l'Archicembalo,
en raison de sa capacité à reproduire précisément «les sons et les
accents» de tous les idiomes ; mais cela risquerait de nous éloigner de
notre sujet.
Cette brève incursion dans le domaine de la recherche philosophique et
esthétique à propos de l'expression phonétique de la pensée, va nous
permettre de retrouver les bases techniques de la musique vocale
italienne et de constater, à partir d'une documentation très précise,
qu'il est absolument impossible de proposer à l'écoute, sans une
technique particulière. cet art du chant en vigueur du XIVe au XVIIIe
siècle qui, comme disait Caccini, «ne souffre pas la médiocrité».
Cette technique particulière se base sur une «émission parfaite des
voix naturelles» qui permet l'exécution des trilli, gruppi, notes
spiccate et toute virtuosité expressive qui, comme écrit Caccin (préface
à ses Nuove Musiche, Florence, 1614), sont «pour le chant ce que sont
les figures rhétoriques dans l'éloquence».
Cette conception de l'art du chant comme modulation de la parole ornée
de traits de virtuosité expressive, nécessite une technique formidable,
une technique qui ne sera plus recherchée dès le XIXe siècle où l'on
tendra plutôt vers la «romance». Excluant finalement la virtuosité, le
chant se fondera dès lors sur la production de sons liés ou détachés,
mais sans articulations particulières. Or, ce sont les trilli, gruppi,
notes spiccate et autres ornementations qui constituent le bagage
indispensable des cantatrices et chanteurs virtuoses tels que les
fameuses «Dames de Ferrare», les ténors et les basses (qui avaient
tous une étendue vocale de trois octaves), les sopranistes et les
altistes (castrats).
Deux petites observations, en passant. C'est justement au début du XIXe
siècle que l'art du chant perd ses caractéristiques de virtuosité
expressive et c'est, aussi, à cette époque que , l'on recherche la
caractérisation des personnages par la voix; les sopranos et les ténors
incarnent des personnages généralement jeunes; le contralto est réservé
aux femmes d'un certain âge; le baryton, c'est l'homme-victime, la basse
étant réservée aux pères, aux rois et, quelquefois, aux rôles bouffes (Rossini
étant peut-être un des derniers compositeurs à avoir gardé au chant une
certaine veine de virtuosité). C'est encore au début du XIXe siècle que
l'on abusera du terme bel canto pour désigner une belle voix qui trop
souvent ne possède pas l'art du chant; Caccini disait: buon canto.
Le public admire, aujourd'hui encore, les sopranos colorature qui
exécutent le rôle de la Reine de la Nuit dans La Flûte enchantée de
Mozart, néc plus ultra à ses yeux de la technique vocale. Mais ce même
public n'a aucune idée de la virtuosité nécessaire à l'exécution, «dans
leurs versions originales », avec da capo, variantes et cadences, d'autres
airs de Mozart ou de Haendel, des cantates de Vivaldi, sans compter les
«diminutions» dans les madrigaux de Luzzaschi (éditions originales), où
la coloratura s'opère le long de toute l'étendue des tessitures. Les
madrigaux de Caccini ( 1614) ne sont-ils pas écrits pour le «ténor qui
recherche les sons de la basse» ?
Ce même public ignore, et pour cause, les arias de bravoure des
Farinello et autres castrats sopranistes. uniquement parce que les
cantatrices (qui seraient les seules, comme étendue de voix, à pouvoir
aujourd'hui tenter ces exécutions) ne possèdent pas, en général, la
technique nécessaire. Quant aux hommes qui abordent le répertoire,
effrayant de difficulté, de la musique ancienne et baroque, ce sont
souvent des ténors et des barytons qui chantent en «fausset» et que
tour à tour on appelle contre-ténors, altos masculins ou hautes-contre
(sic). C'est justement ces chanteurs qui sont le plus exposés à trahir
la pensée des maîtres qu'ils prétendent interpréter, car ils jouent les
falsettisti sans en posséder la technique et ils chantent alors en «
fausset » de la musique qui exige tout au contraire des voix naturelles.
Lisons à ce propos ce qu'écrit Giulio Caccini (Nuove Musiche, 1601) dont
Mersenne exalte l'art du chant dans son Harmonie Universelle (Paris,
1636, livre V, « L'Art de bien chanter », p. 37): «... cantare in voce
piena e naturale per isfuggire le voci finte; nelle quali per fingerle,
o almeno nelle forzate, occorrendo valersi della respirazione per non
discoprirle molto poiché per lo più sogliono offendere l’udito, e di
essa è pur necessario valersi per dar maggiore spirito al crescere e
scemare della voce, alle esclamazioni e tutti gli altri effetti che
abbiamo mostrati), faccia si che non gli venga meno poi, ove è bisogno.
Ma dalle voci finte non può nascere nobiltà di buon canto; che nascerà
da una voce naturale comoda per tutte le corde, la quale altrui potrà
maneggiare a suo talento senza valersi della respirazione per altro che
per mostrarsi padrone di tutti gli affetti migliori che occorrono usarsi
in siffatta nobilissima maniera di cantare...»; je résume et traduis :
«... chanter à voix pleine et naturelle pour fuir les voix en fausset ;
dans lesquelles..., devant se servir de la respiration pour ne pas trop
les découvrir et de cette respiration devant se valoir pour donner plus
d'esprit aux exclamations, à l'augmentation et à la diminution de la
voix et à tous les autres effets que nous avons montrés, il faut faire
attention à ne pas risquer de manquer de cette respiration au bon
moment. Mais des voix en fausset ne peut naître aucune noblesse de bon
chant ; noblesse qui naît d'une voix naturelle et d'un usage facile pour
toutes les notes, voix que l'on peut manier à sa guise sans se servir de
la respiration si ce n'est que pour se montrer maître de tous les effets
les meilleurs dont on doit se servir dans cette très noble manière de
chanter...».
II ne faut pas être sorcier pour se rendre compte de la vérité; il
suffit de prendre une partition originale de Caccini, Peri, Sigismondo
d'India, Carissimi, Vivaldi ou Haendel, et de suivre certaines
réalisations discographiques d'altos masculins, voire de contre-ténors
ou de hautes-contre (sic) pour se convaincre que l'on est loin de ce que
Caccini, Peri, Sigismondo d'India, Carissimi, Vivaldi et Haendel
attendaient de leurs interprètes.
On est loin, également, de l'art de ces maîtres quand, côté cantatrices,
on écoute des voix (voire aussi, certaines interprétations de Rossini
pour l'alto) qui sont fixes, faute d'une émission correcte, ou qui
marquent par trop le registre de la poitrine et le registre de la tête,
faute d'homogénéité entre les tessitures.
Ainsi ignore-t-on finalement, sur le plan général du style, à quoi
ressemblait le chant que l'on nomme «baroque», parce qu'on oublie de
l'associer à la magnificence et à l'exubérance expressive de l'art du
Bernin et du Borromini, dans la splendeur de la Rome du XVIIe siècle.
Du début du XVIe siècle à la première moitié du XVIIIe. l'art du chant
de l'école italienne connut une grande continuité technique et
expressive. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que cette grande école perdra
lentement sa puissante charge expressive et émotive et ne gardera que
des qualités de virtuosité pure. Puis un rapide changement de goût et de
tendance esthétique nivellera dans les premières années du XIXe siècle
les caractéristiques techniques de toutes les écoles et reléguera la
virtuosité expressive du chant italien parmi les souvenirs du passé.
Ces souvenirs, nous sommes en train de les retrouver aujourd'hui. Ne
laissons pas tarir ou (ce qui serait encore pire) polluer cette source
de subtile beauté en continuant à ignorer la vérité historique et
technique d'un art qui est prêt à nous combler de ses richesses et qui
ne demande qu'à être vraiment connu. L'Histoire nous a gardé des
documents précis: prenons la peine de les étudier en suivant ce que les
maîtres du passé nous ont légué. Refusons a priori et carrément des
absurdités comme faire chanter un Stabat Mater de Pergolèse (que
quelqu'un, suprême ignorance, a défini comme un musicien rococo) par une
voix d'enfant, quand tout le monde sait que cette œuvre est conçue pour
deux voix féminines et non certes pour un ténor qui chante en «fausset» et une voix blanche — la voix du puer cantor ayant, en Italie, une
toute autre destination.
Lisons ce qu'écrit en 1640 Pietro Della Valle à monsieur Lelio
Guidiccioni à propos de la voix: ...«Dans le chant, il faut considérer
plusieurs choses; car en plus de la différence qu'il y a entre le chant
en solo et le chant en groupe, on peut considérer encore et la bonté de
la voix et l'art de qui chante, et finalement la beauté des compositions
que l'on chante. Le chant en soliste recherche ou la douceur de la voix
ou un art exquis.» Ici, Pietro Della Valle cite les qualités de
plusieurs chanteurs; notamment Lodovico, falsetto, et Giuseppino, et
Melchior, basse, G. Luca, falsetto, Orazietto, très bon chanteur en
fausset et en ténor; Ottaviuccio et Verovio, fameux ténors, et après
avoir fait d'intéressantes considérations.» Della Valle (sa lettre est datée du 16 janvier 1640) précise : ...
«Mais tous ces chanteurs, à
part les trilli, passaggi et une bonne messa di Voce, ne possédaient
dans leur chant que l'art du piano et du forte. Ils ne savaient rien du
crescere la voix peu à peu, de l'art d'amortir la voix avec grâce, de l'expression
des affetti, de l'intelligence à seconder les paroles et leur sens, de
l'art de rendre gaie ou triste la voix, de la rendre plaintive ou hardie
et d'autres semblables «galanteries» que nos chanteurs d'aujourd'hui [XVIIe
siècle] savent parfaitement exécuter. Dans les temps passés, à Rome du
moins, il n'en était pas question, jusqu'au moment où cet art de la
bonne école de Florence nous a été porté par Emilio de Cavalieri...».
Pietro Della Valle polémique alors avec son interlocuteur et écrit: «...V.E.
peut-elle comparer les "faussets" d'alors aux sopranos naturels des
castrats que nous avons maintenant?... Le plus que l'on pouvait faire
alors, c'était de trouver un bon puer cantor, quand ils [les pueri
cantores] commençaient à apprendre, ils perdaient leur voix et même
quand ils la possédaient, à cause de leur âge, ils chantaient sans goût
et sans aucune grâce (...). Les sopranos d'aujourd'hui, personnes d'âge
et de préparation artistique très raffinée, chantent, au contraire, avec
grâce et avec goût et, sachant rendre les affetti, ils nous ravissent
(...). A part les castrats, durant ces derniers temps, nous n'avions pas
l'abondance de ces excellentes cantatrices qui nous comblent aujourd'hui
de leur art magnifique...».
Indubitablement. Della Valle nous dresse une fresque particulièrement
prenante du chant de son époque, de, ce XVIIe siècle qui est vraiment l'âge
d'or de l'art vocal et surtout de la virtuosité expressive des solistes.
De là, donc, l'observation de Caccini quant aux voix en fausset qui ne
peuvent pas rendre techniquement et en expression ce que la voix
naturelle est à même de rendre. Les falsettisti (en polyphonie, ils
pouvaient remplacer les voix des femmes, tout comme pouvaient le faire
les pueri cantores) durent céder le pas, au moment où s'affirmait le
chant expressif et virtuose, aux grandes cantatrices et aux voix des
castrats à l'octave féminine. L'art du chant devint alors le guide de
l'art musical et influença de façon déterminante l'art de l'instrumentiste
soliste; c'est le moment du triomphe de la voix., de la voix naturelle
dans le plus complet épanouissement de ses facultés expressives; c'est,
encore, le moment superbe de la grande technique.
Je terminerai avec deux citations qui me semblent particulièrement
intéressantes. Claudio Monteverdi écrit le 24 juillet 1627 à Alessandro
Striggio : «... il faut que les traits (passaggi) soient bien détachés
(spiccati) et que la voix de poitrine soit soudée à la voix de tête, car
si la voix de tête (gozza) manque à la voix de poitrine, le trait
devient choquant, et si la voix de poitrine manque à la voix de tête, le
trait devient comme empoissé et presque lié dans la voyelle ; mais quand
les deux voix opèrent ensemble, le trait se rend piqué (spiccato), suave et il devient
naturel...». De son côté, Pier Francesco Tosi écrira un siècle plus
tard (Bologne, 1723) dans son Opinion! De’ Cantori Antichi e Moderni :
«... Toute la beauté du trait (passaggio) consiste dans une justesse
parfaite, dans la précise division des notes, dans son égalité, dans sa
légèreté, dans le piqué et dans la vitesse...» ; «...Un beau trait rend universel le chanteur, c'est-à-dire l'artiste capable de chanter
tous les styles.» Cette affirmation est très intéressante, car elle précise que c'est la
grande technique, sans laquelle il est impossible d'exécuter en virtuose
n'importe quel trait de bravoure, qui donne à l'artiste la faculté d'interpréter
et d'exécuter avec aisance n'importe quelle œuvre musicale. Cela
signifie surtout que l'interprétation est un fait culturel qui ne peut
se manifester que grâce à des moyens techniques assurés. On peut dire,
alors, que c'est la grande préparation technique qui permet de porter à
l'écoute la manière, le style de chaque époque et de chaque auteur. Dans
le cas spécifique de la musique vocale italienne des XVIe, XVIIe et
XVIIIe siècles, son exécution correcte en soliste n'est possible qu'avec
cette virtuosité expressive dont parle Giulio Caccini et qui ne peut
être rendue que par des voix naturelles.
C'est donc tout à fait absurde d'exécuter, par exemple, les cantates et
les motets de Vivaldi, en «fausset», prétendant par là chanter l'alto ou
le contre-ténor. C'est de la pure caricature car, comme l'on peut s'en
rendre compte en suivant les partitions, ces voix ne font ni les da capo
variés, ni les cadences, ni les trilles ; en outre (pour en rester à
Vivaldi) leurs « récitatifs » sont d'une platitude désarmante et les
Alleluias n'ont aucune vivacité. Car le «fausset» glisse les notes, il
ne les pique pas.
Annibale Gianuario
Responsable du Centre d'Etudes Musicales de la Renaissance, à Florence