Si vous n'êtes pas un
"no-global", un militant antimondialisation, il y a des
chances pour que vous ayez des chaussures Nike ou Adidas, que vous
fumiez des Marlboro ou des Philip Morris, que vous ameniez vos
enfants voir les films de Walt Disney, que vous alliez au Mc
Donald's et qu'en ce moment même vous portiez du Calvin Klein.
Je vais essayer de le dire de façon plus exacte : il est probable
que pour la plupart d'entre nous le monde tel qu'il est aménagé
par le réseau des grandes marques n'apparaît nullement comme un
lieu inhumain mais au contraire comme un monde vivant, en un
certain sens riche, et en tout cas intéressant à habiter. Il
nous apparaît de façon assez normale comme un monde
essentiellement libre, une sorte de manège sur lequel nous
montons et descendons quand nous voulons : nous montons en disant
"C'est nul", et nous descendons en disant "Je
reviendrai". Faut-il en conclure que nous sommes tellement
lobotomisés maintenant que nous ne sommes même plus capables de
comprendre ? Ce serait commode. Mais je crois que la vérité est
ailleurs. La vérité c'est que nous sommes juste un peu
lobotomisés. Nous sommes lucides, quand nous prenons part à la
grande fête, nous le faisons avec nos cellules grises branchées,
avec une part de notre cerveau que nous ne pouvons pas
sous-estimer, mais il faut essayer de le comprendre. Notre
intelligence fonctionne de cette façon-là parce qu'elle le
connaît, ce terrain. Et quand elle ne se bloque pas sur ses
instincts moralisateurs, elle cesse de tricher avec elle-même et
s'en tient aux faits. Les faits, c'est que lorsque vous achetez
une paire de Nike vous payez cent euros pour le nom et cinquante
pour les chaussures. Est-ce que vous êtes idiot ? Non. Vous êtes
en train d'acheter un monde. Qu'est-ce que ça peut vous faire ce
qu'elles valent, en cuir, en caoutchouc et en travail, ces
chaussures ? Vous achetez un monde. Des gens libres qui courent,
presque toujours beaux, généralement plutôt élastiques comme
Michael Jordan, et de toute façon très modernes. Vous, dans ce
monde-là. Pour cent cinquante euros. Si vous trouvez que c'est un
geste imbécile ou puéril, alors pensez à ceci.
Vous allez au concert. Beethoven. Musique de Beethoven. Vous avez
payé votre billet. Qu'avez-vous acheté ? Un peu de musique ?
Non, un monde. Une marque. Beethoven est une marque, construite au
fil du temps autour de la figure d'un génie sourd et rebelle,
alimentée par deux générations de musiciens romantiques qui ont
créé le mythe. De lui descend, en ligne directe, une marque
encore plus puissante : la musique classique. Un monde. Ce que
vous avez acheté, ce n'est pas un peu de musique : dans le prix,
il y a aussi l'accès à une certaine vision du monde, la foi dans
une dimension spirituelle de l'humain, la magie d'un retour
provisoire au passé, la beauté et le silence de la salle de
concert, les gens qui sont autour de vous, l'inscription dans un
club plutôt réservé et généralement sélectif. Vous avez
loué un monde. Pour l'habiter. Ils l'ont construit pour vous avec
infiniment d'habileté, et vous, vous l'achetez. L'ont-ils
construit parce qu'ils étaient bons et intelligents ? Ils l'étaient
peut-être, mais ils l'ont certainement construit pour la même
raison qui a poussé Nike à construire le sien : l'argent. Que je
sache, Beethoven écrivait pour de l'argent, et de lui jusqu'à la
maison de disques d'aujourd'hui, et jusqu'au pianiste qui est en
train de jouer pour vous, ce que vous avez acheté a été
construit par des gens qui voulaient des tas de choses, mais,
entre autres, une : de l'argent. Je sais que ça choque de dire
ça, mais ce qui nous choque tant, quand il s'agit de chaussures
ou de hamburgers, est une expérience que nous faisons, sans
aucune résistance, quand il s'agit de choses plus nobles.
Beethoven est une marque. Les impressionnistes français en sont
une. Kafka en est une. Shakespeare en est une. Umberto Eco
également. Et aussi La Repubblica, ou " Mickey", ou la
Juventus. Ce sont des mondes. Qui signifient bien plus que ce qu'ils
sont. Ils ont leurs règles, et nous les acceptons. Pour dire :
nous nous persuadons que les frites de McDonald's sont bonnes avec
la même absurde complaisance qui nous persuade que Beethoven n'a
jamais écrit de morceau laid ou inutile, que tout Shakespeare est
génial, que Mickey n'a pas de parents, et que La Repubblica
écrit toujours la vérité. Ça fait partie du jeu. Et c'est un
jeu dont nous avons besoin. Nous avons tendance à préférer tout
ce qui se présente à nous avec la force organique d'un monde, et
pas seulement la pure présence d'un objet, même s'il est
beau.
Nous sommes reconnaissants envers celui qui est capable de mettre
en place des mondes. Ce sont des assurances contre le chaos, ce
sont des organisations salvatrices du réel. Je ne crois pas qu'il
soit nécessaire de noter combien le monde mis en place par Kafka
est plus riche, plus complexe et plus intelligent que celui
étudié par McDonald's. Nous le savons. Mais cela ne doit pas
nous empêcher de comprendre que le jeu est le même, que le type
d'expérience est le même, que le monde de Kafka n'est pas plus
réel que le monde de McDonald's, que la visite d'une exposition
des impressionnistes français fait travailler notre cerveau
exactement comme un petit tour à Niketown, que tout compte fait
cette expérience-là nous la connaissons, nous nous en servons
largement, nous l'utilisons pour transmettre des choses tout à
fait dignes, et que pour finir elle ne nous fait pas peur, nous ne
croyons pas que ce soit le diable, si le diable existe, il est
ailleurs.
On dira : oui, mais Beethoven n'exploitait pas les Indonésiens de
manière éhontée, pour fabriquer ses chaussures. A quoi on
pourrait objecter, si on voulait être cynique et polémique, qu'une
grande partie de la musique classique est née parce que payée
par un monde aristocratique qui ne plaisantait pas en matière d'exploitation.
Mais la question, en réalité, est ailleurs. Si Nike exploite les
travailleurs, il faut arrêter ça, c'est tout. Mais reporter
toute notre condamnation, brutalement, sur l'idée de marque, en
diabolisant le type d'expérience qu'elle suggère est
contreproductif : cela rend inutilisable une catégorie, celle de
"marque", qui est une part historique de notre culture,
et qui est probablement indissociable de toute idée de
globalisation, y compris les plus humaines et les plus positives.
Comment construire quelque chose si nous jetons à la poubelle les
outils pour le faire ?
© Alessandro
Baricco
© Albin Michel
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