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CHAPITRE XII
LE ROI CAZAN HONORE MAR JABALAHA.

    Quand le soleil fut descendu dans le Bélier et que l'univers se fut un peu réchauffé, le Catholique envoya un des moines de sa résidence près du roi victorieux Cazan, au lieu appelé Moughan, station hivernale des Mongols, pour saluer le roi et l'informer des événements qui lui étaient arrivés.
    Ce moine, en arrivant au camp, prit soin de voir tous les émirs. Ceux-ci l'introduisirent près du roi victorieux, à qui il répéta exactement les paroles que lui avait dites Monseigneur le Catholique: «Ton trône est béni, ô Roi; qu'il soit à jamais affermi; qu'il soit éternellement assuré à ta race!»
    Le roi demanda: «Pourquoi le Catholique n'est-il pas venu près de nous?»
    Le moine lui répondit: «Parce qu'il est dans l'agitation. Il a été suspendu la tête en bas et frappé violemment, et c'est à cause de la vive douleur qu'il en a ressentie qu'il n'a pu venir rendre hommage au roi; c'est pour cela aussi qu'il m'a envoyé te présenter ses compliments; mais, Sire, quand le roi victorieux arrivera en bonne santé à Tauriz, le Catholique viendra, malade ou bien portant, le saluer et lui rendre hommage.»
    Dieu fit en sorte que ces paroles fussent agréables aux yeux du roi. Il accorda au Catholique un édit, selon la coutume: premièrement pour que l'impôt de capitation(1) ne soit pas exigé des chrétiens; ensuite pour qu'aucun de ceux-ci n'abandonnât sa religion; que le Catholique soit traité selon l'usage comme auparavant, qu'il agisse selon son rang, qu'il rentre en possession de son trône, qu'il détienne le sceptre de l'autorité sur sa province. Il fit aussi notifier un autre édit en tous lieux, nommément à tous les émirs et aux troupes, ordonnant qu'ils restituassent tout ce qu'ils avaient pris par violence au Catholique ou aux évêques, et que les gens de Bagdad, ainsi que leurs envoyés dont nous avons parlé plus haut(2), rendissent tout ce qu'ils avaient extorqué. De plus, il accorda et fit remettre au Catholique pour ses dépenses cinq mille dinars, en disant: «Ils lui serviront de subvention jusqu'à ce qu'il vienne près de nous.»
    Le Christ n'abandonne pas son Église, il est la consolation de ceux qui ont le coeur contrit, il sauve les humbles d'esprit, il est le refuge des pauvres et leur secours dans le temps de l'affliction. Dieu châtie dans sa miséricorde, et il aime pour attirer à lui. Sa réprimande apprend à quiconque a du discernement qu'il n'est point étranger [à Dieu] qui ne lui enverra pas d'épreuves au-dessus de ses forces, qui ensuite, dans ses miséricordes, se tournera vers lui pour panser [ses plaies], et le réunira au bercail de la vie après l'avoir éprouvé. Dieu - que sa Majesté soit adorée! - tourna donc le coeur du roi vers son peuple, «car ce coeur est dans ses mains comme une source d'eau et il le dirige où il veut»(3).
    Dès ce jour, des rayons de salut commencèrent à luire sur toute l'Église.
    Dans la région d'Arbèle, les églises étaient dévastées(4); dans celles de Tauriz et de Hamadan(5), elles étaient complètement détruites; dans la ville et la province de Mossoul, leurs fondations avaient été arrachées de la terre; à Bagdad, elles avaient été rachetées moyennant des prix considérables, jusqu'à des milliers de dariques. Mais l'église, qui avait été bâtie dans cette ville par le Catholique Makikha(6) sur l'ordre du roi victorieux Houlaghou et de la reine chrétienne Dokouz Khâton(7), fut reprise par les Musulmans, avec la résidence et le palais qui avait appartenu aux rois Arabes(8). Quand Houlaghou, l'ancêtre des rois actuels, avait pris et saccagé Bagdad, il l'avait donné au Catholique Mar Makikha, afin qu'en ce lieu on fit perpétuellement des prières pour lui et pour sa race. Ils ne se contentèrent pas de prendre l'église et la résidence, mais ils obligèrent les chrétiens à emporter les ossements des Catholiques(9) qui y avaient été ensevelis ainsi que ceux des évêques, des moines et des fidèles.
    Toutes ces choses se firent sur l'ordre de ce fils de perdition, le maudit et exécrable Naurouz, l'adversaire de toute justice, l'ennemi de la vérité, l'ami du mensonge.
    Lorsque le moine en revenant près de Monseigneur le Catholique, lui apporta le décret et lui fit connaître l'affection des émirs et la grande bienveillance du roi victorieux à son égard, la porte de la résidence fut ouverte, le Catholique siégea sur son trône, réunit ses ouailles dispersées et rappela ses familiers qui s'étaient éloignés. Ce jour-là on lut au Diwan les édits ordonnant que quiconque avait extorqué quelque chose au patriarche ait à le lui rendre. De là, le Catholique prit la somme nécessaire pour se rendre près du roi Cazan, au lieu appelé Oughan(10). Il sortit de Maragha au mois de Tamouz de l'an des Grecs 1607 (juillet 1296) qui tombait cette année-là au mois de Ramadhan.
    Deux jours après son arrivée, il entra chez le roi victorieux avec les honneurs convenables. Le roi fit brûler de l'encens selon la coutume; il fit asseoir le Catholique à sa droite, fit apporter du vin et lui présenta la coupe. Il traita également avec beaucoup d'honneur tous les évêques venus avec lui.
    Aussi, la haine grandissait-elle dans le coeur de ses ennemis, qui ourdissaient des cabales et rapportaient tout ce qui se passait au fils de perdition, le maudit Naurouz.


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1. L'origine de cet impôt de capitation est indiquée dans la Chronique syriaque de DENYS DE TELLMAHRÉ, que je publie actuellement (Bibl. de l'École des Hautes-Etudes, section des Sciences historiques et philologiques).
    On y lit, à l'année 1003 (692), «'Abd el-Malik fit le ta'adil (= cens) des Syriens. Un édit rigoureux parut, qui obligeait tout homme à se rendre dans son pays, à son village, à la maison de son père, afin de faire inscrire son nom et celui de son père, sa vigne, ses oliviers, ses biens, ses enfants, tout ce qu'il possédait. Dès lors le tribut de capitation [gzitha] commença à être exigé pour les hommes. Telle est l'origine des maux qui fondirent sur le peuple chrétien. Jusqu'alors, en effet, les rois percevaient le tribut de la terre, mais non des hommes. Dès lors les enfants d'Hagar commencèrent à réduire les enfants d'Israël dans la servitude d'Égypte. Mais, malheur à nous! Parce que nous avons péché des esclaves dominent sur nous! Ce fut là le premier cens que firent les Arabes».
2. Voir ci-dessus, chap. XI.
3. Prov., XXI, 1.
4. BAR HÉBRÉUS (Chron. syr., éd. Bedjan, pp. 595-597) nous a laissé un tableau de cette persécution. Après avoir parlé des mesures vexatoires prises contre les chrétiens dans Bagdad (Cf. ci-dessus chap. XI, n. 2) il continue en ces termes: «Ensuite parut un édit, et un yarligh fut expédié dans toutes les provinces, et des commissaires y furent envoyés pour détruire les églises et démolir les couvents. Quand ces envoyés arrivaient quelque part, si les chrétiens se présentaient devant eux et leur offraient des présents, ils se laissaient aisément fléchir, car ils étaient plus occupés d'acquérir des richesses que de détruire les églises. C'est ce qui arriva dans la ville d'Arbèle. Quand les envoyés y arrivèrent, ils attendirent vingt jours que quelque chrétien vint leur présenter de l'or, et leur offrir des présents pour le rachat des églises qui se trouvaient en ce lieu. Personne ne se présenta. Le métropolitain lui-même ne prit pas soin de ses églises; aucun autre ne s'en chargea; chacun songeait à lui-même et à sa propre maison. C'est pourquoi ils donnèrent à la populace la liberté d'agir, et celle-ci détruisit de fond en comble les trois belles églises qui se trouvaient là, dans la journée du mercredi 28 septembre (1295). En apprenant ce qui s'était passé là, le peuple de Mossoul fut consterné et saisi de frayeur. Quand les envoyés approchèrent de cette ville, des hommes pieux allèrent les trouver et leur promirent une somme d'argent considérable. Mais comme ils ne possédaient rien, ils prirent les vases sacrés des églises et ne laissèrent même ni croix, ni image, ni encensoir, ni évangéliaire qui fût couvert d'or ou d'argent; et comme tout cela ne suffisait pas, ils durent encore avoir recours aux chrétiens des environs. Ils recueillirent ainsi environ quinze mille dinars, avec lesquels ils rachetèrent les églises, et, par le secours de Dieu, aucune ne fut détruite.»
5. Hamadan, l'Ecbatane des Grecs, la fameuse capitale de l'ancienne Médie, célèbre aussi au temps des Mahométans par sa beauté et son opulence, est une ville de l'Irak-Adjemi située à 300 kilom. O.-S.-O. de Téhéran, près du mont Elvend par 34° 13' de lat. N. et 46° 26' de long. E. Elle compte environ 30,000 habitants.
6. Le Catholique Makikha, prédécesseur de Denha, né à Djougabad, dans la région de Nisibe, était métropolitain de cette dernière ville quand il fut élu patriarche, en 1257. Il mourut le samedi 18 avril 1265.
7. Voir ci-dessus, chap. IX, n. 7.
8. Aux rois Arabes, c'est-à-dire aux Khalifes. - L'espace que Houlaghou donna a Makikha, était celui de l'hôtel du petit Dévatdar, ou vice-chancelier (Dévatdar signifie litt. porte-écritoire) (Voir D'OHSSON, III, 270). - «Anno post [electionem Makikhae, i. e. 1258] Hulachus Mogulorum Tartarorumque Rex, devicto Chalipha, Bagdadum expugnavit, qui Machichae ad habitandum aedes Chaliphae dedit quas aedes Duidari appellant, in quibus novam is ecclesiam extruxit» (ASSÉMANI, Bibl. Or., II, 455). Le texte ajoute que le patriarche fut enterré dans cette église.
9. Ces Catholiques étaient Makikha et Denha. L'historien AMROU, cité par ASSÉMANI (Bibl. Or., II, 455) nous a conservé la date précise de cet événement: «Cadaver [Denhae] in nova ecclesia, in aedibus Chaliphae, apud Machicham conditum: unde postea, mense martio, anno Graecorum 1607 (1296), feria quinta, quum Mahumetani Christianos ex aedibus Chaliphae ejecissent, ad ecclesiam Vici tertii (souq al thalathat) nuncupatam, una cum corpore Machichae translatum est ibique feria sexta conditum.»
10. Oughan (ou Oudjan) était une station d'été des Mongols située à huit fersenks de Tauriz, sur les dernières pentes N.-E. du mont Sehend (Voir BAR HÉBRÉUS, Chron. syr., éd. Bruns, p. 602). - Cazan semble avoir affectionné particulièrement cette résidence qu'il habitait surtout au printemps; vers 1298, il y fit construire des marchés et des bains, et ses officiers, sur son ordre, y bâtirent des hôtels avec des jardins et des pavillons: ce qui en fit promptement une jolie ville. Il s'y fit lui-même construire un palais dont il fêta l'inauguration au mois d'août 1302. «Au centre d'une prairie délicieuse abondamment pourvue d'eaux courantes, traversée par deux allées de saules et de cyprès qui se coupaient en croix, et servaient d'abri à une multitude d'oiseaux de toute espèce, s'élevaient des habitations, des kioschks, des bains et d'autres bâtiments. Dans cette prairie qui était fermée par une clôture carrée où il y avait pour chaque classe de serviteurs une entrée particulière, fut placé un pavillon de drap d'or auquel les meilleurs artistes avaient travaillé pendant trois ans. Il fallut plus d'un mois pour le dresser avec son salon de réception et ses accessoires servant à donner de l'ombre, tant il était vaste. On y voyait un trône rayonnant de pierreries. Cazan, pour l'inaugurer, fit venir les ministres de la religion mahométane et des autres cultes. Il mit le pied dans la tente en prononçant le nom de Dieu et fit un discours dans lequel il exprima sa reconnaissance envers le Créateur. Après avoir donné un festin à l'assemblée, il distribua de sa main quantité d'or et d'étoffes.» D'OHSSON, IV, 310-312.