Rimbaud est tel le
limbe du soleil, son être s'effeuille inlassablement dénudant une multitude d'évidences
cachées. Rimbaud est un homme comme les autres. Toutefois, tout les autres peuvent se
reconnaître en lui. Qui n'a pas rêvé de rompre la platitude incohérente de
l'existence, de connaître l'ailleurs, de séquestrer les secrets de l'univers, de voir
l'invisible et d'entendre l'inaudible ?
La religion, l'histoire, la littérature, les langues, la sexualité, la géographie, le
commerce, la loi, l'argent existe t-il un domaine où il ne soit pas quelque peu
impliqué?
Dès sa jeunesse, il palpait l'absurdité des circonstances et le galvaudage du temps.
Enfant, il se farde derrière une carapace et transpire d'obéissance tandis que son âme
matérialise une marmite bouillonnante d'humeurs contradictoires qui débordera en écume
révoltée jamais refroidie. " Et la mère, fermant le livre du devoir, S'en allait
satisfaite et très fière, sans voir, Dans les yeux bleus et sous le front plein
d'éminences, L'âme de son enfant livrée aux répugnances. "
De l'enfant-poète à l'aventurier homme d'affaires assoiffé de paysages, d'or, l'essence
de Rimbaud demeure analogue. Il s'expose tel un homme-enfant dont l'âme est un immense
encrier qui fait couler à foison l'encre. Son rêve ? La liberté vraie, la "
liberté libre. " Il veut faire de l'or à la façon des alchimistes et sa vie sera
pour une part une longue et aventureuse ruée vers l'argent.
C'est un enfant pauvre à l'allure gracile qui fugue vers la capitale française,
conscient de la richesse luisante de ses lignes de rimes, et émoustillé de pouvoir
diffuser du " nouveau " dans la littérature classique.
Rimbaud est le fils de Dame Nature chez qui il puise ses forces nécessaires pour
supporter la misère de l'Homme. Il ambitionne d'éveiller les esprits assombris par une
intelligence borgnesse. Ses visions poétiques sont des images sonores qui défilent tels
les vieux films gris du cinéma muet. Rimbaud les écoute, les colore afin que tous ses
sens ne fassent plus qu'un. Le produit de ce mélange façonne sa poésie, " son
dérèglement de tous les sens " fait que son âme se pense et que le caché
harmonise son sens.
Rimbaud jette alors l'encre afin de s'ancrer dans l'île de la littérature. La poésie le
hale vers des abîmes, des profondeurs jamais explorés. Mais le génie pur est
continûment frappé d'ostracisme par le regard vide de la foule. Le milieu littéraire
dans lequel il plonge ne se dévoile pas à la hauteur de ses aspirations.
Rimbaud quitte subséquemment sa terre sur son bateau imaginaire, ivre de rancurs et
de désillusions. Il a " son triste cur [qui] bave à la poupe. " Il se
laisse alors glisser, dériver sur son erre vers l'ailleurs, cet inconnu cher à Rimbaud.
Écrivain, poète, il fixe ses aspirations sur le papier, homme d'affaires nomade, il
tente de les vivre. Rimbaud est non seulement un diseur mais aussi un faiseur de rêves,
au même titre que le metteur en scène, le musicien, le poète, le romancier,
l'aventurier, l'héros. Il incarne tous ces personnages à la fois car rien ne doit
échapper à ses yeux, à son esprit.
Rimbaud grâce à un caractère trempé par les aléas de la vie, une uvre
éternelle et mystérieuse, une méconnaissance de sa postérité, et enfin une mort
brutale par sa précocité, aurait pu incarner le personnage héroïque, continuel, tiré
d'un roman.
Il s'enquête de percer le sens de la vie et sa conscience extralucide l'amène au rang de
voyant. Il s'attribue des pouvoirs surnaturels et convaincu de son exceptionnalité
divine, sa quintessence se gorgeait de son mysticisme. Il aspire à devenir le poète
" voleur de feu ", le Chaman du monde aux pouvoirs magiques et aux visions
divines " chargé de l'humanité. " Il pourra ainsi guérir les maux avec ses
mots, voler dans les airs, parcourir des distances fabuleuses et nébuleuses, " je me
dois à la société, c'est juste et j'ai raison. "
Rimbaud se découpe telles ces vignettes que l'on colle sur des emplacements vierges aux
contours pointillés. Il se pique avec les années, se corne et s'envole dans des sillages
jamais explorés. Il devient le papier rare, meurtri par l'encre et par la pointe sèche
et coupante de la plume légère et libre.
" L'homme aux semelles de vent " est devenu fatalement l'homme aux semelles de
plomb, son paletot idéal étant trop lourd à porter.
La mission qu'il s'est fixée s'annonce alors impossible. La poésie, mode d'épuration de
Rimbaud, se révèle très tôt inefficace, se transformant elle-même en " rinçure
", en proie à la rebuffade de celui-ci.
Une série d'évènements ont nourri ses désillusions et l'ont heurté au mur de la
réalité. De la mort prématurée de sa sur Vitalie, au coup de folie de Verlaine
à Londres, Rimbaud regimbe progressivement contre la poésie et tous ses écrits aux
vaines ambitions. Il ne ressent plus dans ces vers la sempiternelle lumière d'antan, et
ne croit plus à leurs pouvoirs purgatoires.
Son génie littéraire est trop pesant, obstruant son avenir et menaçant son mental. Il
est vital alors de fuir, de s'échapper du piège qui se claquemure sur son être. Sa
force cabocharde ne le mène pas à l'ultime issue, mais seulement à la renonciation de
la poésie devenue un mirage inadapté à ses désirs. Il choisit de vivre charnellement
ses rêves qu'il a jadis noircis sur le papier. Il pousse sa vie de nomade à son
paroxysme afin de câliner l'aube, de rouler le globe, et de se maintenir perpétuellement
en action pour ne point chavirer. Un pied à terre et aussitôt l'autre en mer, il
spécule sur de nouveaux objectifs, la gloire, l'amassement d'une somme d'argent et ce
afin de se mouvoir dans l'aisance corporelle et pécuniaire. Paradoxalement, il se
résigne temporairement à devenir esclave pour se déboucler de ses fers mais [il] n'a
" pas l'intention de passer [son] existence dans la servitude. "
Son exil en Afrique se conçoit telle une suite logique au refus de la sédentarité
stérilisante de l'homme ordinaire. Il goûte alors la vie vagabonde, " Le monde est
très grand et plein de contrées magnifiques que l'existence de mille hommes ne suffirait
pas à visiter ", mais celle-ci va s'avérer très vite moribonde. Aden n'apparaît
pas comme l'Eden tant aspiré.
Les heures de marche ennuyeuses et exténuantes sous la canicule étouffante de ces pays
tropicaux ont eu raison de sa santé. Rimbaud préludait sa traversée du désert dans
cette Afrique inhibitive, " je dois donc passer le reste de mes jours errant dans les
fatigues et les privations avec l'unique perspective de mourir de la peine. " Son
corps le fait souffrir et son âme grisée ne trouve jamais satisfaction, " je me
fais très vieux, très vite dans ces métiers idiots et ces compagnies de sauvages ou
d'imbéciles. " Il tente malgré cela de refuser la douleur, et, un bâton en guise
de canne, il nie son mal inéluctable qui chaque jour l'accroupit, le courbe jusqu'à ce
qu'il se couche.
Le peintre aveugle qui a vu dans sa vie est maudit, le voyageur amputé des jambes qui a
marché est damné. Dans sa lucidité antérieure, Rimbaud avait écrit " les femmes
soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds " ; la boucle était bouclée.
Ses écrits, symbole de son âme, ont accouplé la réalité. Des névralgies survinrent
au niveau de sa rotule engendrant l'inévitable amputation de son membre inférieur. Ses
moindres déplacements étaient calculés de sorte que son énergie soit préservée.
Qu'adviendraient ses aspirations de liberté ? En effet, cloué à l'immobilité on ne
s'échappe plus que par l'esprit. " Ma vie est passée, je ne suis qu'un tronçon
immobile. "
La barre tragique de sa vie a atteint son point culminant, sans jambe pour se mouvoir
librement et facilement, il se juge comme mort, réduit à de la matière inerte. Rimbaud
avait antérieurement tenté une vaine expérimentation de cette évadée intelligible
avec la poésie, sans aboutissements probants. Il a en effet renoncé aux désordres de
ses hallucinations préférant cultiver la brume de ses escapades d'enrichissement. Il
dérive ainsi face à ce nouveau coup du destin qui l'abat " je ne fais que pleurer
jour et nuit, je suis un homme mort, estropié pour toute ma vie. "
Le bateau rimbaldien a bourlingué, luttant contre les châtiments qui le soumettent à
des manuvres pénibles, " ma vie ici est un réel cauchemar. " Il songe à
la mort comme guérison possible " depuis longtemps d'ailleurs, il aurait mieux valu
la mort ; je saurai vite me débarrasser de cette misérable existence. " Il touche
la folie telle la brise marine sans jamais sombrer dans son système.
Rimbaud a certes vécu sa poésie mais cette dernière l'a vaincu. Elle le dérive sur le
radeau de l'enfer, se distingue comme l'antagonisme du bonheur, s'accapare la naïveté
émouvante de ses projets.
Tant que Rimbaud a entretenu sa lueur d'espoir hérité par son éducation catholique, il
a manié la félicité et les choses du ciel, " du paradis. " Cependant, ces
désillusions ont tué sa foi, son innocence idéale, s'entame alors sa saison en enfer.
L'existence lui apparaît stupide voire inutile, " notre vie est une misère sans
fin, pourquoi donc existons-nous ? "
Le pirate de l'écriture, las de tout aborder et mutilé par la fatalité, se partage
entre des instants de dépit où il ne se mutine plus contre la condition humaine "
et bien je me résignerai à mon sort, je mourrai où me jettera le destin ", et des
sursauts de vie.
Entre une vie banale avec une situation professionnelle, maritale, et une liberté cupide,
absolue engendrant une pléthore de souffrances, Rimbaud a fait son choix. " Et
puisque chaque homme est esclave de cette fatalité misérable, autant à Aden qu'ailleurs
; mieux vaut même à Aden qu'ailleurs. "
Rimbaud déclinant de jour en jour, ne peut s'empêcher de revenir sur son tumultueux
passé. Il songe plusieurs fois à s'amarrer de nouveau à son port d'attache, "
j'avais envie de rentrer en France. " Puis, ne voulant pas perdre sa logique qui l'a
fait partir sans se retourner, il se ressaisit " et puis quoi faire en France ?
"
C'est pourtant sur une civière en guise d'ultime bateau qu'il rejoignit sa terre natale.
L'échec n'est pas une flèche en plein cur mais une flèche qui montre le chemin à
ne pas suivre. Fidèle à lui-même, il préfère tourner son regard vers l'avenir, tandis
que la mort le toise sournoisement.
Rimbaud est trop entêté et paniqué pour remarquer qu'on ne descend pas deux fois le
même fleuve. Il est perpétuellement en révolte, n'acceptant pas sa maladie, ( allant
jusqu'à regretter que la médecine élémentaire ne soit pas enseignée à l'école.)
Il a refusé la littérature qui n'a pas su lui donner une entière ataraxie ainsi que
l'autorité contre qui, il se dresse telle une âme libérée et comme un corps libre
au-delà de toute souffrance et d'ennui.
Rimbaud est semblable à l'étoile filante, à peine aperçu, il a disparu vers un
ailleurs exotique capable d'offrir la félicité divine.
Biographie : pour mieux comprendre le mythe...
1854: Le 20 octobre, naissance à Charleville de
Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud.
1870: En janvier, Georges Izambard entre comme professeur au
Collège de Charleville. Il aura une influence libératrice sur son élève, Rimbaud.
En mai, Rimbaud adresse des poèmes à Théodore de Banville.
En août, en pleine guerre entre la France et la Prusse, Rimbaud fait sa première fugue.
Il est arrêté à Paris le 31 août, conduit au dépôt, puis à la prison de Mazas. Il
est enfin libéré le 4 septembre.
Le 2 octobre, deuxième fugue. Elle mène Rimbaud jusqu'à Charleroi puis jusqu'à
Bruxelles.
1871: Le 1er janvier, Charleville est occupé par les Allemands
et le 4 janvier l'armistice est signé.
Le 25 février, Rimbaud repart pour Paris, puis revient à Charleville le 10 mars.
Du 10 mars à la fin-mai, c'est la Commune. Rimbaud aurait été à Paris du 23 avril au 3
mai.
15 mai: Rimbaud envoie sa Lettre du Voyant à Paul Demeny.
10 septembre: Rimbaud s'installe chez Verlaine.
1872 Le 9 juillet, Verlaine et Rimbaud arrivent à Bruxelles.
Du 8 septembre jusqu'à la fin de novembre, Rimbaud et Verlaine vivent à Londres. Rimbaud
revient à Charleville.
1873: De janvier au début d'avril, puis du 27 mai au 3 juillet,
Rimbaud et Verlaine sont à Londres. Le 3 juillet, les deux amis se querellent et se
quittent.
Le 8 juillet, les deux poètes sont à Bruxelles et, le 10 juillet, Verlaine blesse son
ami d'un coup de révolver. Cela lui vaudra deux ans de prison.
En octobre, Une Saison en enfer est imprimée à Bruxelles.
1876: Il repart en voyage et sa destination est Vienne. Il doit
revenir à Paris, la police autrichienne l'ayant refoulé.
Le 10 juin, après s'être engagé dans l'armée hollandaise, il s'embarque pour Java. Le
15 août, à Java, il déserte et rentre à Charleville en décembre.
1877: Les grands voyages continuent. Il visite la Suède, la
Norvège, puis descend vers le sud jusqu'à Rome.
1878: Nouveaux voyages en Allemagne. À partir de décembre 1878,
Rimbaud vit à Chypre où il dirige une équipe d'ouvriers qui exploitent une carrière.
En mai 1879, la fièvre typhoïde l'oblige à retourner en France.
1880: En mars, Rimbaud retourne à Chypre où il dirige un
nouveau chantier puis, en août, il pousse jusqu'à Aden. Le 13 décembre il s'installe
pour un an au Harar, en Abyssinie, où il travaille pour le compte de la firme Mazeran,
Viannay, Bardey et Cie.
1881: À la toute fin l'année, il quitte le Harar et retourne à
Aden où il s'ennuie.
1885-87: En mars 1885, Rimbaud quitte l'entreprise pour laquelle
il travaillait depuis quelques années. Il compte vendre des armes à Ménélik, roi de
Choa, et monte donc une expédition, mais les malchances s'accumulent et l'affaire se
révèle désastreuse.
1891: En février, Rimbaud se plaint de violentes douleurs au
genou droit. En mars, il quitte la maladie le décide à quitter le Harar afin de
consulter des médecins. En avril, prend la décision de retourner en France. Le 23 août,
il revient à Marseille. La maladie progresse rapidement. Le 10 novembre, Arthur
Rimbaud meurt.