Une nouvelle d'Erri de Luca |
||
Ceci est une histoire de rue d’il y a vingt ans, quand toute une génération, une classe, une levée d’écrou était dans les rues. Quand les rues étaient les pièces à ciel ouvert d’une politique d’événement et que les salles de cours, les maisons étaient vides. Les histoires de cette époque-là sont restées azymes, elles n’ont pas gonflé
dans la pâte levée d’un certain cinéma ou d’une quelconque littérature. C’est
ainsi qu’un après-midi de novembre 1975, un groupe de jeunes communistes de
Lotta Continua, moins d’une douzaine, moins de vingt ans d’âge moyen, montèrent
les virages de la via dei Muratori, une rue qui, à Rome, longe les flancs de
l’Esquilin. D’un pas rapide, ils se dirigeaient vers le portail d’une villa. Ils
venaient de quitter le corps allongé d’une foule en marche. En haut de la
montée, leur course était attendue, mais ils ne le savaient pas. Cachés derrière
un abri, des hommes leur tirèrent dessus. Le groupe s’éparpilla et s’enfuit,
sous le claquement pétulant que produisent les coups de feu, les petites rafales
hargneuses des chargeurs qui se vident. Si tu n’as jamais couru sur ce genre de
piste, je peux te dire qu’il y a beaucoup de silence autour de toi, quand ta vie
est dans tes chaussures et dans tes oreilles. Les pieds battent à l’unisson avec
le pouls. L’un de ces jeunes tomba, blessé au dos. De cet essaim de balles,
l’une avait atteint les nerfs des jambes. Il vit les autres disparaître derrière
un virage et resta seul, à terre. Quatre de ses camarades couraient, lestés par
le poids de quelques balles reçues, pas assez pour qu’ils s’arrêtent. Le témoignage se poursuit, avec d’autres détails pénibles à écouter, et qui
ne profitent pas à l’histoire. Ce jeune homme mourut le lendemain, après avoir
été opéré, en vain, durant la nuit. à la différence de ceux qui avaient tiré sur lui, on peut décliner l’identité du jeune communiste. Il s’appelle Pietro Bruno et a pour toujours dix-huit ans. Il habitait le quartier Garbatella, il faisait des études dans un institut technique. Il était issu de mes rangs, et c’est moi qui l’ai envoyé sur cette montée. Il devait faire une chose quasi inoffensive : jeter des cocktails Molotov contre le portail d’une ambassade. Elle avait été laissée sans surveillance à dessein, c’était un piège et nous ne nous en sommes pas aperçus, ni nous, ni l’estafette envoyée en éclaireur. C’est moi qui l’ai envoyé à la mort. Si je ne peux pardonner à personne, c’est que je ne supporte pas d’être pardonné, ni pour lui ni pour quoi que ce soit. Ainsi, ce 22 novembre de l’année 1975, une grande foule avait envahi Rome entre la piazza Santa Maria Maggiore et piazza Navona, pour une raison inconcevable aujourd’hui : elle exigeait que l’Italie reconnaisse officiellement l’Angola, pays africain qui venait tout juste de s’affranchir, par le recours aux armes, de quelques siècles de servitude coloniale. Il y a vingt ans, les colonies existaient encore. Et il existait des étudiants qui, dans la rue, s’occupaient de politique étrangère, et ils allaient mettre le feu au portail de l’ambassade du Zaïre qui, avec l’Afrique du Sud, attaquait l’Angola qui venait de se libérer de la domination portugaise. Et il existait une police qui tirait sur eux, et c’était ainsi que l’on vivait et que l’on mourait. Je ne veux indigner personne avec l’échange inégal cocktails Molotov-balles. Il n’est inégal qu’en apparence, parce qu’aucune foule ne sait demeurer inerte face à la disproportion : ou elle se disperse, ou elle comble son désavantage. Ces années-là, nous l’avons vue grossir et répliquer. Au cours de ce même mois de novembre, un autre jeune homme, Antonio Corrado,
était tué devant son domicile par un groupe de fascistes qui l’avaient pris pour
un de nos camarades. Un mois avant, d’autres fascistes avaient enlevé, violé et
assassiné une jeune fille, Rosaria Lopez, dans le Circeo. Il existait des
fascistes, il y a vingt ans. Et les gens demandaient : Zaïre, Angola, qu’est-ce
que c’est ? Puis ils trouvaient des réponses, pas à la télévision, mais chez
eux, parce que dans chaque famille il y avait au moins un de ces jeunes
communistes et quand il n’y en avait pas, tant pis pour ceux qui en manquaient,
car ils étaient la meilleure part de la jeunesse de ce pays, depuis
l’après-guerre. La meilleure part : y compris celle qui est allée à sa propre
perte, avec la lutte armée et l’héroïne. La pire est restée à la maison ces
années-là ; quant à la médiocre, elle est sur les écrans. Erri de Luca
|