L'an 1608 des Grecs le roi victorieux
descendit passer l'hiver (1296-1297) à la ville de Bagdad, et Monseigneur
le Catholique demeura à Maragha.
Or, il advint qu'un individu portant
le nom de Schenak et-Timour, arriva à Maragha et répandit
le bruit qu'il avait avec lui un édit portant que quiconque n'abandonnerait
pas le christianisme et n'abjurerait pas sa foi serait mis à mort.
Il exagéra encore la nouvelle et y ajouta des choses jusqu'alors
inouïes dans le monde. En entendant cela, les Musulmans devinrent
furieux, ils s'excitèrent, s'animèrent, endurcirent leur
coeur, et, avec l'impétuosité de leur violence, se portèrent
vers la résidence où ils pillèrent tout ce qu'ils
trouvèrent.
C'était pendant le carême,
le mercredi après le dimanche tau naudê vanschabach. Quand on sut que cet impudent avait
agi non par ordre du roi, mais par la malignité de sa propre volonté
et par la violence de sa malice, les émirs et les magnats, qui étaient
à Maragha, se rassemblèrent et résolurent de rendre
un jugement le dimanche suivant pour faire restituer tous les objets précieux
que ces arrogants avaient pillés dans la résidence.
Il y avait des ornements d'un grand
prix, entre autres le sceau d'or que le Roi des rois, Mangou-Khan(1)
- que Notre-Seigneur accorde le repos à son âme et lui donne
une part avec les saints! - avait concédé à la résidence
patriarcale; la tiare que Monseigneur le Pape avait envoyée à
la résidence(2), un autre sceau en argent que le
défunt roi Argoun avait donné au Catholique.
Quand le peuple des Arabes fut rassemblé
devant les émirs et les juges, et qu'on eut fait apporter des verges
pour châtier les coupables, ils se mirent à vociférer
tous unanimement, prirent des pierres dans leurs mains, fermèrent
l'oreille et poursuivirent les émirs et les magnats chacun à
sa demeure. Tout chrétien qui tombait entre leurs mains était
frappé et fustigé sans pitié.
Dans leur fureur, ils parvinrent jusqu'à
la résidence. Ils démolirent tous les bâtiments jusqu'au
toit; ils brisèrent la tête, à coups de pierres, aux
moines et aux jeunes gens qui étaient montés sur la terrasse
pour échapper. Un des disciples de la résidence, en voyant
cela, lança ces pierres et atteignit quelques-uns d'entre eux. Alors
ils devinrent encore plus furieux: l'un d'eux monta près de ce disciple,
le frappa du glaive, lui trancha la tête et la jeta en bas. Les moines
qui étaient là se précipitèrent en bas et plusieurs
se brisèrent les os. Un de ces fanatiques, voyant que les moines
se jetaient en bas pour se sauver, mit la main à son couteau et
en frappa un qu'il tua. Les fidèles entraînèrent
les autres et les firent entrer dans leurs maisons.
Le trésor de la sainte église
de Mar Georges, qu'avait fait bâtir Rabban Çauma(3),
fut ouvert, et tout ce qu'il y avait dans la résidence, les vases
de cuivre ou de fer, les tapis, les caisses de provisions qui avaient échappé
au premier pillage, fut pris et saccagé en même temps. Par
leur pillage meme l'église fut sauvée et échappa à
la démolition et à la destruction. C'était bien là
leur intention, mais Dieu, dans sa miséricorde, les empêcha
de le faire, en leur laissant piller les objets.
Bref, le mal continua, depuis le premier
pillage, d'une manière telle que la langue ne saurait l'exprimer
ni la plume du plus habile écrivain la décrire.
Si Dieu n'eût usé de
miséricorde et s'il ne se fût trouvé une reine chrétienne,
Bourgaçin Argai(4),qui
cacha dans sa maison le Catholique ainsi que les évêques et,
avec l'aide du Dieu secourable, les couvrit de sa protection, l'Église
n'avait plus qu'à baisser la tête et à se couvrir le
visage, car les émeutiers ne cherchaient qu'à faire un massacre.
Après cinq jours, ils se retirèrent
dans un endroit appelé Schâqâtou(5),
et de là s'en allèrent à la montagne appelée
Siah-kouh(6) jusqu'au moment où le
roi revint de Bagdad à Hamadan(7).
Dans le voisinage de cette ville,
le Catholique fut reçu par lui.
En le voyant, le roi s'affligea sur
lui et sur son malheur. Il lui donna un édit et envoya un député
pour faire saisir, emprisonner et rouer de coups tous les habitants de
la ville de Maragha, jusqu'à ce qu'ils eussent rendu tout ce qu'ils
avaient pillé dans la résidence et rebâti les églises
comme elles étaient auparavant.
Après beaucoup d'efforts, lorsqu'ils
eurent reçu des coups et enduré des tourments, ils rendirent
une faible partie de ces choses; le reste resta introuvable.
1. Mangou-Khan, prédécesseur de Khoubilaï-Khan,
fut le quatrième des grands Khans mongols. Fils aîné
de Touloul et petit-fils de Gengis-Khan, il fut élu par un kouriltaï
en 1250. Il s'était acquis les sympathies de ses sujets par
des réformes utiles. Ce fut sous son règne que l'empire Mongol
atteignit ses plus vastes proportions, son frère Houlaghou s'étant
emparé des régions orientales du Thibet et la Perse pendant
que Mangou lui-mème achevait la conquête de la Chine. Il fut
tué au siège de Ho-Tchéou, en 1260. Le roi saint Louis
lui avait envoyé une ambassade que le Khan considéra presque
comme l'hommage d'un vassal à son suzèrain (V. ABEL RÉMUSAT,
Mém. cité,p. 59).
2. Voir ci-dessus, chap. VIIc.
3. Voir ci-dessus, chap. IX.
4. Il s'agit probablement de la reine Boulgan ou Bouloughan,
femme de Cazan. Cependant le nom est sidéfiguré qu'on
ne pourrait assurer cette identité d'une manière absolue;
d'autant plus que le titre de reine n'était pas réservé
aux femmes du Khan, mais s'appliquait à toutes les princesses de
sa famille.
5. La position de ce lieu n'étant pas indiquée,
il est d'autant plus difficile d'essayer une identification que la manière
dont les noms propres sont transcrits dans notre texte laisse souvent à
désirer. Peut-être s'agit-il du village de Sekoudan situé
sur les dernières pentes N.-O. du Sehend, à mi-chemin, entre
Maragha et Tauriz? C'est du moins celui dont le nom se rapproche le plus
de l'orthographe adoptée par notre auteur.
6. Voir ci-dessus, chap. V.
7. Cazan était parti, le 19 septembre 1296,
des environs de Maragha pour aller hiverner à Bagdad. Il s'arrêta
plus d'un mois en route. La cour fut établie à Bagdad dans
le mois de décembre, mais le prince passa l'hiver à chasser
dans l'Irak. Il repartit de Bagdad le 10 mars 1297, pour se rendre à
Hamadan (D'OHSSON, IV, 172).