C’était désormais longtemps que j’écoutais parler bien de cet écrivain belge de langue française et quand un jour,
dans une librairie, je me suis trouvé devant la parade de ses romans, j’ai décidé que le moment de les lire était enfin arrivé.
J’en ai feuilletés plusieurs et j’ai choisi Métaphysique des tubes pour deux raisons, ou plutôt pour trois: puisqu’elle parle de
sa première enfance, j’ai pensé, c’est mieux de commencer par ici et puis l’histoire se déroule au Japon, un pays qui me passionne,
et le titre est si étrange qu’il mérite un approfondissement.
Amélie Nothomb est fille d’un diplomate belge qui se trouvait au Japon, avec sa famille, quand elle naquit, dans la ville de Kobe.
Après avoir vécu cinq ans dans un village de montagne, sa famille se déplaça en Chine, période qui sera racontée dans un autre roman.
Est-ce qu’il s’agit donc d’un roman autobiographique ? Oui, mais c’est certainement réductif de le définir de cette façon, puisque
toute l’histoire est vue par le regard, mieux par la formation du regard, de la petite protagoniste. Et on ne commence pas par
la description d’une banale naissance, mais par la naissance de l’univers tout entier, à partir du néant. Ce n’est pas peu dire !
En plus, comme la pensée enfantine est extrêmement subjective, la naissance de soi-même est la naissance du tout, les deux choses
coïncident.
Mlle Nothomb nous raconte d’une première enfance vécue d’abord d’une façon totalement apathique, semblable à celle d’un végétal,
ou plutôt d’un tube qui filtre la réalité sans réagir, qui va devenir plus tard exactement le contraire, furieusement agitée,
pour arriver enfin à la découverte du monde et des autres, catalysée par un morceau de chocolat blanc, à l’age de deux ans et demi.
La petite Amélie découvre ainsi une réalité enchantée, l’évolution du climat, les panoramas, l’amour dévoué de sa nourrice japonaise,
l’ordre jamais stable du jardin zen.
Mais cette sublime félicité ne peut durer longtemps. Dans quelques mois Amélie va découvrir le terrible mensonge caché derrière
toute chose, parce que tout ce qu’on a reçu, nous devrons le restituer, rien n’est éternel, il y a la mort ou, encore pire, l’abandon.
C’est comme ça que la fille est chassée à jamais du paradis terrestre de son enfance et lancée vers le monde. Mais sans enthousiasme.
Il suffit de lire la première page seulement pour sentir une sorte de consonance avec le style de Nothomb, pour commencer un
voyage à l’intérieur de son personnage qui se déroule sans interruption jusqu’à la dernière ligne.
C’est une lecture qui vous laisse inquiet mais en même temps calme et serein, en tous cas enrichi.
Au commencement il n'y avait rien. Et ce rien n'était ni vide ni vague : il
n'appelait rien d'autre que lui-même. Et Dieu vit que cela était bon.
Pour rien au monde il n'eût créé quoi que ce fût. Le rien faisait mieux que
lui convenir : il le comblait.
Les yeux des êtres vivants possèdent la plus étonnante des propriétés : le regard.
Il n'y a pas plus singulier. On ne dit pas des oreilles des créatures qu'elles ont
un "écoutard", ni de leurs narines qu'elles ont un "sentard"
ou un "reniflard".
Qu'est-ce que le regard ? C'est inexprimible. Aucun mot ne peut approcher son
essence étrange. Et pourtant, le regard existe. Il y a même peu de réalités
qui existent à ce point.
"Tout coule", "tout est mouvance", "on ne se baigne
jamais deux fois dans le même fleuve" etc. Le pauvre Héraclite su fût
suicidé s'il avait rencontré Dieu, qui était la négation de sa vision fluide
de l'univers. Si le tube avait possédé une forme de language, il eût rétorqué
au penseur d'Ephèse : "Tout se fige", "tout est inertie",
"on se baigne toujours dans le même marécage", etc.
Le regard est un choix. Celui qui regarde décide de se fixer sur telle chose
et donc forcément d'exclure de son attention le reste de son champ de vision.
C'est en quoi le regard, qui est l'essence de la vie, est d'abord un refus.
Vivre signifie refuser. Celui qui accepte tout ne vit pas plus que l'orifice
du lavabo.
Dieu sait qu'après, le visage essaiera de tendre la main vers lui. Il a
l'habitude : les adultes approchent toujours leurs doigts de sa figure.
Il décide qu'il mordra l'index de l'inconnue. Il se prépare.
En effet, une main apparaît dans son champ de vision mais - stupeur ! - il
y a entre ses doigts un bâton blanchâtre. Dieu n'a jamais vu ça et en oublie de crier.
- C'est du chocolat blanc de Belgique, dit la grand-mère à l'enfant qu'elle découvre.
De ces mots, Dieu ne comprends que "blanc" : il le connaît, il a vu ça sur
le lait et le murs. Les autres vocables sont obscures : "chocolat" et
surtout "Belgique". Entretemps, le bâton est près de sa bouche.
- C'est pour manger, dit la voix.
Manger : Dieu connaît. C'est une chose qu'il fait souvent. Manger, c'est le biberon,
la purée avec des morceaux de viande, la banane écrasée avec la pomme râpée et le
jus d'orange.
Manger, ça sent. Ce bâton blanchâtre a une odeur que Dieu ne connaît pas. Ca sent
meilleur que le savon e la pommade. Dieu a peur et envie en même temps. Il grimace
de dégoût et salive de désir.
En un soubresaut de courage, il attrape la nouveauté avec ses dents, la mâche mais
ce n'est pas nécessaire, ça fond sur la langue, ça tapisse le palais, il en a
plein la bouche - et le miracle a lieu.
La volupté lui monte à la tête, lui déchire le cerveau et y fait retentir une voix
qu'il n'avait jamais entendue :
- C'est moi ! C'est moi qui vis ! C'est moi qui parle ! Je ne suis pas "il"
ni "lui", je suis moi ! Tu ne devras plus dire "il" pour parler de toi,
tu devras dire "je". Et je suis ton meilleur ami : c'est moi qui te donne le
plaisir.
Ce fut alors que je naquis, à l'âge de deux ans et demi, en février 1970, dans les
montagnes du Kansai, au village de Shukugawa, sous les yeux de ma grand-mère
paternelle, par la grâce du chocolat blanc.
L'examen de l'édifiant langage d'autrui m'amena à cette conclusion : parler était
un acte aussi créateur que destructeur. Il valait mieux faire très attention
avec cette invention.
J'étais japonaise.
A deux ans et demi, dans la province du Kansai, être japonaise consistait à vivre
au coeur de la beauté e de l'adoration. Etre japonaise consistait à s'empriffer
des fleurs exagérément odorantes du jardin mouillé de pluie, à s'asseoir au bord
de l'étang de pierre, à regarder, au loin, les montagnes grandes comme l'interieur
de sa poitrine, à prolonger en son coeur le chant mystique du vendeur de patates
douces qui traversait le quartier à la tombée du soir.
Avoir trois ans n'apportait décidément rien de bon. Le Nippons avaient raison de
situer à cet âge la fin de l'état divin. Quelque chose - deja ! - s'était perdu,
plus précieux que tout et qui ne se récoupererait pas : une forme de confiance en
la pérennité bienveillante du monde.