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la camerata fiorentina

Giulio CACCINI et Jacopo PERI

C'était au temps où, à la fin du XVIe siècle, le poète Ottavio Rinuccini, sortant le matin de chez lui, aurait pu dire à sa gouvernante : ´ je passe un moment chez Jacopo Corsi, chez Peri, chez Giovanni Bardi et chez Giulio Caccini... ; prépare un bon roti, arrosé de bon vin d'Artimino, on déjeune à midi et demi.

En effet, Rinuccini habitait à Florence dans le quartier de Santa Croce, tout près des demeures des Bardi et des Corsi, tandis que Caccini habitait près de la SS. Annunziata, et Peri peut-être à Pitti.

J'ai cité le bon vin d'Artimino car j'en retrouve une mention particulière dans le dithyrambe fameux de Francesco Redi (1626-1698), médecin et poète chez les Medici, Bacco in Toscana (Bacchus en Toscane) : ´ma di quel che si puretto / si vendemmia in Artimino / vo' trincarne più d'un tino ‘ (´mais de celui que si pur / que l’on vendange en Artimino / je veux en trinquer une cuve . Mais voici le texte de Carlo Roberto Dati ( Ms. du XVII siècle). ´ « La demeure de Jacopo Corsi chevalier florentin, était toujours ouverte, telle une Académie publique, à tous ceux qui savaient goûter les arts libéraux. Elle était fréquentée par chevaliers, hommes de lettres, poètes et musiciens insignes ; et surtout nous y retrouvons le Tasse, Chiabrera, Marino, Monteverdi, Muzio Efrem et mille autres de cette équipe… et c'est ici qu'a vu le jour, voulu par Ottavio Rinuccini, poète célèbre, et par Jacopo Peri, grand maître d'harmonie, le style récitatif à porter sur scène, et ici, aussi, la ´ Dafne ‘ fut récitée le premier mai...».

Très intéressante la préface de Filippo Vitali à son Aretusa (1620), où l'auteur précise : ´... Cette manière de chanter peut se dire, avec raison, nouvelle, parce qu'elle est née à Florence, il n’y a pas longtemps, de l'idée noble de monsieur Ottavio Rinuccini qui, étant particulièrement aimé des Muses et doué d’un talent unique dans l'expression des passions, aurait voulu accroître par le chant la force de ses poésies et non pas que le chant tarisse cette force ; et en examinant avec monsieur Jacopo Corsi (...) grand connaisseur de musique, ce qu'il y avait à faire, pour que la musique non seulement n'emche pas de saisir les paroles, mais, aussi, pour qu'elle aide à exprimer plus vivement leur sens et leur intention représentative, il fît venir à lui monsieur Jacopo Peri et monsieur Giulio Caccini, excellents maîtres de chant et de contrepoint, ils discutèrent tant et si bien qu'ils furent persuadés d'en avoir trouvé la manière ; et ils ne s’y trompaient pas .»

Ce n’est qu'un premier aperçu de la documentation que j'apporterai sur cette manière de chanter qui vise au parlar cantando et qui est tout autre chose que le cantar parlando ; ce qui nous permettra de préciser encore une fois l'immense différence qu'il y a entre une ´ Dafne’, une ´ Euridice ‘ ou un ´Orfeo’, fussent-ils de Da Gagliano, Peri, Caccini ou Monteverdi, et le mélodrame du XVIIIe siècle comme l'opéra dit lyrique du XIXe siècle ; et cela pour redonner aux oeuvres des Florentins et de Monteverdi la place qui leur est dûe dans l'Olympe du grand art poétique et musical.

J'ai voulu, en introduisant ces quelques notes d'illustration, donner avant tout une idée de ce qu’était cette société, d'une culture fabuleuse, qui donnait le la de l'art et du savoir à une Europe qui savait en apprécier la haute valeur. La Camerata Fiorentina, plus précisément la Camerata de Giovanni Bardi des Contes de Vernio, représente l'essor extraordinaire des recherches humanistes sur l'art de la Musique au sens platonicien du terme, recherches que Bardi, Corsi et les Medici aidèrent à faire triompher. N'oublions pas que ces familles mirent leurs puissantes fortunes au service de la culture et des arts ; et ce sont bien les Peruzzi et les Bardi, banquiers florentins, qui d'ailleurs, purent prêter à Edouard III, roi d'Angleterre de 1327 à 1397, la somme considérable de 900.000 - florins d'or !

Mais revenons au stile rappresentativo et suivons cette documentation que tout le monde, je crois, connaît (du moins les historiens de la musique), mais qui, trop souvent, est étrangement ignorée.

Le stile ou genere rappresentativo, doit être considéré de deux façons : il peut indiquer une conception de récitation chantée et à représenter sur scène ; il peut, aussi, indiquer une conception de récitation chantée qui représente les affetti (les passions humaines) indépendamment de l’ambiance théâtrale , et c'est cette signification particulière qui nous intéresse ici. Un exemple éloquent de cette double éventualité nous est offert par Monteverdi dans son Combattimento di Tancredi et Clorinda (1638). Monteverdi écrit en effet : ´Combattimento, in Musica di Tancredi et Clorinda,descritto dal Tasso; il quale volendosi esser fatto in genere rappresentativo ´ (´Combattimento décrit par le Tasse,et si l'on veut le faire en genre représentatif …’). Monteverdi indique, donc, que le ´ Combattimento ´peut être rendu sans jeux de scène (sans gestes), selon la description du Tasse. Nous passons, alors, à la représentation des affetti qui peut être jouée ou décrite ; dans les deux cas nous avons la même récitation chantée , dans les deux cas nous avons le même avertissement de Monteverdi (qui recommande bien de ne faire d'ornementations que dans la stance (« non doverà far gorghe né trilli») qui commence «Notte… , car, pour le reste,  la prononciation devra être conduite en rapport exact (« similitudine ») avec les passions de la raison ». C'est un thème de grand art poétique et d'éloquence qui nous ramène à Platon et au ´ cantus obscurior ‘ de Cicéron, un thème qui est à la base du parlar cantando de Monteverdi et du stile rappresentativo des Florentins de la Camerata de Giovanni Bardi.

Si nous lisons la Préface de Giulio Caccini à son Euridice (1600), nous avons des données précises sur la nature du stile rappresentativo qui est, avant tout, l'expression ciblé des passions (indépendamment des jeux de scène), la réalisation des sons émotifs de la diction (réalisation des mélodies ) souligne particulièrement ces lignes de Caccini « composé en musique, en style représentatif, la fable dicte. (latin fabula = action dramatique). J'ai estimé qu’il était de mon devoir de vous la dédier (il s'agit de Gio. Bardi). En elle vous retrouverez ce style que j'ai suivi, bien des années, dans l'églogue de Sanazzaro Iten'all'ombre de gli ameni faggi , et dans d’autres de mes madrigaux de cette époque Perfidissimo volto,Vedro'l mio Sol, Dovrò dunque morire... ; et c'est aussi la manière comme vous le disiez lors de votre Camerata à Florence, dont se servaient les Grecs anciens en représentant leurs tragédies, et autres fables en se servant du chant. (…). Et dans cette manière de chanter, je me suis servi d’une certaine 'sprezzatura' ( liberté, méprise de la mesure, nonchalance) que jai estimé avoir de la sublimité et, par elle même, s'approcher le plus possible du langage naturel.» Ce parallèle entre Euridice (action dramatique) et les madrigaux a une immense importance, donc, dans l'exécution.

Caccini a publié les madrigaux, dont il parle dans préface, en 1601(moderne 1602) ; nous en avons inscrit deux dans la réalisation discographique dédiée à la Camerata Fiorentina.

Suivons, maintenant, Jacopo Peri dans la Préface à Le Musiche di Jacopo Peri... Sopra L’Euridice del Sig. Rinuccini (1600), dédiée à Maria Medici, reine de France et de Navarre : «J'ai estimé utile de faire connaître à tous les raisons qui m’ont conduit à retrouver celle vieille manière de chanter.»

Je crois pouvoir, ici, saisir un rapport culturel et technique intéressant entre « retrouver» cette nouvelle manière de chant de Peri, le « style»  de Caccini et la «Seconda pratica» de Monteverdi.

En effet, nous savons que Monteverdi a séjourné à Florence chez Jacopo Corsi et nous savons aussi que Monteverdi cite (Dichiarazione della Lettera, publiée en préface à Scherzi Musicali de 1607) Jacopo Peri et Giulio Caccini parmi les musiciens de Seconda pratica. Mais continuons avec Peri : « Il plût à Messieurs Jacopo Corsi et Ottavio Rinuccini (déjà en 1594) qu'en me servant de la Musique de façon différente, je mette sous les notes la fable de Dafne composée par Monsieur Ottavio, pour se rendre compte de ce que pouvait rendre le chant de notre époque.»

Il faut, pour bien comprendre l’esprit de recherche qui anime Peri, Corsi et Rinuccini, noter ce passage à la préface de Peri, à propos de cette nouvelle manière de chanter : «Bien que le sieur Emilio del Cavaliere nous ait fait écouter, avec une merveilleuse invention, notre musique sur scène, il semble utile cependant, à Messieurs Jacopo Corsi et Ottavio Rinuccini que je mette sous les notes (je souligne encore) la fable ´ Dafne’, en me servant de la musique d’une façon différente.» L’art a toujours créé des oeuvres où la parole était en musique et, naturellement, durant la période qui nous intéresse ici, nous en avons eu d'innombrables manifestations de tout genre ; mais c'est justement chez les Florentins, chez Corsi et Bardi que s'affirme l'idée de retrouver la manière de chanter comme l'expression profonde de la pulsion émotive et non comme une ligne sombre rehaussant des paroles qui, à leur tour, peuvent devenir un préliminaire à une évasion sonore fantastique, et non plus récitatif presque ´recto tono’, et toujours, indépendant des jeux de scène.

C'est l'émotion profonde du son rationnel que l'on recherche par une analyse fouillée de la ou des voyelles, des consonnes, des syllabes - le chant devient modulation même de la diction et c'est alors le chant plus profond, plus caché de l'expression verbale. Ce n'est certainement pas le chant mélodramatique du XVIIIe siècle ou de l'opéra du XIXe. Surtout, ce n'est pas la mélodie au sens moderne du mot. Et voici des observations sur lesquelles il est bon de méditer; Jacopo Peri: «Ayant vu qu’il s'agissait de poésie dramatique, et que, pour cela, il fallait que le chant imite la parole (sans aucun doute, on n'a jamais parlé en chantant), j'ai estimé que les anciens Grecs et Romains (qui, de l'avis de bien des gens, chantaient sur scène les tragédies en entier) devaient se servir d'une harmonie, qui, allant au-delà de celle du parler ordinaire, mais restant tellement au delà de la ligne chantante , leur permit d’assumer une forme intermédiaire. C'est pour cette raison que nous trouvons dans ces poésies le iambe qui ne s'élève pas, comme l'hexamètre, mais qui, pourtant, dépasse les limites de la conversation familière. Et c'est pourquoi. abandonnant toute autre manière de chant entendue jusqu'ici, je me suis appliqué à rechercher l’imitation que l'on devait faire de ces poèmes ; et j'ai considéré que cette sorte de voix, que les Anciens assignaient au chant et qu'ils appelaient ´ diastématique ‘ (presque retenue, et suspendue) pouvait partiellement s'accélérer, et prendre un mouvement tempéré parmi les accents du chant, suspendus et lents, et ceux du langage, de bonne allure et vifs, et s'accommoder à mon avantage (comme faisaient les Anciens en lisant les poésies et les vers héroiques) en se rapprochant de la voix assignée aux raisonnements qu'ils nommaient continuelle.» (Nous voilà à la ´sprezzatura’ de Giulio Caccini).

Je crois utile d'attirer l'attention du lecteur sur un point essentiel de l'exposition de Peri : « Et sans aucun doute on n'a jamais parlé en chantant», peut, de prime abord, sembler contradictoire avec le parlar cantando de Monteverdi ; il en est, au contraire le corollaire, car, pour Jacopo Peri, il est impossible d'exprimer un raisonnement (parler) quand ce raisonnement doit suivre une ligne musicale (chanter) ; Monteverdi, de son coté, veut que l'harmonie (le chant) naisse de la parole, c'est-à-dire l'inverse, nous l'avons déjà dit, du cantar parlando, qui représente justement ce ´ chanter ‘, en lisant des paroles, que Peri refuse.

Jacopo Peri (que les contemporains appelaient l'´ Orphée de nos siècles ‘) nous entretient de ses recherches sur l'harmonie qui naît de certains accents du langage sur lesquels on peut placer accords et modulations ; c'est très intéressant, mais traiter ici cet argument mènerait loin et j'estime plus utile de donner une documentation sûrement nécessaire pour en fixer l'esthétique dans laquelle se meut l'art de toute la Camerata Fiorentina, ce qui nous permettra, aussi,  d’aborder la forme harmonique dans la réalisation du ´ continuo ‘, compte tenu que l'expression de la parole ne doit jamais être conditionnée par une surcharge contrepointiste. Là, aussi, Caccini nous précise (Préface à ses Nuove Musiche - 1601) qu'il s'est « ... servi du contrepoint, uniquement, pour accorder les deux parties ensemble (chant et continuo) et éviter certaines fautes notables ...» . Pour la réalisation du continuo, nous avons, toujours de Giulio Caccini, une annotation très utile:  « j'eus l'idée d'une sorte de musique par laquelle on pourrait parler presque en harmonie, me servant (comme je l'ai dit ailleurs) d'une certaine noble sprezzatura du chant, en passant par certaines dissonances ; en tenant dans ce cas la note de la basse sauf quand je voulais m'en servir à l'usage ordinaire, avec les parties médianes jouées par l'instrument pour exprimer quelque trait affectif, n’étant utiles qu'à cela. »

On voit par là meme l'incongruité stylistique et harmonique dans laquelle glissent et se perdent bien des chanteurs et leurs accompagnateurs qui, croyant faire preuve de capacité de contrepointistes, oublient que simplicité ne veut pas dire pauvreté et finissent par trahir grossièrement la pensée de l'auteur et son art expressif.

Le problème , dont la solution intéresse au plus haut point , est donc celui de l'interprétation de cette musique, c'est-à-dire son esthétique et sa technique d'exécution que nous allons retrouver dans les textes que nous proposons à l'attention des lecteurs de ces lignes et des auditeurs de cette réalisation discographique, la première qui ait suivi les règles et les conseils des thèoriciens et des praticiens de l'époque qui vécurent la floraison de l'art de la Camerata Fiorentina.

Je glane quelques notices dans la grande quantité de lettres et comptes-rendus de manifestations et spectacles qui nous sont parvenus d'une époque lointaine où l'art et la culture primaient tout le reste.

Je pars d'assez loin en citant une lettre de Poliziano à Pico della Mirandola (peut-être de 1488). «Il exécuta, ensuite, un chant héroique (il s'agit du chanteur Fabio Orsini) qu'il avait lui-même à peine fini de composer en l'honneur de notre Pierre de Medici ( ... ) sa voix était celle de quelqu’un qui ne lisait pas tout à fait et qui, de même, ne chantait pas carrément, mais tu aurais pu y retrouver et l'un et l'autre et, pourtant, ne pas distinguer l'un de l'autre ; sa voix était ou unie , ou modulée, changeante comme le demandait le passage, ou variée, ou soutenue, ou exaltée, ou bien retenue, ou calme, ou véhémente, ou ardente, toujours précise, toujours nette, et toujours agréable...» (Quelle leçon de chant!). Nous sommes toujours au XVIe siècle et Vincenzo Calmeta (Prose e lettere edite ed inédite, recueillies par Cecilia Grayson, Bologne 1959) donne ces conseils : «... dans la façon de chanter, il faut accompagner les rimes avec une musique détendue et sans dureté, afin que l'on puisse comprendre le mieux possible l'excellence des doctes et spirituelles paroles, montrant, par là, la capacité de jugement qu'a généralement un bijoutier averti qui, ayant à montrer une perle pure et raffinée, se gardera bien de l'envelopper d'un drap en or, mais la posera sur une étoffe noire, pour qu'elle puisse apparaître au mieux de son éclat... ( ) Sont particulièrement à louer ceux qui en chantant expriment bien les paroles et font de façon que la musique les accompagne comme les serviteurs accompagnent leurs maîtres.... en mettant la musique au service de l'esprit et des passions que les paroles expriment, et non le contraire » (nous sommes au IIIe Livre de la République de Platon ). Cela met en lumière toute la valeur des recherches et des réalisations de ce cénacle de poètes, littérateurs, artistes et hommes de sciences que fut la Camerata Fiorentina pour un retour à l'esthétique musicale de l'Antiquité classique.


Il est intéressant de préciser certaines notices qui peuvent aider à connaître l'ambiance dans laquelle s'ébauchaient les grandes manifestations artistiques de la Renaissance dont les échos rejoignaient avec vigueur les Cours d'Italie et d'Europe (comme nous lisons dans une lettre de Angelo Grillo à Giulio Caccini depuis Venise en 1608) et déterminaient cet esprit d'émulation qui est, aussi, à la base de la grande production artistique de cette période, production qui permet de faire le point de la situation culturelle d'alors. Il est difficile d'imaginer comment cette grande veine a pu se tarir, faisant lentement place à la seule recherche spectaculaire vidée de tout attribut culturel d'un niveau certain ; d'autant plus que les grands Intermedi de 1589 sont là pour montrer que le grand Art (musical, scénique et poétique) peut vivifier et ennoblir tout spectacle.

On peut mentionner ici la grande fête qui fut célébrée,durant le Carnaval de l'année 1612, à la Cour de Toscane. Ottavio Rinuccini avait composé la Comparsa d’Eroi Celesti où, dans une riche mise en scène, en un savant jeux de sphères, Jupiter évoluait avec, autour de lui, ses quatre satellites découverts par Galileo Galilei et nommés ´ Stelle Medicee ‘. Il est à peine nécessaire de rappeler que Galileo était le fils de Vincenzo Galilei qui, chez Bardi avait récité (en modulant la voix) le ´ Canto XXXIII ‘ de l’Enfer de Dante (le récit du Conte Ugolino) sur un accompagnement de violes, pour illustrer ses théories sur la musique monodique qu'il voulait liée à l'expression des passions humaines ; Vincenzo Galilei fut, comme on le sait, grand théoricien chez Giovanni Bardi. Ce grand spectacle (Comparsa d’Eroi Celesti), tout comme les intermèdes, comprenait pièces de musique, symphonies, choeurs et solos que l'on ne doit aucunement confondre avec la ´ Fabula rappresentata in musica ‘ (action dramatique représentée en musique), telle que Euridice ou Orfeo. La présence de la musique et du texte littéraire a pu dérouter pas mal d’historiens et c'est cette présence analogique de parole et musique, dans les deux filons de la production de la musique scénique, qui a conduit les historiens de la musique (à un moment que je situe vers la moitié du 19e siècle) à croire pouvoir trouver des ancêtres de prestige au mélodrame et à l'opéra qui, de plus en plus, comblaient les goûts d'une société qui était à la recherche d'une nouvelle identité culturelle.

Se basant uniquement sur le matériel de construction artistique (texte littéraire et texte musical), ils crûrent pouvoir dresser des parallèles édifiants entre le mélodrame d'abord, l'opéra ensuite, et les créations poétiques et musicales du XVIe et du XVIIe siècle.

Le résultat fut que, d'un coté, l'on vit dans Euridice, Dafne, et Orfeo, par exemple, les prototypes d'un opéra lyrique en fieri, et de l'autre (et c'est là la conséquence la plus grave et la plus dangereuse) les interprètes ont été poussés à méconnaître la récitation chantée des poèmes et à simplement tout chanter, suivant une mesure musicale apprise plus moins bien dans les classes des Conservatoires.

La réaction a tardé à venir, mais elle est arrivée, hélas sans l'indispensable préparation historique, esthétique et technique et faite de connaissance assurée, on a inventé style, un son, une technique qui n'existe en aucun traité  de l'époque en y ajoutant baroquismes des plus ahurissants avec le résultat de flétrir des arias et des thèmes musicaux superbes.

On avait fait tout chanter, meme ´ la cena è pronta’ (la soupe est servie) avec force voix qui, en éliminant des passaggi, simplifiait bien les choses ; on allait, maintenant, se baser sur une esthétique inexistante et imaginer des sonorités particulières (oh ! combien particulières) issues presque toujours d'une préparation vocale plutôt précaire qui ignorait tout de la technique du chant, sans compter les barbarismes de la prononciation qui est essentielle dans la musique de seconda pratica.

Bref, le désastre, qui s'annonçait complet, est, j'espère enrayé car, comme toujours, la vérité commence à s'imposer par la lecture et l’analyse approfondie des nombreux textes qui nous sont parvenus, même si encore, sur le Palazzo Bardi à Florence (oeuvre du Brunelleschi) trône une inscription (gravée au ... XXe siècle) qui consacre la naissance du mélodrame là où se réunissait la... Camerata Fiorentina ; même si sur la tombe de Jacopo Peri (à Santa Maria Novella, Florence) on a gravé (toujours durant le XXe siècle) une inscription qui lui reconnaît (je dirais plus justement, lui impose) la paternité de l'opéra. Pourquoi s'étonner alors si les interprètes de sa musique s'escriment à pousser la romance ! Même si l'on persiste à considérer Monteverdi comme le ´ Créateur de la Musique moderne ‘ en ignorant, de toute évidence, ce que lui même a écrit dans sa lettre du 22 octobre 1633 :  « Melodia, overo seconda pratica musicale, Seconda (intendendo io) considerata in ordine alla moderna, prima in ordine alla antica               { Mélodie soit deuxième pratique musicale, Deuxième (j’entends) par rapport à la moderne, première par rapport à l'antique }.»

Certes, ce n'est pas par goût de la polémique que je donne ces quelques précisions, mais, uniquement, parce que un encadrement historique et esthétique erroné d'une oeuvre amène à en altérer gravement l'interprétation et l'exécution.

Mais revenons à nos Florentins, Peri et Caccini, qui sont l'objet de cette réalisation discographique. Il y a dans leur musique (bien au-delà de toute entrave scènique) certains traits qui peuvent, par une interprétation peu avertie, se porter à subir une ´ mélodisation ‘ (au sens moderne du mot) qui en offusque la beauté et la profondeur expressive ; c’est pourquoi je veux transcrire ici, et pour conclure cette présentation, ces quelques lignes qui me paraissent particulièrement enrichissantes. Voici un extrait de la lettre écrite par Jacopo Peri au Cardinal Ferdinando Gonzaga, en 1608, lors de représentation de la Dafne :... « Et en particulier la Dafne enrichie de nouvelles inventions par Rinuccini lui-même composée par monsieur Marco (de Gagliano) avec infiniment de gout... car une telle manière de chant a été reconnue plus apte et plus proche au parler...»; un extrait de la lettre(Venise 1608) d’Angelo Grillo à Giulio Caccini :  ...« Vous êtes le père d'une nouvelle manière de faire musique, ou plutôt d'un chanter sans le chant (un cantar senza canto), d’un chanter récitatif, noble et non populaire, qui ne tranche pas, qui ne mange pas, qui n’ôte pas la vie aux paroles, ni la passion (l’affetto), mais, au contraire, il la leur accroît, en redoublant leur esprit et leur force ». Une chose très importante, dont il faut tenir compte, est que tous les passaggi et toutes les ornementations ont été écrits par ces grands musiciens que furent Peri et Caccini et que, par conséquent, tout soi-disant enjolivement (sic) que l'on entend bien souvent, est absolument arbitraire.

Nous ne pouvons, en effet, oublier ce que nous a écrit Giulio Caccini, maître incontesté de l'art du chant :« Cet art ne supporte pas la médiocrité et nous qui le professons, nous devons de toutes nos forces nous astreindre à retrouver avec toute diligence et amour, toutes les finesses exquises qu'il possède. Et c'est cet amour qui m’a poussé (ayant compris que c'est par les Écrits que nous pouvons avoir connaissance de toutes les sciences et de tous les arts) à rééditer les notes qui suivent car j'entends, par elles, montrer ce qu’il faut savoir pour chanter en soliste sur un accompagnement de chitarrone ou autre instrument à cordes, à condition que l'accompagnateur soit bien versé dans la théorie de la musique et déjà à même de bien jouer... On aura un meilleur effet d’expression en entonnant la voix en ´diminuendo’ª , car si l’on entonne autrement, en faisant le ´crescendo’ pour exécuter les exclamations, on sera porté à faire un autre ´crescendo’ qui rendra la voix forcée et dure… Pour obtenir cet effet, il faut être particulièrement préparé théoriquement et travailler beaucoup pour acquérir cette maîtrise de l’émission qui rends parfaits le chanteur et la cantatrice …’. Il cite en particulier le grand effet expressif des ´exclamations’ et toutes leurs difficultés d’exécution. Caccini fait suivre une série d’exemples et nous explique la technique des passaggi, des notes en roulade (´giri di voce’) , du trillo marqué sur une même note à exécuter très vite, et du gruppo marqué sur des notes à la distance d’un 1/2 ton. Ce sont neuf pages de préface très riches d’observations et d’exemples et qui se terminent par une mise au point d’importance: «… à noter que je nomme noble manière de chant celle qui s’exécute sans se soumettre à une stricte mesure musicale en réduisant souvent la valeur des notes de la moitié en suivant le sens expressif des paroles, d’où naît le chant en ´sprezzatura’ … qui ne peut etre rendu que par une voix souple et belle et par une respiration parfaite

Quant à l’émission et à la respiration et le très difficile ´crescere e scemar della voce’ (´augmenter et diminuer la voix’), Caccini est très clair : « Pour l’excellence de cet art, il est nécessaire d’avoir, outre une belle voix, une parfaite émission (´respirazione del fiato’) pour pouvoir toujours se servir du souffle et, pour cela, étant donné que le chanteur exécute en soliste, sur le chitaronne ou autre instrument à cordes, sans devoir donc s’accomoder à d’autres chanteurs, il doit choisir une tonalité dans laquelle pouvoir chanter en voix naturelle pour éviter le fausset (´le voci finte’); où pour obtenir certains effets il serait obligé de forcer le souffle et par là même ne plus contrôler l’émission. En effet, dans le fausset, il ne peut y avoir, précise Caccini, de raffinement de bon chant tel que l’on a dans la voix naturelle et souple dans toutes les cordes dont le chanteur peut se valoir pour l’exécution des ´exclamations’ et pour l’expression des ´affetti’.»

Cette observation précise de Caccini, qui est une précieuse note de haute Ècole, devrait être méditée par bon nombre de chanteurs qui s’aventurent dans l’interprétation de Caccini (et non seulement Caccini) en se servant de la voix de fausset, ou, comme l’on dit aujourd’hui, de ´countertenor (´haute-contre’), en oubliant, aussi, que le haute-contre n’est pas une voix particulière mais uniquement une partie vocale dans la partition contrepointique: on n’entend en effet que des … faussets! C’est-à-dire ces ´voci finte’ (qui ne chantent pas dans leur ton naturel) que Caccini repoussait étant donné l’impossibilité d’exécuter correctement les ´passaggi’, les ´trilli’, les ´exclamations’ etc.

Observation particulièrement importante en ce qui concerne l’expression dans l’exécution des ´ornements’; Caccini dans la préface aux Nuove Musiche (1614), précise:« J’estime pouvoir considérer (dans le cadre du parler commun), les passaggi, trilli et autres ornements que l’on peut introduire dans le chant, dans de particulières expressions, semblables aux figures et couleurs de rhétorique, dans l’éloquence.» Cela enrichit et exalte le sens poétique de ce chant par des raffinements (tels que ´gruppi’, ´passaggi’, ´trilli’) qui demandent une technique vocale exceptionnelle car il faut que ces raffinements jaillissent comme des parenthèses énivrantes qu’une savante ´sprezzatura’ doit encadrer d’une façon magistrale: ce sont des tourbillons de notes ´spiccate’ et refrappées en trilles sur la même corde; la quintessence de l’art vocal expressif. Ceci dit, il faut préciser que chaque ornementation, chaque ´passaggio’ est indiqué par l’auteur et cette réalisation dicographique reproduit chaque ornementation, chaque ´passaggio’ avec une absolue fidélité au texte original.

Nous avons eu là un aperçu d’une quantité de choses qu’il faut connaître si l’on veut interpréter cette musique qui est la création, la poiesis des Florentins et de chez Bardi (la Camerata Fiorentina), de Monteverdi et autres artistes de seconda pratica, cette poiesis qui se réalise musicalement par l’osmose, passez-moi ce terme, des éléments constitutifs de la communication humaine, c’est-à-dire la signification rationnelle, le dynamisme et la manifestation sonore de l’idée; c’est ce retour à la conception platonicienne de la Mélodie que sublime l’œuvre de ces grands poètes de la musique qui vont bien au-delà de la réalisation d’un rapport musique-parole et qui touchent à l’absolu de la représentation sonore de l’expression verbale.

Prof.  Annibale GIANUARIO

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