Un printemps à Turin
• Fin mars [2003], un rassemblement contre la guerre en Irak se termine par de lourdes charges de la police. En plein centre-ville, les gendarmes enfoncent le groupe formé pour la plupart par des femmes et des enfants immigrés et frappent quiconque s’interpose. Juste après, à Porta Palazzo, le quartier de Turin qui abrite le plus d’étrangers, des poubelles incendiées accueillent l’arrivée de la police à la recherche d’autres manifestants à matraquer. L’imam Bouchta présente des excuses publiques à la préfecture et, en même temps, convainc ses coreligionnaires de ne plus participer à des rassemblements, désormais trop dangereux pour les immigrés : à partir de maintenant, lui seul pourra les représenter dans la rue. La semaine suivante, toujours à Porta Palazzo, des italiens et des étrangers brûlent ensemble le drapeau italien et celui des autres Etats impliqués dans le conflit : les journalistes qui rapportent cette nouvelle y joignent la condamnation prononcée par un autre imam citoyen, préoccupé par les conséquences que ce geste pourrait avoir dans les relations entre les différentes nationalités présentes à Turin.
• Aux mois d’avril et de mai, de petits épisodes de résistance de rue aux expulsions qui s’étaient déjà diffusés dans la ville les années précédentes réémergent. A deux reprises, dans la zone de Piazza Vittorio Veneto, des maghrébins protègent à coups de pierres des compatriotes arrêtés par des patrouilles de flics. Dans le quartier populeux de Porta Palazzo, en même temps, les gendarmes qui effectuent des arrestations se retrouvent encerclés par une petite foule multicolore déchaînée et dans au moins un cas sont contraints à changer d’air pour se libérer de l’impasse.
• Début mai, le propriétaire d’une parfumerie du quartier de San Salvario
déclare vouloir vendre son commerce : la zone est tellement pleine de jeunes
criminels étrangers —explique-t-il aux journalistes— qu’aucun de ses vieux
clients n’a plus le courage de fréquenter la boutique. Divers représentants
politiques de la ville et l’association des commerçants accourent pour lui
offrir leur solidarité, le maire s’engage pour sa
part à nettoyer la zone.
C’est ainsi qu’ont commencés des mois de rafles et de chasse à l’homme. Cette
affaire de parfumeur, en n’est en réalité que l’occasion d’inaugurer une
nouvelle phase des opérations décidées par le Ministère de l’Intérieur (nommée,
en fonction des cas, impact élevé, voies libres, routes propres) pour frapper
les clandestins sous prétexte de criminalité. Jusqu’alors, les différents
moments de l’opération voies libres avaient déjà conduit, dans la seule ville de
Turin, à l’arrestation de 627 personnes et à l’expulsion de 715 clandestins,
parmi lesquels 334 renvoyés de force. Les rafles de mai sont dures et
volontairement spectaculaires, avec des quartiers entiers militarisés, des
tabassages au milieu de la route et des courses-poursuites. Le maire en personne
se rend sur place pour consoler les policiers, épuisés par tant d’efforts. Le
parfumeur, au même moment, raconte avec désappointement aux journalistes que
seuls des blacks et des chinois sont prêts à racheter son prestigieux commerce
et accuse les arabes de la zone d’avoir cloué au cours de la nuit l’entrée de sa
boutique. Les rafles continueront encore quelques mois, vidant la ville de
beaucoup de ses hôtes indésirables et remplissant le Cpt [centre de rétention]
de Cso Brunelleschi.
• Fin mai, cinq anarchistes tentent de s’interposer au cours d’une rafle à
San Salvario et sont arrêtés avec les immigrés. Une petite foule muette assiste
à la scène. Certains indiffé-rents, certains satisfaits, d’autres apeurés :
personne n’intervient. De la trentaine d’étrangers arrêtés, certains
sont
expulsés, les cinq sont quant à eux incarcérés à la prison
de Vallette.
Quelques jours après, le juge les renvoie en procès et les fait sortir. La Ligue
du Nord, indignée par le laxisme de la magistrature, annonce un rassemblement
dans le quartier pour le samedi suivant. Mario Borghezio —eurodéputé léguiste—
et quelques militants participent au rassemblement, protégés par un cordon de
police. De l’autre côté de la rue, une cinquantaine de rebelles les insulte avec
slogans et railleries. Le même après-midi, des inconnus pénètrent au siège du
Torino Cronaca, le journal de la ville qui se distingue depuis des années par sa
propagande raciste : quelques ordinateurs de la rédaction sont endommagés et les
murs remplis de tags.
• En juin, un certain bruit se répand autour de l’arrestation de carabiniers habituellement en patrouille à San Salvario. Ils sont accusés d’être consommateurs et trafiquants de stupéfiants et d’avoir racketté la mère d’une personne toxico-dépendante. L’enquête sera vite enterrée, mais désormais et pour quelques années dans les rues de certains quartiers turinois, tout le corps des carabiniers sera connu pour ses vols aux dépends des immigrés clandestins, pour ses chantages contre les présumés trafiquants et pour les séquestrations à fins privées de substances illégales.
Quelques habitants de S. Salvario