Une nouvelle d'Erri de Luca

Ceci est une histoire de rue d’il y a vingt ans, quand toute une génération, une classe, une levée d’écrou était dans les rues. Quand les rues étaient les pièces à ciel ouvert d’une politique d’événement et que les salles de cours, les maisons étaient vides.

Les histoires de cette époque-là sont restées azymes, elles n’ont pas gonflé dans la pâte levée d’un certain cinéma ou d’une quelconque littérature. C’est ainsi qu’un après-midi de novembre 1975, un groupe de jeunes communistes de Lotta Continua, moins d’une douzaine, moins de vingt ans d’âge moyen, montèrent les virages de la via dei Muratori, une rue qui, à Rome, longe les flancs de l’Esquilin. D’un pas rapide, ils se dirigeaient vers le portail d’une villa. Ils venaient de quitter le corps allongé d’une foule en marche. En haut de la montée, leur course était attendue, mais ils ne le savaient pas. Cachés derrière un abri, des hommes leur tirèrent dessus. Le groupe s’éparpilla et s’enfuit, sous le claquement pétulant que produisent les coups de feu, les petites rafales hargneuses des chargeurs qui se vident. Si tu n’as jamais couru sur ce genre de piste, je peux te dire qu’il y a beaucoup de silence autour de toi, quand ta vie est dans tes chaussures et dans tes oreilles. Les pieds battent à l’unisson avec le pouls. L’un de ces jeunes tomba, blessé au dos. De cet essaim de balles, l’une avait atteint les nerfs des jambes. Il vit les autres disparaître derrière un virage et resta seul, à terre. Quatre de ses camarades couraient, lestés par le poids de quelques balles reçues, pas assez pour qu’ils s’arrêtent.
Une femme se mit à son balcon. D’autres personnes, peut-être, s’éloignèrent de leurs fenêtres, mais elle non, et elle regarda. Elle vit et par la suite, signa un témoignage dans lequel elle disait avoir parlé, de sa fenêtre, à un jeune homme étendu au sol, et qui appelait au secours. La femme lui demanda s’il souffrait, car elle n’avait pas compris qu’il avait été blessé. « Je n’arrive pas à bouger les jambes », lui répondit-il. Puis, la femme vit un homme s’approcher du jeune. Son témoignage se poursuit ainsi : « Un homme d’âge mûr, de taille moyenne, brun ; il portait une veste sombre avec des motifs voyants, un pantalon clair, peut-être de couleur havane. Il s’est mis à hurler des insultes au jeune, je l’entendais très distinctement. (Suivent les insultes en question, que je ne retranscrirai pas.) Puis il a pointé son revolver sur lui, et l’autre a hurlé : Non ! Il a poussé un hurlement vraiment terrible et a porté les mains à son visage, il essayait de se protéger, et l’homme a pressé la gâchette. L’arme était déchargée. Il a vociféré : « Je te tuerai pour de bon, moi ! » puis il s’est jeté sur lui. Il l’a empoigné par ses vêtements et l’a violemment secoué. »

Le témoignage se poursuit, avec d’autres détails pénibles à écouter, et qui ne profitent pas à l’histoire. Ce jeune homme mourut le lendemain, après avoir été opéré, en vain, durant la nuit.
Les hommes qui avaient tiré étaient de la police. On ne les a jamais retrouvés. Aujourd’hui, je sais que c’était mieux ainsi. Mais à l’époque, non, à l’époque, je voulais que les tireurs ne puissent pas vivre des jours tranquilles. Aujourd’hui, je ne sais plus discuter de vengeance, parce que je sais qu’il y a un point de rupture dans la vie de tout assassin. Quelque part, ceux-là aussi sont tombés sur le sang versé. On paye ainsi l’addition, et si, sur le moment, elle n’est pas égale pour chacun, elle finit par le devenir. Et le pardon n’a rien à y voir, on n’émigre pas du sang, non. Le sang ne sèche jamais.

à la différence de ceux qui avaient tiré sur lui, on peut décliner l’identité du jeune communiste. Il s’appelle Pietro Bruno et a pour toujours dix-huit ans. Il habitait le quartier Garbatella, il faisait des études dans un institut technique. Il était issu de mes rangs, et c’est moi qui l’ai envoyé sur cette montée. Il devait faire une chose quasi inoffensive : jeter des cocktails Molotov contre le portail d’une ambassade. Elle avait été laissée sans surveillance à dessein, c’était un piège et nous ne nous en sommes pas aperçus, ni nous, ni l’estafette envoyée en éclaireur. C’est moi qui l’ai envoyé à la mort. Si je ne peux pardonner à personne, c’est que je ne supporte pas d’être pardonné, ni pour lui ni pour quoi que ce soit.

Ainsi, ce 22 novembre de l’année 1975, une grande foule avait envahi Rome entre la piazza Santa Maria Maggiore et piazza Navona, pour une raison inconcevable aujourd’hui : elle exigeait que l’Italie reconnaisse officiellement l’Angola, pays africain qui venait tout juste de s’affranchir, par le recours aux armes, de quelques siècles de servitude coloniale. Il y a vingt ans, les colonies existaient encore. Et il existait des étudiants qui, dans la rue, s’occupaient de politique étrangère, et ils allaient mettre le feu au portail de l’ambassade du Zaïre qui, avec l’Afrique du Sud, attaquait l’Angola qui venait de se libérer de la domination portugaise. Et il existait une police qui tirait sur eux, et c’était ainsi que l’on vivait et que l’on mourait. Je ne veux indigner personne avec l’échange inégal cocktails Molotov-balles. Il n’est inégal qu’en apparence, parce qu’aucune foule ne sait demeurer inerte face à la disproportion : ou elle se disperse, ou elle comble son désavantage. Ces années-là, nous l’avons vue grossir et répliquer.

Au cours de ce même mois de novembre, un autre jeune homme, Antonio Corrado, était tué devant son domicile par un groupe de fascistes qui l’avaient pris pour un de nos camarades. Un mois avant, d’autres fascistes avaient enlevé, violé et assassiné une jeune fille, Rosaria Lopez, dans le Circeo. Il existait des fascistes, il y a vingt ans. Et les gens demandaient : Zaïre, Angola, qu’est-ce que c’est ? Puis ils trouvaient des réponses, pas à la télévision, mais chez eux, parce que dans chaque famille il y avait au moins un de ces jeunes communistes et quand il n’y en avait pas, tant pis pour ceux qui en manquaient, car ils étaient la meilleure part de la jeunesse de ce pays, depuis l’après-guerre. La meilleure part : y compris celle qui est allée à sa propre perte, avec la lutte armée et l’héroïne. La pire est restée à la maison ces années-là ; quant à la médiocre, elle est sur les écrans.
Alors, ceci est une histoire de rue d’il y a plusieurs années, quand la haine montait en même temps qu’un étrange bonheur de se trouver dans cette politique crue, à ciel ouvert. En Italie, il y a eu un communisme dans une seule classe d’âge, génération et levée d’écrou et il ne voulait pas prendre le pouvoir, mais durer ainsi, le plus longtemps possible. Il y a eu un communisme et il s’en est allé, et ceux qui voulaient le retenir sous une forme donnée faisaient comme ceux qui essaient de puiser de l’eau dans des paniers.
à sa mémoire, à la mémoire de ceux qui n’ont pas eu le temps de le voir s’en aller, j’ai écrit ce toast.


Erri de Luca
Rome, novembre 1995
Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli
© Erri de Luca