Il n'y eut aucun trouble, il ne s'éleva de
confusion absolument nulle part, grâce à la ferme direction
des grands émirs qui tenaient les rênes du gouvernement(1).
Ils envoyèrent chercher le frère consanguin
du roi défunt, qui s'appelait Oldjaïtou et se trouvait dans
le Khoraçan. Ils le firent venir et le proclamèrent
roi, le douze de Tamouz de cette année (juillet 1304)(2).
Quand il était petit, au temps
du roi Argoun son père, il avait habité à Maragha
et il était allé souvent visiter le Catholique avec sa mère
Argou-Khaton qui était chrétienne(3). Aussi
le Patriarche usait-il avec lui d'une grande liberté. Il lui portait
une affection sans limite; il se réjouissait de son avènement
et pensait en lui-même: «Celui-ci favorisera l'Église
plus que son père, plus que son frère, quand il aura vu et
appris l'honneur que celui-ci lui rendait et l'affection qu'il avait pour
elle».
Il ne soupçonnait pas que les
changements volontaires sont plus puissants et plus torts que les habitudes
et les inclinations naturelles, surtout lorsqu'ils prennent racine et s'affermissent.
Or le roi s'était fait hagaréen dans ces régions.
Il avait reçu une autre éducation qui lui avait fait oublier
la première(4), et, sous l'influence des nombreux
discours qu'il avait entendus, une certaine haine des chrétiens
s'était emparée de lui.
Le Catholique vint le trouver et le
rencontra deux fois. Ce roi le traita avec honneur, mais non cordialement;
il se montra un peu aimable simplement par convenance.
Il prêtait, en effet, une main
puissante et un bras vigoureux aux hagaréens en toutes choses présents,
édits, honneurs, construction de mosquées. Ceux-ci, dès
lors, méprisèrent ce qui était de l'Église;
ils poussèrent leur malice jusqu'à insinuer aux oreilles
du roi Oldjaïtou la pensée de s'emparer du couvent que le Catholique
avait bâti, de transformer l'église de la ville de Tauriz
en mosquée et d'attribuer à celle-ci ses waqfs, c'est-à-dire,
ses terres.
Peu s'en fallut que cela ne fût
accompli; mais l'aide et la bonté divine éveillèrent
l'attention de l'oncle maternel du roi, l'émir sublime Irindjin(5)
- que sa vie soit conservée! - Celui-ci retint
leur audace et empêcha leur tyrannie; sans cela, ils allaient s'emparer
même du couvent bâti par le Catholique.
Le Patriarche passa l'hiver de l'an
1616 des Grecs (1304- 1305) dans la ville d'Ouschnouq(6).
Il y échappa à peine aux mains de ses adversaires et s'en
vint au monastère qu'il avait fait bâtir. De là, il
gagna le camp, à Oughan, entra avec le roi à Tauriz et s'efforça
de faire prospérer les affaires de l'Église. Il reçut
un diplôme et revint à son couvent(7).
De cet endroit, il monta passer l'hiver
dans la citadelle d'Arbèle, et dès son arrivée, au
commencement de l'année 1617 (octobre 1305), il y jeta les fondements
d'une grande résidence. Il la bâtit en chaux et en pierres.
Il la termina et la décora magnifiquement.
Au commencement du mois de Yar de
cette année (mai 1306), il remonta au couvent qu'il avait bâti
pour y passer l'été. Ayant appris que le roi avait commencé
à exiger des chrétiens l'impôt de capitation, il retourna
à Oughan. Il rencontra le roi, mais ne put rien obtenir.
Le roi avait alors commencé
à bâtir, sur la limite du territoire de Kazwin(8),
une ville qu'il embellit et nomma Soultaniyeh. Il avait rassemblé
en cet endroit des artisans de toutes les parties de son royaume et fit
faire des constructions splendides, telles que la parole ne peut les décrire(9).
Comme Monseigneur le Catholique était
privé de toute sorte de ressources et que ses dépenses augmentaient,
il regagna la résidence qu'il avait fait bâtir dans la citadelle
d'Arbèle. Il y passa l'hiver de l'année des Grecs 1618 (1306-1307),
puis l'été, et encore l'hiver de l'an 1619. Au mois de Yar
(mai 1308), il remonta dans l'Adherbaidjan et alla près du roi,
à la ville d'Oughan. Il fut traité avec honneur selon la
règle et l'usage.
Le roi partit pour la chasse et vint
au saint monastère qu'avait bâti Monseigneur le Catholique(10).
Les moines sortirent au-devant de lui et l'y introduisirent solennellement.
Quand il entra dans la cellule du directeur du couvent, celui-ci trouva
grâce aux yeux du roi. Le prince l'interrogea sur la doctrine chrétienne:
sa réponse fut agréable et pleine d'élégance,
ce qui causa grande joie au roi. Celui-ci entra dans la résidence
du Catholique, s'assit sur le trône, fit venir les moines et se réjouit
avec eux. Il leur donna cinq pièces d'étoffes précieuses.
Le directeur lui ayant parlé de la capitation, il promit de ne pas
la prendre. Il n'occasionna aucune dépense au couvent.
Le lendemain, quand le roi était
déjà parti, le Catholique qui avait appris sa venue, arriva
au monastère et fut fort contristé de ne pas s'y être
trouvé. Il courut après le roi, accompagné des évêques
et du directeur du couvent, et le rejoignit au bord du fleuve appelé
Djaqatoui(11), en mongol, et Wakyaroud, en persan. Le
roi traita Monseigneur le Catholique avec très grand honneur. Il
lui accorda un grand diplôme, pour lui et pour les chrétiens,
défendant que dans toute l'étendue de l'empire, quelqu'un
exigeât la capitation des évêques, des moines, des prêtres
ou des diacres.
Le roi revint au monastère;
il manda plus tard le Patriarche à Tauriz et lui donna une mule
de selle et un manteau d'honneur. Le noeud qui serrait le coeur du roi
était rompu depuis sa réception au monastère, et Dieu
lui inspira la miséricorde. Il permit au Catholique de passer l'hiver
dans son monastère et lui-même s'en alla à la station
hivernale d'Oughan, que les Mongols appellent Moughan(12).
Le Catholique passa donc dans son
monastère l'hiver et aussi l'été de cette année
1620 des Grecs (1308-1309). Le roi agit miséricordieusement dans
des édits admirables. Il attribua même au Catholique tout
le tribut de capitation d'Arbèle et ordonna de ne plus exiger cet
impôt des chrétiens.
Au mois de Teschri second, de l'année
1621 (novembre 1309), le Catholique partit pour la citadelle d'Arbèle,
et, aussitôt en route, il fut saisi par une maladie qui devait le
conduire à la mort; mais Notre-Seigneur le guérit.
Il entra solennellement dans la citadelle
d'Arbèle; toute la ville s'était portée au-devant
de lui et on l'y introduisit avec de grands honneurs.
1. Voici ce que notre auteur entend par une ferme direction:
«A la mort de Cazan, son frère Kharbendé, qu'il avait
désigné son successeur, se trouvait dans le Khorassan, son
apanage. Le général Moulaï lui conseilla de cacher cet
événement et de prendre des mesures pour prévenir
les troubles que pouvait causer l'ambition du prince Alafrenk, fils de
Gaïkhatou, soutenu par le général Harcoudac, qui venait
d'être nommé commandant en chef de l'armée du Khorassan.
Ce général avait épousé la fille de Coutloucshah
qui, étant marié a la soeur d'Alafrenk, voulait élever
au trône ce jeune prince. Il fut arrêté dans un conseil
que Kharbendé tint avec ses officiers, qu'avant de publier la mort
de Cazan on se déferait de ceux qui étaient soupçonnés
de vouloir s'opposer a Kharbendé. Trois capitaines des plus distingués
furent choisis pour aller ôter la vie au prince Alafrenk..... Lorsqu'ils
arrivèrent à son ordou, ce prince ignorait encore la mort
de Cazan. Ils lui demandèrent un entretien privé, au milieu
duquel Gurdji le tua d'un coup de sabre.» D'OHSSON, IV, 479. Dès
que les trois officiers furent revenus, Kharbendé les chargea d'aller
s'emparer du général Harcoudac. On le lui amena et il le
fit mettre a mort avec tous les siens. Après s'être ainsi
débarrassé de son compétiteur, il se mit en route
pour Tauriz avec ses familiers et un gros corps de troupes.
2. Oldjaïtou arriva à Oughan le 11 juillet,
et fut proclamé roi le lendemain; mais il ne fut placé sur
le trône que le 21, jour désigné par les astrologues
comme propice.
3. Kharbendé était le troisième
fils d'Argoun-Khan; il naquit en 1281. Sa mère, Ourouk-Khatoun,
arrière petite-fille d'Ouang-Khan, roi des Kéraïtes,
était la fille du prince Saroudji frère de Dokouz-Khatoun.
«Elle fut surprise par les douleurs de l'enfantement au milieu du
désert qui sépare Merv de Sérakhs. Obligés
de s'arrêter et souffrant de la disette d'eau, les gens de sa suite
étaient inquiets sur leur sort, mais dès que le prince fut
venu au monde il commença à tomber une pluie abondante qui
répandit la joie dans la troupe; ce qui fit donner au nouveau-né
le nom d'OEuldjaï-Bouka. Quelque temps après
on y substitua celui de Tamoudar, selon l'usage des Mongols qui
croyaient par ce changement de nom, garantir leurs enfants de l'influence
maligne des yeux de l'envie. Plus tard, il fut appelé Kharbendé,
nom persan qui signifie muletier; enfin après son avènement
au trône..., les Émirs et les Vézirs proposèrent
au nouveau souverain de prendre le titre d'OEuldjaïtou Soultan.
Dans la plupart des actes publics, son nom est écrit OEuldjaïtou
Mohammed Khoudabendé. Ce dernier nom qui signifie «serviteur
de Dieu» remplaça celui de muletier.» D'OHSSON, IV.
Le témoignage de notre auteur affirmant que
la princesse Ourouk-Khatoun était chrétienne, concorde avec
les paroles du pape NICOLAS IV, dans une lettre qu'il adressa à
celle-ci, en 1291, par l'intermédiaire de deux frères mineurs,
et avec l'assertion de HAÏTON (chap. 45) qui s'exprime ainsi à
son sujet: «Cette princesse fut toute sa vie fort affectionnée
à la foi de Jésus-Christ. Elle se faisait célébrer
les divins offices et avait toujours chez elle un prêtre chrétien
et une chapelle, en sorte que son fils Carbaganda fut baptisé
et nommé Nicolas. Il professa la religion chrétienne tant
que sa mère vécut, mais après sa mort, il rechercha
avec affection la compagnie des Sarazins et embrassa le Mahométisme.»
On voit une fois de plus, par ce qui est dit ici
de la reine Ourouk-Khatoun, et plus bas (chap. XVIII et XIX) de la femme
de l'émir Gaïdjak, l'heureuse influence exercée en faveur
des chrétiens par la reine Dokouz-Khatoun (Cfr. ci-dessus, chap.
IX, n.7). Comme nous avons eu plusieurs fois occasion de parler des
membres de sa famille, pour faciliter l'intelligence de ces relations assez
compliquées nous avons dresse le tableau genéalogique ci-dessous:
4. On avait fait épouser à ce prince,
dans son enfance, Koundjouskab-Khatoun, princesse de la race d'Houlaghou,
avec laquelle il fut élevé. Elle lui fit embrasser l'islamisme
après la mort d'Ourouk-Khatoun.
5. L'émir Kéraïte Irindjin, fils
de Saroudji, et par conséquent neveu de Dokouz-Khatoun, devint un
des personnages les plus importants du règne d'Oldjaïtou surtout
après qu'il eut donné sa fille Koutloukschah en mariage à
ce prince. Il était, en effet, l'oncle maternel d'Oldjaïtou,
car la mère de celui-ci, Ourouk-Khatoun, était fille de Saroudji
et soeur d'Irindjin (cfr. n. 3). En 1314, il était
gouverneur du Roum. Il dut quitter cette province à la suite de
troubles et fut nommé gouverneur du Diarbékir à l'avènement
d'Abou-Saïd, mais le général Tchoban lui fit enlever
cette charge. Aussi, lors du soulèvement de quelques mécontents
contre ce généralissime, embrassa-t-il le parti de ces derniers.
Il marcha à leur tête contre les troupes royales. Sa fille,
qui était devenue la femme d'Abou-Saïd, essaya vainement avant
le combat de le sauver. Il livra bataille contre sa parole donnée.
Il fut pris et réservé avec deux autres chefs pour un supplice
ignominieux. On les conduisit à Soultaniyeh où on les suspendit
par les côtes à des crocs de fer, au-dessus d'un brasier (1319).
Sa femme qui l'accompagnait dans le combat avait été tuée
dans la mêlée. Voir D'OHSSON; IV, 633-642.
6. Ouschnouk ou Ouschnou, que
les chaldéens appellent aujourd'hui Ouschnouq, est une ville de
la province de l'Adherbaidjan, dans le Turkistan persan, située
à 58 kil. au S.-S.-O. d'Ourmiah. «Cette ville que j'ai visitée
en l'an 617 de l'hégire, dit le géographe arabe Yaqout, a
de beaux jardins qui donnent une excellente qualité de poires que
l'on porte dans les pays environnants. Elle est presque ruinée.»
Cf. BARBIER DE MEYNARD, Dict. géogr. de la Perse, p.
39. Le colonel RAWLINSON a donné une intéressante description
de tout ce district dans le Journal of the geogr. Soc., t.
X, p. 16 et suiv.
7. A Maragha.
8. Kaswin ou Kazbin, que l'on identifie
communément avec l'antique Arsacia, capitale des Caspii,
est située dans l'Irak-Adjémi, 145 kilom. N.-O. de Téhéran
par 36° de lat. N. et 47° de long. E. Le roi Sapor, fils et successeur
d'Ardeschir-Babegan, qui fonda la dynastie des Sassanides en 223 de notre
ère, s'était fait construire un palais dans cette ville célèbre.
Détruite par un tremblement de terre, elle fut reconstruite et fortifiée,
en 601. A l'époque de MARCO POLO, elle était le chef-lieu
d'une province importante. Les Sophis, en firent leur capitale jusqu'à
Abbas le Grand qui transporta sa résidence à Ispahan (Cfr.
CHARDIN, Voyage en Perse, t. II, p. 392). Cette cité compte
encore actuellement près de 40,000 habitants.
9. Soultaniyeh est aujourd'hui une ville ruinée
de la Perse centrale située à 45 kil. S.-O. de Zendjan, sur
un plateau à environ 1,500 m. d'altitude. «Le premier jour
de l'an 705 de l'hégire (24 juillet 1305), dit D'OHSSON (IV, 485),
OEuldjaïtou jeta les fondements d'une ville dans les riantes prairies
de Concour-eulong. Son père Argoun avait conçu ce projet
que la mort l'empêcha d'exécuter; OEuldjaïtou voulut
l'accomplir. On vit en peu de temps s'élever une cité qui
reçut le nom de Soultaniyeh [ville du Sultan]. Elle eut plusieurs
mosquées, la principale fut bâtie aux frais du sultan et richement
ornée de marbres et de porcelaines peintes. Il fonda un hôpital
pourvu d'une pharmacie et de tout le mobilier nécessaire, au service
duquel il attacha plusieurs médecins, ainsi qu'un collège
sur le modèle de celui de Mostausser à Bagdad. Les seigneurs
se firent à l'envi bâtir de beaux hôtels. Tout un quartier,
contenant mille maisons, fut construit aux frais du vizir Raschid qui,
en outre, fit élever un grand édifice flanqué de deux
minarets, lequel comprenait un collège, un hôpital et un couvent
tous richement dotés. La citadelle était ceinte d'un mur
carré, flanqué de tours, dont chaque côté avait
cinq cents guez (coudées) en pierre de taille, et si épais
que sur sa crête quatre chevaux auraient pu aisément courir
de front. OEuldjaïtou se fit construire un mausolée dans le
château; c'était un édifice de forme octogone, dont
chaque face avait soixante guez de long, couvert d'une coupole qui
s'élevait à la hauteur de cent vingt guez. Il était
percé d'un grand nombre de fenêtres garnies en fer artistement
travaillé. Auprès de cet édifice furent fondés
une mosquée, un hospice et un hôtel pour les Seyids, établissements
qui reçurent des dotations considérables. L'habitation royale
se composait d'un pavillon élevé, entouré, à
une certaine distance, de douze plus petits, ayant chacun une fenêtre
sur la cour, qui était pavée en marbre, d'une chancellerie
assez vaste pour contenir deux mille individus et de plusieurs autres bâtiments.»
L'historien NOVAÏRI, cité par D'OHSSON (ibid.), dit,
en parlant de cette ville: «Nous apprîmes en 713 (1313) qu'elle
était achevée et habitée, car Khoudabendé y
avait fait transporter de Tébriz un grand nombre de marchands, de
tisserands et autres artisans, qui furent forcés de s'y établir,
et qui l'habitèrent malgré eux. Nous sûmes ensuite
que la plupart de ces artisans étaient retournés à
Tébriz.» - Cette ville fut longtemps considérée
comme la place la plus importante du nord de la Perse après Tauriz;
mais, de même que beaucoup d'autres cités, elle a été
ruinée par les guerres civiles et les invasions. «De toutes
ses grandeurs passées, dit HOMMAIRE DE HELL, il ne lui reste que
sa célèbre mosquée et de nombreuses ruines gisant
dans les alentours de la ville moderne composée seulement de quelques
centaines de misérables maisons. Son nom seul indique son origine.
C'est sous le règne de Schah-Abbas, à la fin du XVIe siècle,
que le siège de l'empire fut transféré à Ispahan,
ville alors peu considérable.» Les principaux monuments sont
le palais de Fateh Ali Schah, le superbe mausolée du Sultan Khoudaband
et celui de Molah Hassan Kachi.
10. A Maragha.
11. C'est le fleuve dont le nom est généralement
transcrit dans nos langues Djagathou. Il désigne un cours
d'eau de l'Adherbaidjan, un des principaux tributaires du lac d'Ourmiah,
à l'extrémité méridionale duquel il débouche
après un cours, du S. au N., de plus de 200 kilomètres.
12. Oughan et Moughan étaient deux stations
distinctes. Voir ci-dessus, chap. XI, n. 13,
et chap. XII, n. 10. Il s'agit bien ici de Moughan
qui était, en effet, la station hivernale.