J'ai cité le bon vin d'Artimino car j'en
retrouve une mention particulière dans le dithyrambe fameux de Francesco Redi
(1626-1698), médecin et poète chez les Medici, Bacco in Toscana (Bacchus en
Toscane) : ´ma di quel che si puretto / si vendemmia in Artimino / vo' trincarne
più d'un tino ‘ (´mais de celui que si pur / que l’on vendange en Artimino / je
veux en trinquer une cuve . Mais voici le texte de Carlo Roberto Dati ( Ms. du
XVII siècle). ´ « La demeure de Jacopo Corsi chevalier florentin, était toujours
ouverte, telle une Académie publique, à tous ceux qui savaient goûter les arts
libéraux. Elle était fréquentée par chevaliers, hommes de lettres, poètes et
musiciens insignes ; et surtout nous y retrouvons le Tasse, Chiabrera, Marino,
Monteverdi, Muzio Efrem et mille autres de cette équipe… et c'est ici qu'a vu le
jour, voulu par Ottavio Rinuccini, poète célèbre, et par Jacopo Peri, grand
maître d'harmonie, le style récitatif à porter sur scène, et ici, aussi, la ´
Dafne ‘ fut récitée le premier mai...».
Très intéressante la préface de Filippo
Vitali à son Aretusa (1620), où l'auteur précise : ´... Cette manière de chanter
peut se dire, avec raison, nouvelle, parce qu'elle est née à Florence, il n’y a
pas longtemps, de l'idée noble de monsieur Ottavio Rinuccini qui, étant
particulièrement aimé des Muses et doué d’un talent unique dans l'expression des
passions, aurait voulu accroître par le chant la force de ses poésies et non pas
que le chant tarisse cette force ; et en examinant avec monsieur Jacopo Corsi
(...) grand connaisseur de musique, ce qu'il y avait à faire, pour que la
musique non seulement n'empêche pas de saisir
les paroles, mais, aussi, pour qu'elle
aide à exprimer plus vivement leur sens et leur intention représentative, il fît
venir à lui monsieur Jacopo Peri et monsieur Giulio Caccini, excellents maîtres
de chant et de contrepoint, ils discutèrent tant et si bien qu'ils furent
persuadés d'en avoir trouvé la manière ; et ils ne s’y trompaient pas .»
Ce n’est qu'un premier aperçu de la
documentation que j'apporterai sur cette manière de chanter qui vise au parlar
cantando et qui est tout autre chose que le cantar parlando ; ce qui nous
permettra de préciser encore une fois l'immense différence qu'il y a entre une ´
Dafne’, une ´ Euridice ‘ ou un ´Orfeo’, fussent-ils de Da Gagliano, Peri,
Caccini ou Monteverdi, et le mélodrame du XVIIIe siècle comme l'opéra dit
lyrique du XIXe siècle ; et cela pour redonner aux oeuvres des Florentins et de
Monteverdi la place qui leur est dûe dans l'Olympe du grand art poétique et
musical.
J'ai voulu, en introduisant ces
quelques notes d'illustration, donner avant tout une idée de ce qu’était cette
société, d'une culture fabuleuse, qui donnait le la de l'art et du savoir à une
Europe qui savait en apprécier la haute valeur. La Camerata Fiorentina, plus
précisément la Camerata de Giovanni Bardi des Contes de Vernio, représente l'essor
extraordinaire des recherches humanistes sur l'art de la Musique au sens
platonicien du terme, recherches que Bardi, Corsi et les Medici aidèrent à faire
triompher. N'oublions pas que ces familles mirent leurs puissantes fortunes au
service de la culture et des arts ; et ce sont bien les Peruzzi et les Bardi,
banquiers florentins, qui d'ailleurs, purent prêter à Edouard III, roi d'Angleterre
de 1327 à 1397, la somme considérable de 900.000 - florins d'or !
Mais revenons au stile rappresentativo et suivons cette documentation que tout le monde, je crois, connaît (du moins
les historiens de la musique), mais qui, trop souvent, est étrangement ignorée.
Le stile ou genere rappresentativo, doit
être
considéré de deux façons : il peut indiquer une conception de récitation
chantée et à représenter sur scène ; il peut, aussi, indiquer une conception de
récitation chantée qui représente les affetti (les passions humaines)
indépendamment de l’ambiance théâtrale , et c'est cette signification
particulière qui nous intéresse ici. Un exemple éloquent de cette double
éventualité nous est offert par Monteverdi dans son Combattimento di Tancredi et
Clorinda (1638). Monteverdi écrit en effet : ´Combattimento, in Musica di
Tancredi et Clorinda,descritto dal Tasso; il quale volendosi esser fatto in
genere rappresentativo ´ (´Combattimento décrit par le Tasse,et si l'on veut
le faire en genre représentatif …’). Monteverdi indique, donc, que le ´
Combattimento ´peut être rendu sans jeux de scène (sans gestes), selon la
description du Tasse. Nous passons, alors, à la représentation des affetti qui peut
être jouée ou décrite ; dans les deux cas nous avons la même récitation
chantée , dans les deux cas nous avons le même avertissement de Monteverdi (qui
recommande bien de ne faire d'ornementations que dans la stance (« non doverà
far gorghe né trilli») qui commence «Notte… , car, pour le reste, la prononciation devra
être conduite en rapport exact (« similitudine ») avec les
passions de la raison ». C'est un thème de grand art poétique et d'éloquence
qui nous ramène à Platon et au ´ cantus obscurior ‘ de Cicéron, un thème qui est
à la base du parlar cantando de Monteverdi et du stile rappresentativo des
Florentins de la Camerata de Giovanni Bardi.
Si nous lisons la Préface de Giulio Caccini à son
Euridice (1600), nous avons des données précises sur la nature du stile
rappresentativo qui est, avant tout, l'expression ciblé des passions (indépendamment
des jeux de scène), la réalisation des sons émotifs de la diction (réalisation
des mélodies ) souligne particulièrement ces lignes de Caccini « composé en
musique, en style représentatif, la fable dicte. (latin fabula = action dramatique). J'ai estimé qu’il était de mon devoir de vous la dédier (il s'agit
de Gio. Bardi). En elle vous retrouverez ce style que j'ai suivi, bien des années,
dans l'églogue de Sanazzaro Iten'all'ombre de gli ameni faggi , et dans d’autres de mes madrigaux de cette
époque Perfidissimo volto,Vedro'l mio Sol, Dovrò dunque morire... ; et c'est aussi la manière comme vous le disiez lors de votre Camerata à
Florence, dont se servaient les Grecs anciens en représentant leurs tragédies,
et autres fables en se servant du chant. (…). Et dans cette manière de chanter,
je me suis servi d’une certaine 'sprezzatura' ( liberté, méprise de la
mesure, nonchalance) que
jai estimé avoir de la sublimité et, par elle même, s'approcher le plus possible
du langage naturel.» Ce parallèle entre Euridice (action dramatique) et les
madrigaux a une immense importance, donc, dans l'exécution.
Caccini a publié les madrigaux, dont il parle dans
préface, en 1601(moderne 1602) ; nous en avons inscrit deux dans la réalisation
discographique dédiée à la Camerata Fiorentina.
Suivons, maintenant, Jacopo Peri dans la Préface à Le
Musiche di Jacopo Peri... Sopra L’Euridice del Sig. Rinuccini (1600), dédiée à
Maria Medici, reine de France et de Navarre : «J'ai estimé utile de faire
connaître à tous les raisons qui m’ont conduit à retrouver celle vieille
manière de chanter.»
Je crois pouvoir, ici, saisir un rapport culturel et
technique intéressant entre « retrouver» cette nouvelle manière de chant de
Peri, le « style» de Caccini et la «Seconda pratica» de Monteverdi.
En effet, nous savons que Monteverdi a séjourné à
Florence chez Jacopo Corsi et nous savons aussi que Monteverdi cite
(Dichiarazione della Lettera, publiée en préface à Scherzi Musicali de 1607)
Jacopo Peri et Giulio Caccini parmi les musiciens de Seconda pratica. Mais continuons
avec Peri : « Il plût à Messieurs Jacopo Corsi et Ottavio Rinuccini (déjà en
1594) qu'en me servant de la Musique de façon différente, je mette sous les
notes la fable de Dafne composée par Monsieur Ottavio, pour se rendre compte de
ce que pouvait rendre le chant de notre époque.»
Il faut, pour bien comprendre l’esprit de recherche qui
anime Peri, Corsi et Rinuccini, noter ce passage à la préface de Peri, à propos
de cette nouvelle manière de chanter : «Bien que le sieur Emilio del Cavaliere
nous ait fait écouter, avec une merveilleuse invention, notre musique sur scène,
il semble utile cependant, à Messieurs Jacopo Corsi et Ottavio Rinuccini que je
mette sous les notes (je souligne encore) la fable ´ Dafne’, en me servant de la
musique d’une façon différente.» L’art a toujours créé des oeuvres où la parole
était en musique et, naturellement, durant la période qui nous intéresse ici,
nous en avons eu d'innombrables manifestations de tout genre ; mais c'est
justement chez les Florentins, chez Corsi et Bardi que s'affirme l'idée de
retrouver la manière de chanter comme l'expression profonde de la pulsion
émotive et non comme une ligne sombre rehaussant des paroles qui, à leur tour,
peuvent devenir un préliminaire à une évasion sonore fantastique, et non plus
récitatif presque ´recto tono’, et toujours, indépendant des jeux de scène.
C'est l'émotion profonde du son
rationnel que l'on recherche par une analyse fouillée de la ou des voyelles, des
consonnes, des syllabes - le chant devient modulation même de la diction et
c'est alors le chant plus profond, plus caché de l'expression verbale. Ce n'est
certainement pas le chant mélodramatique du XVIIIe siècle ou de l'opéra du XIXe.
Surtout, ce n'est pas la mélodie au sens moderne du mot. Et voici des
observations sur lesquelles il est bon de méditer; Jacopo Peri: «Ayant vu qu’il
s'agissait de poésie dramatique, et que, pour cela, il fallait que le chant
imite la parole (sans aucun doute, on n'a jamais parlé en chantant), j'ai estimé
que les anciens Grecs et Romains (qui, de l'avis de bien des gens, chantaient
sur scène les tragédies en entier) devaient se servir d'une harmonie, qui,
allant au-delà de celle du parler ordinaire, mais restant tellement au delà de
la ligne chantante , leur permit d’assumer une forme intermédiaire. C'est pour
cette raison que nous trouvons dans ces poésies le iambe qui ne s'élève pas,
comme l'hexamètre, mais qui, pourtant, dépasse les limites de la conversation
familière. Et c'est pourquoi. abandonnant toute autre manière de chant entendue
jusqu'ici, je me suis appliqué à rechercher l’imitation que l'on devait faire de
ces poèmes ; et j'ai considéré que cette sorte de voix, que les Anciens
assignaient au chant et qu'ils appelaient ´ diastématique ‘ (presque retenue, et
suspendue) pouvait partiellement s'accélérer, et prendre un mouvement tempéré
parmi les accents du chant, suspendus et lents, et ceux du langage, de bonne
allure et vifs, et s'accommoder à mon avantage (comme faisaient les Anciens en
lisant les poésies et les vers héroiques) en se rapprochant de la voix assignée
aux raisonnements qu'ils nommaient continuelle.» (Nous voilà à la ´sprezzatura’
de Giulio Caccini).
Je crois utile d'attirer l'attention du
lecteur sur un point essentiel de l'exposition de Peri : « Et sans aucun doute
on n'a jamais parlé en chantant», peut, de prime abord, sembler contradictoire
avec le parlar cantando de Monteverdi ; il en est, au contraire le corollaire,
car, pour Jacopo Peri, il est impossible d'exprimer un raisonnement (parler)
quand ce raisonnement doit suivre une ligne musicale (chanter) ; Monteverdi, de
son coté, veut que l'harmonie (le chant) naisse de la parole, c'est-à-dire
l'inverse, nous l'avons déjà dit, du cantar parlando, qui représente justement
ce ´ chanter ‘, en lisant des paroles, que Peri refuse.
Jacopo Peri (que les contemporains appelaient l'´
Orphée de nos siècles ‘) nous entretient de ses recherches sur l'harmonie qui
naît de certains accents du langage sur lesquels on peut placer accords et
modulations ; c'est très intéressant, mais traiter ici cet argument mènerait
loin et j'estime plus utile de donner une documentation sûrement nécessaire pour
en fixer l'esthétique dans laquelle se meut l'art de toute la Camerata
Fiorentina, ce qui nous permettra, aussi, d’aborder
la forme harmonique dans la réalisation du ´ continuo ‘, compte tenu que l'expression
de la parole ne doit jamais être conditionnée par une surcharge contrepointiste.
Là, aussi, Caccini nous précise (Préface à ses Nuove Musiche - 1601) qu'il s'est
« ... servi du contrepoint, uniquement, pour
accorder les deux parties ensemble (chant et continuo) et éviter certaines
fautes notables ...» . Pour la réalisation du continuo, nous avons,
toujours de Giulio Caccini, une annotation très utile: « j'eus l'idée d'une
sorte de musique par laquelle on pourrait parler presque en harmonie, me servant
(comme je l'ai dit ailleurs) d'une certaine noble sprezzatura du chant, en
passant par certaines dissonances ; en tenant dans ce cas la note de la basse
sauf quand je voulais m'en servir à l'usage ordinaire, avec les parties médianes
jouées par l'instrument pour exprimer quelque trait affectif, n’étant utiles qu'à
cela. »
On voit par là meme l'incongruité
stylistique et harmonique dans laquelle glissent et se perdent bien des
chanteurs et leurs accompagnateurs qui, croyant faire preuve de capacité de
contrepointistes, oublient que simplicité ne veut pas dire pauvreté et finissent
par trahir grossièrement la pensée de l'auteur et son art expressif.
Le problème , dont la solution
intéresse au plus haut point , est donc celui de l'interprétation de cette
musique, c'est-à-dire son esthétique et sa technique d'exécution que nous allons
retrouver dans les textes que nous proposons à l'attention des lecteurs de ces
lignes et des auditeurs de cette réalisation discographique, la première qui ait
suivi les règles et les conseils des thèoriciens et des praticiens de l'époque
qui vécurent la floraison de l'art de la Camerata Fiorentina.
Je glane quelques notices dans la
grande quantité de lettres et comptes-rendus de manifestations et spectacles qui
nous sont parvenus d'une époque lointaine où l'art et la culture primaient tout
le reste.
Je pars d'assez loin en citant une
lettre de Poliziano à Pico della Mirandola (peut-être de 1488). «Il exécuta,
ensuite, un chant héroique (il s'agit du chanteur Fabio Orsini) qu'il avait
lui-même à peine fini de composer en l'honneur de notre Pierre de Medici ( ... )
sa voix était celle de quelqu’un qui ne lisait pas tout à fait et qui, de même,
ne chantait pas carrément, mais tu aurais pu y retrouver et l'un et l'autre et,
pourtant, ne pas distinguer l'un de l'autre ; sa voix était ou unie , ou modulée,
changeante comme le demandait le passage, ou variée, ou soutenue, ou exaltée, ou
bien retenue, ou calme, ou véhémente, ou ardente, toujours précise, toujours
nette, et toujours agréable...» (Quelle leçon de chant!). Nous sommes toujours
au XVIe siècle et Vincenzo Calmeta (Prose e lettere edite ed inédite,
recueillies par Cecilia Grayson, Bologne 1959) donne ces conseils : «... dans la
façon de chanter, il faut accompagner les rimes avec une musique détendue et
sans dureté, afin que l'on puisse comprendre le mieux possible l'excellence des
doctes et spirituelles paroles, montrant, par là, la capacité de jugement qu'a
généralement un bijoutier averti qui, ayant à montrer une perle pure et raffinée,
se gardera bien de l'envelopper d'un drap en or, mais la posera sur une étoffe
noire, pour qu'elle puisse apparaître au mieux de son éclat... ( ) Sont
particulièrement à louer ceux qui en chantant expriment bien les paroles et font
de façon que la musique les accompagne comme les serviteurs accompagnent leurs
maîtres.... en mettant la musique au service de l'esprit et des passions que les
paroles expriment, et non le contraire » (nous sommes au IIIe Livre de la
République de Platon ). Cela met en lumière toute la valeur des
recherches et des réalisations de ce cénacle de poètes, littérateurs, artistes
et hommes de sciences que fut la Camerata Fiorentina pour un retour à l'esthétique
musicale de l'Antiquité classique.
Il est intéressant de préciser
certaines notices qui peuvent aider à connaître l'ambiance dans laquelle s'ébauchaient
les grandes manifestations artistiques de la Renaissance dont les échos
rejoignaient avec vigueur les Cours d'Italie et d'Europe (comme nous lisons dans
une lettre de Angelo Grillo à Giulio Caccini depuis Venise en 1608) et
déterminaient cet esprit d'émulation qui est, aussi, à la base de la grande
production artistique de cette période, production qui permet de faire le point
de la situation culturelle d'alors. Il est difficile d'imaginer comment cette
grande veine a pu se tarir, faisant lentement place à la seule recherche
spectaculaire vidée de tout attribut culturel d'un niveau certain ; d'autant
plus que les grands Intermedi de 1589 sont là pour montrer que le grand Art
(musical, scénique et poétique) peut vivifier et ennoblir tout spectacle.
On peut mentionner ici la grande fête qui fut célébrée,durant
le Carnaval de l'année 1612, à la Cour de Toscane. Ottavio Rinuccini avait
composé la Comparsa d’Eroi Celesti où, dans une riche mise en scène, en un
savant jeux de sphères, Jupiter évoluait avec, autour de lui, ses quatre
satellites découverts par Galileo Galilei et nommés ´ Stelle Medicee ‘. Il est à peine nécessaire de rappeler que Galileo était le fils de Vincenzo Galilei qui,
chez Bardi avait récité (en modulant la voix) le ´ Canto XXXIII ‘ de l’Enfer de
Dante (le récit du Conte Ugolino) sur un accompagnement de violes, pour
illustrer ses théories sur la musique monodique qu'il voulait liée à l'expression
des passions humaines ; Vincenzo Galilei fut, comme on le sait, grand théoricien
chez Giovanni Bardi. Ce grand spectacle (Comparsa d’Eroi Celesti), tout comme
les intermèdes, comprenait pièces de musique, symphonies, choeurs et solos que
l'on ne doit aucunement confondre avec la ´ Fabula rappresentata in musica
‘
(action dramatique représentée en musique), telle que Euridice ou Orfeo. La
présence de la musique et du texte littéraire a pu dérouter pas mal d’historiens
et c'est cette présence analogique de parole et musique, dans les deux filons de
la production de la musique scénique, qui a conduit les historiens de la musique
(à un moment que je situe vers la moitié du 19e siècle) à croire pouvoir trouver
des ancêtres de prestige au mélodrame et à l'opéra qui, de plus en plus,
comblaient les goûts d'une société qui était à la recherche d'une nouvelle
identité culturelle.
Se basant uniquement sur le matériel de
construction artistique (texte littéraire et texte musical), ils crûrent pouvoir
dresser des parallèles édifiants entre le mélodrame d'abord, l'opéra ensuite, et
les créations poétiques et musicales du XVIe et du XVIIe siècle.
Le résultat fut que, d'un coté, l'on
vit dans Euridice, Dafne, et Orfeo, par exemple, les prototypes d'un opéra
lyrique en fieri, et de l'autre (et c'est là la conséquence la plus grave et la
plus dangereuse) les interprètes ont été poussés à méconnaître la récitation
chantée des poèmes et à simplement tout chanter, suivant une mesure
musicale apprise plus moins bien dans les classes des Conservatoires.
La réaction a tardé à venir, mais elle
est arrivée, hélas sans l'indispensable préparation historique, esthétique et
technique et faite de connaissance assurée, on a inventé style, un son, une
technique qui n'existe en aucun traité de l'époque en y ajoutant baroquismes
des plus ahurissants avec le résultat de flétrir des arias et des thèmes musicaux superbes.
On avait fait tout chanter, meme ´ la
cena è pronta’ (la soupe est servie) avec force voix qui, en éliminant des
passaggi, simplifiait bien les choses ; on allait, maintenant, se baser sur une
esthétique inexistante et imaginer des sonorités particulières (oh ! combien
particulières) issues presque toujours d'une préparation vocale plutôt précaire
qui ignorait tout de la technique du chant, sans compter les barbarismes de la
prononciation qui est essentielle dans la musique de seconda pratica.
Bref, le désastre, qui s'annonçait
complet, est, j'espère enrayé car, comme toujours, la vérité commence à s'imposer
par la lecture et l’analyse approfondie des nombreux textes qui nous sont
parvenus, même si encore, sur le Palazzo Bardi à Florence (oeuvre du
Brunelleschi) trône une inscription (gravée au ... XXe siècle) qui
consacre la naissance du mélodrame là où se réunissait la... Camerata
Fiorentina ; même si sur la tombe de Jacopo Peri (à Santa Maria
Novella, Florence) on a gravé (toujours durant le XXe siècle) une inscription qui
lui reconnaît (je dirais plus justement, lui impose) la paternité de l'opéra.
Pourquoi s'étonner alors si les interprètes de sa musique s'escriment à pousser
la romance ! Même si l'on persiste à considérer Monteverdi comme le ´ Créateur
de la Musique moderne ‘ en ignorant, de toute évidence, ce que lui même a écrit
dans sa lettre du 22 octobre 1633 : « Melodia, overo seconda pratica
musicale, Seconda (intendendo io) considerata in ordine alla moderna,
prima in ordine alla antica { Mélodie soit deuxième
pratique musicale, Deuxième (j’entends) par rapport à la moderne,
première par rapport à l'antique }.»
Certes, ce n'est pas par goût de la
polémique que je donne ces quelques précisions, mais, uniquement, parce que un
encadrement historique et esthétique erroné d'une oeuvre amène à en altérer
gravement l'interprétation et l'exécution.
Mais revenons à nos Florentins, Peri et
Caccini, qui sont l'objet de cette réalisation discographique. Il y a dans leur
musique (bien au-delà de toute entrave scènique) certains traits qui peuvent,
par une interprétation peu avertie, se porter à subir une ´ mélodisation ‘ (au
sens moderne du mot) qui en offusque la beauté et la profondeur expressive ;
c’est pourquoi je veux transcrire ici, et pour conclure cette présentation, ces
quelques lignes qui me paraissent particulièrement enrichissantes. Voici un
extrait de la lettre écrite par Jacopo Peri au Cardinal Ferdinando Gonzaga, en
1608, lors de représentation de la Dafne :... « Et en particulier la
Dafne enrichie de nouvelles inventions par Rinuccini lui-même
composée par monsieur Marco
(de Gagliano) avec infiniment de gout... car
une telle manière de chant a été reconnue plus apte et plus
proche au parler...»; un extrait de la lettre(Venise 1608) d’Angelo Grillo
à Giulio Caccini : ...« Vous êtes le père d'une nouvelle manière de
faire musique, ou plutôt d'un chanter sans le chant
(un cantar
senza canto), d’un chanter récitatif, noble et non populaire, qui ne
tranche pas, qui ne mange pas, qui n’ôte pas la vie aux paroles, ni la passion (l’affetto), mais, au contraire, il la leur accroît, en redoublant
leur esprit et leur force ». Une chose très importante, dont il faut tenir
compte, est que tous les passaggi et toutes les ornementations ont été écrits
par ces grands musiciens que
furent Peri et Caccini et que, par conséquent, tout soi-disant enjolivement
(sic) que l'on entend bien souvent, est absolument arbitraire.
Nous ne pouvons, en effet, oublier ce
que nous a écrit Giulio Caccini, maître incontesté de l'art du chant :« Cet art ne supporte pas la médiocrité et nous qui le professons, nous
devons de toutes nos forces nous astreindre à retrouver avec toute
diligence et amour, toutes les finesses exquises qu'il possède. Et c'est
cet amour qui m’a poussé (ayant compris que c'est par les Écrits que nous pouvons avoir connaissance de toutes les sciences
et de tous les arts) à rééditer les notes qui suivent car j'entends,
par elles, montrer ce qu’il faut savoir pour chanter en soliste
sur un accompagnement de chitarrone ou autre instrument à cordes, à
condition
que l'accompagnateur soit bien versé dans la théorie de la musique et déjà à même de bien jouer... On aura un meilleur
effet d’expression en entonnant la voix en ´diminuendo’ª , car si l’on entonne
autrement, en faisant le ´crescendo’ pour exécuter les exclamations, on sera
porté à faire un autre ´crescendo’ qui rendra la voix forcée et dure… Pour
obtenir cet effet, il faut être particulièrement préparé théoriquement et
travailler beaucoup pour acquérir cette maîtrise de l’émission qui rends
parfaits le chanteur et la cantatrice …’. Il cite en particulier le grand effet
expressif des ´exclamations’ et toutes leurs difficultés d’exécution. Caccini
fait suivre une série d’exemples et nous explique la technique des passaggi, des
notes en roulade (´giri di voce’) , du trillo marqué sur une même note à
exécuter très vite, et du gruppo marqué sur des notes à la distance d’un 1/2
ton. Ce sont neuf pages de préface très riches d’observations et d’exemples et
qui se terminent par une mise au point d’importance: «… à noter que je nomme
noble manière de chant celle qui s’exécute sans se soumettre à une stricte
mesure musicale en réduisant souvent la valeur des notes de la moitié en suivant
le sens expressif des paroles, d’où naît le chant en ´sprezzatura’ … qui ne peut
etre rendu que par une voix souple et belle et par une respiration parfaite .»