"La poésie lyrique est encore à naître",
Diderot, Le Neveu de Rameau
par
Bruno Pinchard (Université de Lyon)
en
hommage à Nella Anfuso et Annibale Gianuario.
On se propose ici de
transformer en thèse et en texte trois livres du grand ouvrage du P.
Mersenne, l'Harmonie universelle.
Que signifie "transformer
en thèse et en texte"? Thèse et texte seront pour nous les deux
conditions minimales de lisibilité d’un texte passablement confus et
problématique.
La science de Mersenne,
il le déclare lui-même, est la science des effets dont nous ne pouvons
connaître la raison parce que nous ne voyons pas toutes choses selon
leur essence, comme il est réservé à Dieu de le faire. La science est
donc science des relations entre les effets selon les lois du mécanisme.
Mais pour ce qui n'est pas de l'ordre de la quantité, par exemple quand
on passe de la nature physique du son à ses qualités éthiques, l'exposé
scientifique devient art dialectique, débat avec les autorités,
témoignage nu et statistique de l'expérience .
Chez Mersenne l'écriture
oscille entre ces trois formes du discours de l'opinion, sans parvenir à
s'imposer une loi formelle. Il ne suffit pas ici de parler de discours
dialectique, d'invoquer même un genre quelconque du discours, là où une
thèse ne parvient pas à se poser parce qu'une cohérence minimale du
sujet ne se pose pas avec elle. Par ailleurs, le fatras des opinions,
des digressions, des remarques entre parenthèses, des anecdotes, des
formalisations plus rêvées qu'esquissées, s'il déçoit tout usage
représentatif ou communicatif du propos, ne parvient pas non plus à
fonctionner comme simple texte, les bornes qui déterminent l'espace du
jeu faisant elles-mêmes défaut et, avec elles, la possibilité de toute
interaction visant à signifier.
Il reste que les
textes sur la musique et la poésie du P. Mersenne constituent, à côté
des Recherches de Pasquier (citées p. 431), un témoignage privilégié sur
l'entreprise d’Antoine de Baïf et sa tentative de fonder une académie de
poésie et de musique, et plus généralement sur la reprise par la Pléiade
de l’idéal des "grands rhétoriqueurs" selon lequel Rhétorique et Musique
sont une seule et même chose.
Elève de Jacques
Mauduit, dépositaire des papiers de Claude Le Jeune et de Baïf lui-même
(et de quelques autres musiciens de son temps), Mersenne, comme Doni en
Italie, propose une synthèse et un aboutissement des travaux sur l'unité
de la parole et de la musique accomplis par l’ humanisme.
Prise dans cette
problématique, son Harmonie Universelle devient à la fois thèse
et texte. Thèse, elle le devient en tant qu'elle essaie de définir la
spécificité du chemin français du chant par rapport à celui de l'Italie
- dont Mersenne sera informé par Doni et ses propres voyages italiens.
Texte, elle le devient pour nous, par 1'impensé qu'elle nous donne à
lire dans l'utopie de l'unité originelle de la parole et de la musique
Comme l'écrit Mersenne
lui-même - p. 432 -, Baïf, élève de Daurat, fut le premier à
entreprendre des vers français mesurés à l'ancienne (qu’on ne confondra
pas avec les vers mesurés à la lyre)
(1).
Il ne fait que reprendre en ceci l'affirmation de Baïf dans sa préface
au roi de 1573.
Mail il faut bien
comprendre le sens de cette originalité de Baïf. Baïf était italien par
sa mère. Or les vers mesurés sont d'origine italienne. Si Bernardo Tasso
en 1555 remet en honneur l'hexamètre pour la langue vulgaire et si, un
an après, Luigi Alamanni peut donner sa «Flora» à Paris dans les mètres
de Plaute et de Térence, il a appartenu à Tolomei, grâce à sa réforme de
l'orthographe et à son traité de prosodie, d'appliquer à la langue
moderne la métrique et la prosodie latines en prenant en compte les lois
de la prononciation moderne (l'accent tonique modifie la quantité qui ne
dépend plus ainsi du Thésaurus pour les mots de même racine - ce qui ne
manque pas d'ailleurs d'augmenter la confusion entre la quantité et l'accent
tonique).
D'emblée, le projet de
Baïf sera spécifique : il ne s'agit pas tant de ressusciter une prosodie
antique contre la prosodie barbare des vers rimés, que de donner les
bases d'une unité nouvelle entre musique et parole : chaque syllabe du
texte portera une note dont la durée sera proportionnée à la quantité de
la syllabe.
Se référant aux trois
"éthéa" de la musique selon Quintilien (resserrer, desserrer, apaiser
-calmer l'esprit), Baïf ne prétend pas changer la musique, mais
seulement lui donner un lien déterminé avec une métrique qui, elle, est
susceptible de mesure temporelle. En instaurant un privilège du rythme
dans la production de l'effet représentatif, Baïf propose finalement une
adaptation réciproque de deux arts et non pas la réalisation du mythe de
l'unité de la parole et de la musique. Ne considérant le problème que
sous l'aspect de ce que Hegel appelle le temps abstrait et en laissant à
l'indétermination d'une recherche érudite ce temps concret qu'est le
corps vibrant non plus comme figure temporelle mais comme son, Baïf
ouvre non seulement une brèche dans le projet humaniste,
(2).
mais encore il rend inévitable des phénomènes de retour de ce
que le maintien officiel de ce projet persiste à méconnaître : le son et
la jouissance qu'il procure. Ce n'est donc rien moins que le privilège
de la parole et de l'idéal social de communication qu'il assure qui se
trouve mis en danger. Curieusement, il est une voie que la Pléiade - et
en l'occurence Baïf - n'a pas suivi, au moment même où elle était
particulièrement offerte.
On sait les rapports
de Baïf avec les travaux de réforme de l'orthographe engagés à la suite
du développement de l'imprimerie. Pour sa part, Baïf s'attache à cette
question pour parvenir à un état de l'écriture qui soit susceptible de
mieux refléter l'état réel de la prononciation, condition nécessaire à
ses yeux d'une juste évaluation quantitative des syllabes de la langue.
Alourdie par les traces de ses sources et de son évolution, l'écriture
héritée ne fait qu'embrouiller l'oreille du métricien humaniste.
Si le projet humaniste
est donc bien, selon son origine florentine, une représentation de la
parole par le chant, nous constatons pourtant que, dans la longue
phrase qui l’énonce, le projet de Baïf se désarticule déjà pour devenir
une simple représentation de la lettre.
Dans sa défense d'une
écriture phonétique et sa lutte contre la superstition étymologique, un
L. Meygret en vient à écrire, pour appuyer sa conception iconique de l'écriture,
que "la lettre est la note de l'élément et comme quasi une façon d'image
d'une voix formée" (cité in Brunot). C'est à partir d'une telle exigence
que s'imposera l'usage des accents dans l'écriture du français (à côté
bien sûr du désir de faire du français une langue ordonnée à l'égal du
grec et de l'hébreu). Or on constate que chez Baïf, cette attention à la
sonorité de la langue, à ce que Meygret considère comme sa puissance
native, est aussitôt rabattue sur le problème d'une hypothétique
quantité du français. Seul Théodore de Bèze prendra en compte l'accent
tonique du français et voudra le distinguer de la quantité. Mais il n’en
tirera pas une réforme des rapports entre musique et poésie.
En Italie au contraire,
la question de la musicalité de la parole est portée au premier plan de
la réflexion humaniste. C'est même elle qui va occasionner une véritable
réforme musicale, la réforme mélodramatique, le jour où Mei et Galilée
vont réentendre le «cantus obscurior» que Cicéron entendait dans la
parole déclamée.
Cette attention à la
musicalité des sons verbaux, et surtout de la courbe de la phrase, ainsi
que la résolution de la question des modes à partir de cette donnée
vivante
(3).
, vont permettre en Italie de dépasser rapidement la question
d'un lien seulement rythmique et homophonique entre la musique et la
parole. Plus encore, c'est l'idée même de lien qui va être mise en
cause, parce que désormais l'humanisme a les moyens de montrer l'unicité
immédiate de la parole et de la musique dans l'expérience dramatique. On
sait assez maintenant ce qu'on doit penser de l'hypothèse selon laquelle
Monteverdi aurait (lors de son séjour à Spa) pris son style en
découvrant et imitant les vers mesurés à l'antique français (débat
Prunières / Gianuario).
Nous ne développerons
pas davantage la cours de l'entreprise italienne. Elle nous servira
seulement à systématiser notre questionnement du texte de Mersenne.
Grâce à elle, nous savons ce que le musicologue français n'entend pas
dans la langue, et ce que la langue le force, par devers lui, à entendre
malgré tout. En même temps, on peut prévoir en combien de régions l'entreprise
humaniste pourra éclater au jour où le langage musical aura les moyens
de se refuser à sa réduction à la parole.
Nous restreindrons
notre travail à quelques livres seulement de l'Harmonie Universelle.
Nous laisserons de côté le traité d'inspiration galiléenne sur la nature
du son; nous considérerons plutôt celui qui est consacré à la voix, qui
va de la physique de la parole jusqu'à la théorie de la signification
vocale et langagière, le «livre des chants» qui définit le discours
musical. Nous laisserons les livres des consonances, dissonances et de
la composition qui énoncent la syntaxe verticale du langage musical
considéré indépendamment de son rapport à la parole. Mais ce sera pour
reprendre le cours de l'ouvrage à partir du retour de la parole dans le
chant, dans le «livre de l'art de bien chanter», où nous trouverons
successivement une théorie de la séméiographie, une théorie des
ornements, des accents et de la rythmique.
LANGUE DE MOTS LANGUE
DE SONS
Comme Mersenne l'avait
déjà remarqué dans la proposition XII, l'on peut apprendre à bien parler
et à bien prononcer par le moyen de la Musique (Prop. XX) : "La musique
qui traite de la valeur des notes, et de toute sortes de temps, enseigne
quant et quant le temps qu'il faut employer sur chaque syllabe, et
conséquemment quelle proportion doit garder le temps de chaque syllabe,
donnée avec le temps de toutes les autres.
Elle montre aussi
combien il faut élever chaque syllabe, et combien la dernière, sur
laquelle l'accent se fait ordinairement, doit être plus aiguë ou plus
grave que la première".
Il revient donc au
musicien de connaître la quantité d'une langue et la hauteur de ses
syllabes et de son accent tonique. C'est même parce qu'il est le
spécialiste des caractères prosodiques de la langue ("les sons dont les
langues sont formées" - p. 12), qu'il doit être le législateur qui doit
imposer les noms dans leur conventionalité à chaque chose, Parce qu'il
est celui qui peut écrire ces sons articulés qui ont été choisis
arbitrairement (plutôt que les sons chantés) pour représenter les
pensées des hommes (Prop. XV livre de l'embellissement...), il est à la
fois le garant de la communication des hommes entre eux et le savant qui
peut mesurer jusqu'où Dieu conduit sa providence dans ce qui nous semble
convention.
Ce n'est pas parce que
le langage articulé repose sur une charpente phonique qu'il faut pour
autant le confondre avec cet autre usage représentatif de la voix
humaine qui s'appelle le chant. Mersenne nous propose une première
opposition entre le chant et la parole : "Le chant est très différent de
la parole, car il ne requiert point de consonnantes, ni de voyelles,
comme l'on expérimente sur l'orgue, et sur les instruments dont on use
pour faire ouïr toutes sortes de chansons; encore qu'ils ne prononcent
nulle lettre, néanmoins l'on peut faire une langue entière de tant de
dictions que l'on voudra par le moyen de ces chants". (Prop. XXXIII).
En droit - sinon en
fait - il n'y a aucune différence entre le chant et la parole dans leur
capacité de signifier. L'articulation vocalique apparaît comme un cas
particulier de la conduite de la voix selon une intention (Prop. 1 livre
des Chants). Cependant il convient de traiter indépendamment les
syntaxes de la parole et du chant, si l'on veut avoir quelque chance de
comprendre ce qui distingue la musique de la parole, qu'elle soit
rhétorique ou poésie.
Toujours dans la même
proposition, Mersenne remarque qu'une langue de sons serait incommode en
ce qu' " il faudrait chanter en parlant ". Cette expression, malgré
elle, mais non sans signification, entre dans l'opposition célèbre
proposée par Monteverdi entre le "cantar parlando" et la "parlar
cantando" (lettre à Striggio). Mersenne en effet confirme bien, en
poursuivant sa propre logique, combien le "cantare parlando" méconnaît
la musicalité de la parole et la possibilité de fonder une esthétique
musicale sur son expansion : il s'agit chez lui d'un simple chant non
articulé qui produirait du sens. De plus, on remarque que jamais chez
Mersenne le retournement de la formule en un "parler en chantant" qui
contraindrait la «fantaisie sonore» (Des chants, prop. I) à s'accorder
au déploiement sonore de la parole, n'a lieu. Lorsqu'il évoque le Stile
representativo, il se contente de dire : "comme les Italiens et quelques
prédicateurs qui chantent en parlant" (p. 94, Des Chants).
Lorsqu'il considère la
définition du chant dans la proposition première du «Livre des chants»,
Mersenne affirme que si l'on se contentait de l'idée d'une déduction ou
conduite de la voix, nous n'en resterions qu'au genre "car le chant a
cela de commun avec les harangues, les discours et les paroles dont nous
nous servons en parlant vis à vis des autres". Ce qui distingue, en
revanche, la conduite de la voix dans le chant tient à ce qu'elle
s'opère "par de certains intervalles naturels ou artificiels"
(4).
Le discours, au contraire, n'a pas d'intervalles certains, ce qui n'empêche
pas cependant que la voix monte ou baisse quand on parle.
Sous l'autorité
d'Euclide, et de sa distinction entre le discours comme voix continue (intervalles
continus) et le chant comme mouvement diastématique de la voix, Mersenne
va donc éliminer de sa définition du chant les harangues, les récits au
théâtre, les prêches, les psalmodies sous 1e nom de Faux-bourdon. Ceux
qui parlent "comme s'ils chantaient" reçoivent une appréciation
défavorable; ainsi un tel prédicateur tiendra un discours moins agréable
et moins profitable. D'une façon générale, il faut dire que "la Musique
garde un ordre beaucoup mieux réglé que les discours qui n'ont rien d'arrêté
et qui suivent l'imagination et l'intention de celui qui parle".
La musique tend donc à
se séparer vigoureusement de toute verbalité
(5).
Un chant peut n'avoir pas de paroles et même, en prenant dès lors plutôt le nom d'"air" , être
joué sur les instruments de musique. Seule la fantaisie qui nous porte à
enchaîner des sons compte ici et Mersenne s'efforce de bien distinguer
dans l'équivocité du mot Air, ce qui revient au Chant et à la musique,
et ce qui caractérise la manière dont on parle, on interroge, ou l'on
répond... : "Ce qui signifie presque la même chose que le ton de la voix,
l'accent avec lequel on répond".
Certes, les conditions
de l'élocution reviendront dans un ouvrage où il s'agit de réduire sous
des règles autant qu'il se peut la diversité de l'expérience
(6).
Mersenne présentera alors ces conditions comme des problèmes d'exécution
de la musique. Mais que signifiera au juste alors exécution ? La
Rythmique sera rangée dans une telle rubrique, alors qu'ici même nous
pouvons lire encore que "le mouvement apporte une grande différence aux
airs", même s'il n'en change pas les intervalles. Et dans tout le reste
de l'ouvrage, Mersenne va déclarer que la perfection de la mélodie
consiste en la "composition" de l'harmonie du mouvement et de la parole.
Mais, ici, où est l'essence, où sont les accidents, et comment une telle
"composition" est-elle pensable au jour où la musique se constitue comme
une langue fermée sur elle-même ?
Rompant avec la
tradition aristotélicienne qui voulait que toute matière fut subordonnée
à une forme (et comment la parole pourrait-elle n'être pas forme pour le
chant ?) pour préférer une théorie formelle (une combinatoire) de la
signification, le P. Mersenne ouvre une abîme au sein de la thèse
humaniste qui veut l'unité, sous les auspices de Platon, entre la
musique et la parole. Humaniste lui-même, toute sa tâche désormais va
être de réparer cette scission ouverte dans une théorie de l'imitation
dont il faut maintenant peser la cohérence.
D'autre part, alors
même qu'il définit le chant négativement par rapport à la parole (en le
reconnaissant moins sonore que la parole), il se dispose à abandonner la
musicalité de la parole loin de la théorie de la structure musicale. Il
en repousse l'examen au traité dans lequel il examine les conditions
d'une bonne exécution des oeuvres musicales : tel sera le traité de «musique
accentuelle». Mais dès lors, il lui faudra résoudre un problème inédit
pour la théorie musicale : comment instaurer un rapport entre la musique
accentuelle (et accidentelle) et la syntaxe du chant. Il convient de
voir comment la doctrine de l'imitation précédemment évoquée peut encore
faire son office en ce point extrême.
1) IMITATION
Mersenne aborde la
question dès la seconde proposition du Livre des chants. La solution de
Mersenne va être de distinguer une imitation du sujet des paroles par la
musique et une imitation, par cette même musique, de la parole imitant
le sujet. En fait, Mersenne prend parti pour une imitation strictement
sonore de l'idée ou de la passion à exprimer, fondée sur l'éthos
présupposé des modes, et bientôt, devant l'incertitude d'un tel savoir,
sur le simple jeu formel des intervalles sonores. On comprend peut-être
déjà pourquoi, dans son traité de l'embellissement, Mersenne sera
contraint de revenir à ces «suppléments» qui sont susceptibles de
redonner au chant "au moins autant de force" que la rhétorique (cf. Prop.
VII et la notion d’«Orateur Harmonique»).
Pour l’instant, les
intervalles du chant sont d'abord comparés aux réflexions d'une balle
sur un mur, puis aux positions des objets reflétés dans un miroir. Il
suffit dès lors que le rapport entre l'imité et ce qui l'imite reste le
même pour que l'imitation soit fidèle. Se mouvant dans le temps, la
musique pourra plus particulièrement retrouver ces rapports dans les
choses en mouvement.
Mais le savoir du
musicien ne peut s'arrêter à ce point. Il convient en effet maintenant
de savoir comment régler la composition même des chants et de répondre à
la question s’il est possible d'écrire le plus beau chant possible.
Il est clair que nous
rencontrons ici plusieurs infinis : d'abord celui de l'imagination des
compositeurs, ensuite celui des conditions de la réception, qu'il
s'agisse du goût des auditeurs ou des circonstances de leur écoute. Plus
grave, il y a le caractère toujours insatisfait de notre goût de la
perfection, lui-même infiniment surpassé par l'insatisfaction que Dieu
éprouverait encore à la contemplation de notre production la plus
achevée (où nous ne trouvons plus rien à désirer). On donnera malgré
tout des règles, au moins pour protéger les Maîtres contre les ignorants
et défendre le statut d'art libéral de la musique et la division du
travail qu'il suppose.
Ces règles répéteront
les voeux pieux bien connus, non sans incohérence d'ailleurs. La
première règle consiste à suivre et imiter le mouvement de la passion à
laquelle on veut exciter les auditeurs. Mais pour une part, comme on le
sait, cette dimension rythmique de la musique fait partie de ce que la
rhétorique appelle l'«actio», et donc ne consiste qu'en un accident de
la composition si l'on suit la logique des divisions, à moins qu'elle
soit tout simplement rejetée avec la danse ! (Prop. XXIV et sq ,
auxquelles renvoie le livre de Rythmique — d'ailleurs dans la prop. IV ,
Mersenne écrit : "mais ce n'est pas le lieu de parler de ces
mouvements"; cf. encore p.99 et p. 177).
La seconde règle
consiste dans l'utilisation des intervalles dont use la passion qu'on
veut exciter. Mais Mersenne aussitôt de préciser : "encore que ceci ne
soit pas si nécessaire que l'on ne puisse se servir d'autres degrés en
chantant que ceux de la passion" ; et Mersenne souligne, comme il le
fera dans sa polémique avec Ban (lettre à Huygens du 29 novembre 1640),
que la première passion à éveiller est la réjouissance et que ceci doit
passer avant une expressivité à la fois inconvenante dans ses effets et
incertaine dans ses moyens.
Il n'en apparaît pas
moins qu’au coeur du jeu de ces infinis, le seul fondement de la
réglementation du chant demeure son assujettissement à la lettre du
sujet. Mais voici que Mersenne retourne le sens de cette exigence de
conformité ou analogie (Prop. VII). Non seulement le texte sera la
"matière" du chant, mais encore cet "ajout" n'est privilégié que parce
qu'il augmente la volupté du chant qui se fait au sens commun et non pas
seulement dans les replis et les cavernes des oreilles.
Intervient alors le
plus étonnant éloge qui soit de l'adjonction de la parole à la musique :
"les airs ne peuvent être si bien retenus quand ils sont chantés sans
sujet, que quand ils ont une lettre, ou un sujet, parce que les syllabes
des dictions nous font ressouvenir des sons qu'il faut élever ou
baisser, et des temps qu'il faut faire longs ou brefs. A quoi l'on peut
ajouter que les refrains et les reprises des airs se font plus
sensiblement et plus agréablement reconnaître sur une lettre... (Prop.
VII). On peut méditer avec profit une telle conception de l'imitation.
Non seulement nous y découvrons que les paroles servent à entendre la
structure musicale, mais encore la parole dans cette perspective se
décompose en syllabes au mépris de son sens, au point qu'elle ne joue
plus que le rôle de signal pour une musique qui poursuit son propre
chemin, ou même se répète.
2) COMBINATOIRE
Mais Mersenne n'a pas
encore radicalisé pour autant son retravail du code humaniste. Parti à
la recherche du meilleur chant possible et n'ayant découvert que des
règles faillibles (Prop. V et XXI corollaire I) et soumises à variation,
il propose un procédé de remplacement : ne pouvant réduire à l'Un le
divers, on va se plaire à cette variété, puisque la beauté des airs
consiste particulièrement dans leur variété (Prop. VI, ceci étant établi
par le biais de la peinture). Or, si nous n'avons pas le savoir de l'Un,
nous avons la connaissance de la loi de déploiement du multiple : la
combinatoire. Et, aux yeux de Mersenne, un tel retournement, s'il ne
résoud pas le problème d'une esthétique de la perfection, puisque l'on
sait maintenant que seul Dieu pourra choisir le meilleur chant de ceux
que la combinatoire va produire (Prop. IX p. 110), un tel retournement
donc sert au moins un intérêt apologétique, puisque l'esprit n'en
apparaît que supérieur au sens par sa capacité infinie de concevoir qui
l'apparente aux anges (Prop. VIII corollaire I). On remarquera aussi que
c'est d'être passée par l'impossibilité d'une esthétique de la
perfection que 1'esthétique redevient possible, ouvrant la voie au choix
d'un plaisir simplement humain (Prop. XXII cor VI et VII), ou au critère
d'autorité (Dieu, le sujet le plus excellent de tous (XXII) ), à moins
que n'intervienne la médecine ou des considérations poiétiques sur la
composition de l'oeuvre (Prop. XXVI p. 174 p. 177).
Un instant pourtant la
combinatoire va nous donner comme le vertige d'un savoir divin. Soit une
table des combinaisons de 22 chiffres. A la première série de ces 22
chiffres, je fais correspondre les 22 lettres de l'alphabet latin et les
22 notes du Système de l’Arétin. Aussitôt je peux savoir - on remarque
l'ambiguïté des verbes employés - "à quelle diction répond chaque chant
ou quel discours est expliqué par toutes sortes de chant" (p. 136).
Il ne s’agit pourtant
là que de la banale traduction d'un système conventionnel dans un autre.
Mais cette réciprocité permet à Mersenne d'affirmer qu'on pourrait
écrire des livres avec les notes et des motets avec des discours ("les
dictions peuvent signifier les chants qui sont propres pour signifier
ses dictions" (p. 138)). On pourra "chanter en lisant". Et il ajoute :
"l'on pourrait tellement accommoder la lettre avec la note, qu'une même
lettre servirait de note et de sujet" (p. 140). Ainsi tel nombre
déchiffré donne tel vers, "lequel on mettra si l'on veut en Musique avec
les notes qui répondent aux lettres de la table"( p. 141). Encore
faudrait-il trouver ces séries qui réuniraient à la fois les conditions
d'une signification et d'un agrément pour l'oreille. Mais cette
combinaison doit exister par ce que la combinatoire enseigne "à
connaître tout ce qui peut entrer dans l'esprit" (p. 110).
Dans ce rêve
mersennien d'une contemplation du logos divin (ainsi la combinatoire
nous permettrait de comprendre le tempérament de chacun par le chant qui
lui plairait le plus (p. 110) - renversement, s'il en est, de la
problématique esthétique en une théorie de l'âme musicale du monde), il
est tout à la remarquable de voir entrer de force les grands mots d'ordre
de l'humanisme musical. Mais la coïncidence de la musique et de la
parole ne se fonde plus ici que sur la probabilité d'une rencontre dans
l'infini, et du seul point de vue de Dieu, des mots, des chiffres et des
sons, sans qu'aucune hiérarchie imitative ne doive plus la régler selon
l'opposition de l'Un et du multiple.
Nous n'avons pas cessé
de voir qu'un tel passage à la limite de l'idéal humaniste s'accompagne
toujours d’un renoncement à ses normes dans la musique des hommes.
Significative à cet égard est la dernière page du «Livre des chants»,
que ne cessera de confirmer le «Livre de la Rythmique» lui-même : "Si
les compositeurs voulaient réduire leurs Airs à la Ryhtmique des Grecs,
il serait aisé de leur en donner la manière [...]. Mais il semble que
l'expérience a fait voir qu'ils ne s'accommodent pas bien à cet art, et
que la Musique Française demande une pleine liberté, sans s'astreindre à
aucune sorte de Poésie réglée" (p. 180).
Après avoir examiné au
«Livre de la Rythmique» la tentative de son ami Baîf, Mersenne se
contentera de conclure, sous les auspices de Diogéne d'Halicarnasse et
de Saint Augustin, qu’il suffit de "rendre le mètre tel qu'il plaira au
musicien" (p. 427). Les compositeurs peuvent en tirer mille inventions,
affirme-t-il. C'est assez dire qu'il n'y aura bientôt plus même besoin
des syllabes pour se souvenir si le temps est long ou bref, car ce sera
l'art des chants lui-même qui aura intégré à son propre développement
toutes les lois métriques. Dans le traité de Rythmique, le rapport du
rythme et de la métrique ne tient plus qu'à un simple "or", aussi
incohérent que significatif (p. 375).
Il ne faut pas oublier
que, pendant tout ce temps, Mersenne continue d'affirmer son adhésion
militante au code humaniste de la déclamation musicale. Jusqu'ici, nous
avons plus assisté à un travail souterrain qu'à une prise de conscience
d'une séparation sans retour. Voici maintenant que nous nous engageons
vers un lieu où Mersenne va, en même temps, éprouver jusqu'à l'absurde
l'impossible réunion de ce qui a été séparé, rencontrer l'objection du
style italien et, en fin de compte, trancher entre le privilège
humaniste de la parole dans la musique et le risque de l'hédonisme des
sons.
3)
LA VEHEMENCE ET L'AGREMENT : l'ajout.
Nous avons vu comment
Mersenne avait choisi "ce qui était réglé comme un papier à musique"
contre ces discours "qui n'ont rien d'arrêté et qui suivent
l'imagination et l'intention de celui qui parle". Dès ce moment
pourtant, il savait bien que pour faire «merveille», il ne suffisait pas
de suivre des intervalles réglés, mais qu'il fallait encore ajouter les
accents propres à l'effet recherché (p. 90).
Le moment de cet ajout
doit être maintenant considéré. C'est lui qui va animer le chant et par
là l'embellir. Or bien chanter ne veut pas seulement dire bien prononcer
la lettre du chant. Certes de la prononciation parfaite dépend le
respect de la quantité des mots (Prop. XVIII) et surtout de leur
compréhension distincte. Le but à atteindre en cette manière hérite tout
droit de la rhétorique et par là seulement les récits chantés pourront
avoir le même effet qu'une harrangue distinctement prononcée (p. 356).
Mais pour chanter avec
perfection, il ne suffit pas de prononcer distinctement en respectant
les accents grammaticaux, il faut aussi que la voix "tienne d'une grande
intention" (p. 343)
(7).
Nous retrouvons ici cette intention (ou accent oratoire et pathétique)
qui est le moyen principal de la rhétorique pour
toucher son auditoire. La proposition II du Livre des Chants affirmait à
la fois, et contradictoirement, que l'imitation en musique n'était
qu'une analogie formelle qui ne requérait pas l'émotion subjective et
que la musique, parce qu'elle était mouvement, nous transportait
"l'affection du Chantre et du Musicien". Cette fois, Mersenne prend
parti : cette émotion est non seulement nécessaire, mais encore elle
peut prendre pour exemple l'auto-persuasion du miraculé (p. 363).
Les accents sont
infinis comme la diversité parmi les hommes. Les accents sont le
tempérament même de l'homme et, outre sa fonction grammaticale qui est
de hausser ou de baisser la voix, on peut considérer que l'accent est le
"discours des passions" comme le discours lui-même est le "discours de
l'esprit" (p. 368)
(8).
L'accent peut se
rendre indépendant de la parole, mais il ne peut pas ne pas imiter la passion, à moins que l'on considère les cas aberrants où les signes
naturels deviennent des signes artificiels, par exemple quand les hommes
veulent se tromper les uns les autres. Ainsi "la nature nous enseigne de
quels accents il faut user pour montrer et pour signifier nos passions
et nos affections, qui sont seulement exprimés par artifice par la
simple parole ou avec le chant, car le chant et le discours dépendent de
l'Art et de l'instruction, mais nous pleurons, nous crions, nous donnons
certains accents à la voix et aux paroles sans avoir appris à les faire
" (p. 366).
L'accent est donc un
médium entre l'esprit et la nature, et, en ceci, Mersenne est plus
proche de la conception cabaliste de l'accent qu'il rappelle (et qu'il
rapproche de ce que les Alchimistes appellent un esprit-corps et un
corps-esprit) que de celle du grammarien. C'est l'accent qui donne sens
à ces deux syntaxes que sont le chant et le discours : sur lui repose le
passage de l'expression à la signification, de la compréhension à l'animation,
enfin de la représentation à l'effet de la représentation elle-même :
"on doit bien considérer, comprendre et exprimer le sens, et l'intention
des paroles, et du sujet, afin de l'accentuer et de l'animer en telle
sorte, que chaque partie fasse l'effet dont elle est capable" (p. 363).
L’acte artistique,
selon Mersenne, ne sera véritablement accompli que lorsqu’il aura
réalisé toutes les potentialités d’un sujet. Il ne faut pas croire pour
autant que cette promesse de complétude revienne à privilégier d'une
façon naïve la vie passionnelle de l'individu. Car le propre de l'accent
est d'exprimer la douleur et les passions tristes, qui mettent en cause
la continuité et la force de la vie simplement naturelle. La vraie
animation que donne l'accent repose donc sur la destruction de la nature
et le passage à l'esprit, qui se trouve par l’accent libéré et ainsi
susceptible de rentrer en soi pour jouir de soi. C'est pourquoi les
chansons tristes sont préférées aux chansons gaies, et que seules les
chansons tristes nous font connaître la vraie essence de la musique,
nous faisant connaître par là aussi la nature de l'homme, ainsi que son
vrai rapport aux sens (Livre des Chants, Prop. XXVI).
Mais si l'animation
accentuelle se réalise sur fond de destruction, le principe qui la
soutient - ce principe de réalisation et d'achèvement - n'en demeure pas
moins entièrement éclairé par la positivité de l’action divine. Mais
cette cohérence métaphysique ne préjuge pas de la cohérence de la
théorie de la musique et de la parole à laquelle elle aboutit. Qu'est-ce
en effet qu'animer avec du sens un langage musical qui ne repose que sur
les lois des sons? Comment en effet pourra se communiquer un accent,
propre à l’énonciation verbale, à une série entièrement différente comme
est la série musicale? A ce problème, la tradition donne déjà en
Mersenne une réponse qui sera encore celle de Wagner affronté à la même
obligation du principe de réalisation : le renforcement.
Comment faire les
accents en musique se demande Mersenne dans la proposition XV? L'accent
de colère par exemple se fait "en précipitant les dernières syllabes et
en renforçant les derniers sons; et si l'on fait réflexion sur l'élévation
de la voix, l'on remarque qu'on la hausse" (p. 371). "J'ai remarqué,
ajoute Mersenne, que le ton de la colère monte souvent d'une octave
entière ou davantage tout d'un coup; ce qui est difficile à apercevoir
si l'on réessaie de mettre ces intervalles en Musique".
Cette fois nous
touchons l'absurde. Comment en effet serait-il possible qu'un
compositeur qui a suivi la théorie du traité des Chants, et sa théorie
des intervalles, puisse insérer dans sa composition les caractères qui
marquent les passions ? A la rigueur, on peut comprendre qu'une
codification de l'interprétation puisse ajouter des nuances en tel ou
tel lieu de la musique ou même des rythmes particuliers à tel ou tel
effet. Mais comment pourra-t-il faire entrer dans sa série mélodique, l'octave
de l'accent de colère? Aucune théorie de l'ornement ne peut suppléer ici
au manque de proportion entre les réquisits mêlés de l'agrément de la
musique, du respect de la lettre et de l'animation accentuelle. Certes
le meilleur chant sera toujours celui qui exprimera la lettre, mais
cette fois Mersenne ne peut plus espérer réunir ce qu'il a séparé, à
moins d'invoquer les possibles indéterminés autant qu'infinis de la
combinatoire. Seul le hasard peut donner maintenant ce meilleur chant,
auquel ne manquera plus rien. Et, comme Mersenne lui-même à ce propos le
reconnaissait, qui peut reconnaître le meilleur chant, même et surtout
s'il le découvre par hasard (Livre des Chants, p. 104)
(9).
?
Mais Mersenne a déjà
choisi et ne se laisse pas entraîner vers la contemplation, mortelle
pour la musique, de ce chant qui réunirait tant de séries parallèles qui
s'ignorent dans leur autonomie. Il nous avait prévenu dès le début de la
proposition : "Cette proposition est très difficile à expliquer tant
parce qu'il semble que la Musique désire de certaines délicatesses et
des agréments qui ne peuvent compatir avec la véhémence et la rudesse
des passions [...]. Mais les Italiens ont plus de véhémence que nous
pour exprimer les plus fortes passions de la colère par leurs accents,
lors particulièrement qu'ils chantent leurs vers sur le théâtre pour
imiter la Musique Scénique des anciens".
Quelques pages
auparavant, il écrivait encore : "Mais nos Chantres s'imaginent que les
exclamations et les accents dont les Italiens usent en chantant,
tiennent trop de la Tragédie ou de la Comédie, c'est pourquoi ils ne
veulent pas les faire quoiqu'il dussent imiter ce qu'ils ont de bon et
d'excellent, car il est aisé de tempérer les exclamations et de les
accommoder à la douceur française afin d'ajouter ce qu'ils ont de plus
pathétique à la beauté, à la netteté et à l'adoucissement des cadences"
(p. 357).
La stratégie est
simple : elle consiste à réduire à des ornements codifiés le problème de
l'accent et de sa passion, et à préférer la délicatesse de la musique à
la véhémence du théâtre, c’est-à-dire le langage musical à la découverte
italienne de la musique du verbe.
Il n'est pas inutile
de rappeler en conclusion au bout de quel trajet Mersenne peut ainsi
clore le débat. Porté par une théologie de la liberté divine s’exerçant
dans l'imposition des lois de la nature, Mersenne n'a cessé de mettre en
cause l'assurance de la connaissance de l'éthos des modes et des rythmes
de la musique. Privée de son critère de signification, qu'elle pouvait
espérer trouver fondé en nature, la musique a été obligée de donner
naissance à une syntaxe et une sémantique, à la fois conventionnelles et
autonomes. Dès lors, le mythe du meilleur chant possible pouvait
osciller entre son ancienne perfection, qui était de se soumettre au
sens de la parole, et sa nouvelle prétention, qui était le plaisir des
sens et de l'esprit.
A moins de s'en
remettre à l'espérance d'une combinatoire qui assurerait, du point de
vue de l'infini, la meilleure combinaison entre des langages qui n'ont
plus l'assurance d'une union fondée en nature, il ne restait plus qu'à
poser certaines règles de goût qui transformeraient en exigence sociale
l’impossible unité du sens et du son. L’idéal humaniste se réduira alors
très vite à un calcul d'optimum où domineront les obligations du décorum.
Ou plutôt, la musique deviendra elle-même ce décorum dès lors que
celui-ci aura su se donner le visage du plaisir. Ballet de cour ou
musique «baroque» à la française sont l’avenir de la considération
inaboutie par Mersenne de la réforme italienne du chant.
Les conditions sont
donc réunies pour cette forme de la musique française que Diderot et
surtout Rousseau ne parviendront que difficilement à ébranler. La
musique se contentera, pendant ce temps, de la représentation d'un ordre
où l'agrément travaille à décevoir le sens, et surtout la véhémence du
sens. L'agrément de l'ordre se fera conducteur du sens sans qu'il soit
besoin d'encourir ce que l’on pourrait appeler sa protestation, qui se
confond avec l’intensité de son expression.
On ne libère cependant
jamais le plaisir dans l'espace social sans engager les conséquences les
plus inattendues. Il sera difficile de ne pas entendre, derrière les
thèse du très sérieux théologien Marin Mersenne, le discours plus
libertin d’un Cyrano de Bergerac. Derrière la langue, faite de sons, des
Grands dans les Etats de la Lune, et le plaidoyer pour les discussions
de théologie dispensées de l'articulation verbale et transformées en
délicieux "chatouillements", se dessine un vécu du plaisir susceptible
de subvertir les codes que les hypothèses baroques du P. Mersenne, pour
en avoir éveillé le risque, n'avaient plus les moyens de réfréner.
Identité des nombres, longueurs,
mesures et rimes (de leur alternance) dans une même pièce favorisant
une construction musicale régulière. Sur la question des genres,
Mersenne la pense sans importance (p. 439), malgré les spéculations
de Tyard. Quant aux modes, notre science n'en peut définir l'ethos
de façon certaine.
Nous définirons ce projet humaniste à partir
des statuts de l'Académie de Poésie et de Musique : "Afin de
remettre en usage la Musique selon sa perfection, qui est de
représenter la parole en chant accompli de son harmonie et mélodie,
qui consistent au choix, règle des voix, sons et accords bien
accomodés pour faire l'effet selon que le sens de la lettre le
requiert. ..-.".
Malgré les spéculations de Pontus de Tyard, Mersenne juge la question des
genres musicaux sans importance (p. 439). Quant aux modes, notre
science, selon lui, n’en peut définir l’ethos de façon certaine.
Les intervalles
naturels sont ceux de la Diatonique; les artificiels ceux des
échelles chromatique et enharmonique. La connaissance de ces
derniers intervalles distingue le musicien du berger.
Reprenant encore
la question du point où le son commence d'être chant, Mersenne
affine son critère en considérant le cas de ceux qui "chantent en
parlant" (cf. supra) et propose le point-limite suivant : "lorsqu'on
peut faire quelque partie de musique contre les dits sons ou
discours". Autrement dit, c'est la consitution d'un langage
polyphonique à partir de la verbalité qui marque le moment de prise
en considération de la musique de la ligne parlée; c'est assez dire
combien la parole est rabattue sur le langage musical.
Cf. Prop. VI, «De l'art d'embellir» : "il n'y a rien de tellement réglé en ce qui
dépend de l'opinion et de la fantaisie des hommes que l'on ne puisse
y ajouter" ; ou Prop. XXXV, «Livre des Voix» : "on ne peut régler ce
qui est déréglé et désordonné que par le moyen de ce qui est réglé
et ordonné, ce qui montre que toute sorte de diversité dépend de l'unité
à laquelle toutes choses doivent retourner comme à leur source et à
leur origine.
Mersenne propose même dès le début du Livre des Voix, une théologie de l'intention,
qui n'est autre que la finalité que se propose le Dieu créateur. L'intention
sera le critère qui permettra de distinguer la voix du signe (Prop.
V).
Il serait indispensable de relier ce débat sur l'accent à celui qui s'est
élevé entre le dénommé Ban (Bannius) et Boësset, dont Mersenne et
Descartes seront aussi les témoins. Nous y verrions comment une
certaine conscience de la spécificité de la langue française joue en
faveur de Boesset et contre la musique rhétorique et italianisante
de Ban. Descartes lui-même formule parfaitement la position
française : "Nous reconnaissons, sans doute, des syllabes longues et
d'autres brèves, mais aucun accent oblige à élever ou à baisser la
voix, et qu'on doive nommer de ce fait grave ou aigu; ou certes,
s'il en existe, ils peuvent être changés en mille façons pour chaque
mot, selon les endroits où il est fait usage de ce mot", (à Bannius,
1640, éd. Alquié, II, p. 291). Ce fait de langue ne doit cependant
pas dissimuler le choix esthétique qui seul l'éclaire.
Dans son Dictionnaire de Musique, à l’article Accent, Jean-Jacques
Rousseau rencontre les mêmes problèmes et retrouve les mêmes
ambiguités dans la réponse : "Malheureusement tous ses accents
divers qui s'accordent parfaitement dans la bouche de l'orateur ne
sont pas si faciles à concilier sous la plume du musicien... L'on
doit donc premièrement consulter la mélodie et l'accent musical".