Lettera di Comte all’amico Valat dell’8 settembre 1824 (citazione da "Lettres d'Auguste Comte à M. Valat, Professeur de Mathématiques, Ancien Recteur de l'Académie de Rhodez, 1815-1844," Dunod Éditeur, Paris, 1870)

Lettre d'Auguste Comte à M. Valat, Professeur de Mathématiques, Ancien Recteur de l'Académie de Rhodez (1815-1844).

Paris, le 8 septembre 1824.

 
Je dois te demander pardon, mon cher ami, de n'avoir pas répondu plus tôt à tes deux lettres, dont la première m'est parvenue, je l'avoue à ma honte, depuis près de trois mois. Je crains que tu ne m'aies déjà soupçonné, d'après cela, de mauvaise volonté, ou, tout au moins, de négligence. Mais je puis t'assurer que tu aurais grand tort. J'ai eu, depuis ce moment, tant d'occupations et même de contrariétés de plus d'un genre, que tout en projetant très-sincèrement chaque jour de t'écrire le lendemain, il m'a été impossible jusqu'à aujourd'hui de trouver quelques heures de loisir où j'eusse l'âme assez calme et l'esprit assez disponible pour reprendre avec toi un entretien où régnassent librement ce laisser aller et ce doux et confiant bavardage inspirés par notre longue amitié. Je serais bien tourmenté, je te le répète, si ce délai avait pu renouveler en toi, sur la persistance et la vivacité de ce sentiment, des soupçons injurieux que, je le confesse, les apparences n'avaient que trop justifiés auparavant. Les motifs de mon trop long silence n'ont pas été autres que ceux que je viens de t'indiquer. Il y en a eu cependant, depuis un mois à peu près, un d'une nature distincte; c'est que je comptais pouvoir venir te retrouver à Montpellier vers la mi-septembre. C'est parce que je suis sûr, à présent, que ce projet ne pourra pas s'exécuter, que je prends la plume sans plus retarder. Il m'aurait été bien agréable de pouvoir, après trois ans, reprendre pendant quelques semaines nos longues et intéressantes conversations. Mais je suis forcé de renoncer à ce plaisir, qui était le plus puissant motif qui m'eût attiré à Montpellier, après le désir de revoir mes parents. La nécessité m'oblige d'ajourner cette jouissance jusqu'à l'année prochaine. Je suis d'abord trop occupé en ce moment de la seconde partie de mon premier volume, pour que l'absence n'eût pas de trèsgrands inconvénients. En second lieu, je veux décidément m'occuper, pendant ces vacances, d'asseoir mon existence matérielle sur des bases un peu moins précaires que celles que je lui ai données jusqu'à présent. Je suis profondément ennuyé de cet ordre d'occupations ; mais je reconnais que, jusqu'ici, j'ai donné trop peu d'importance au matériel de ma vie, si bien que j'en ai souvent souffert, et que j'en souffrirais encore plus, si cela continuait ; je reconnais qu'il est temps enfin de songer à cela un peu sérieusement et, comme me le disait un de ces jours M. Guizot, de m'en occuper fortement une bonne fois, afin d'en être débarrassé pour toujours. Je dois t'exprimer à ce sujet, mon cher ami, combien je suis reconnaissant de la touchante sollicitude et de l'offre généreuse que ta première lettre contient. Mais, quelque douce que soit la perspective que tu me fais entrevoir, elle en est d'autant plus cruelle, puisqu'elle est malheureusement, et sera longtemps, sans doute, chimérique. Ne crois pas cependant que je renonce à la douce espérance de nous voir un jour réunis : peut-être même se réalisera-t-elle plus tôt que nous ne le comptons l'un et l'autre. Comme je ne crains pas de t'ennuyer en te parlant de ce qui m'intéresse, je vais te faire part, en peu de mots, de mon petit plan de conduite, et j'espère qu'il obtiendra ton approbation.

Ne crains pas, mon cher ami, que le commencement de succès moral obtenu par mes premiers travaux me fasse illusion sur la confiance que je dois leur accorder sous le rapport secondaire de mon existence matérielle. Non; je suis trop convaincu que le nombre d'hommes qu'ils peuvent intéresser est trop restreint, et que l'intérêt même qu'ils inspirent à la plupart d'entre eux n'est pas assez vif pour que, de très-longtemps et peutêtre même de toute ma vie, il m'en revienne autre chose que de l'estime et de la gloire. C'est là, et tout ce que j'espère, et tout ce que j'ambitionne : je travaillerai toute ma vie, et de toutes mes forces, à l'établissement de la philosophie positive, mais je le ferai parce que telle est ma vocation irrésistible, parce que là est la source de mon principal bonheur, et sans prétendre jamais à aucune autre récompense qu'à l'estime des têtes pensantes d'Europe. Sous le rapport pécuniaire, si je puis retirer de mes publications de quoi suffire aux frais d'impression (et j'en suis sûr, même dès à présent), je serai parfaitement content, et ne m'attends pas à davantage. Tu vois donc, mon cher Valat, qu'il est difficile que je sois attrapé et que mes espérances soient déçues, car elles ne sont pas fort étendues. Mais il faut vivre, et pour cela je vais chercher tout bonnement A régulariser le moyen d'existence qui m'a suffi jusqu'ici, et que j'ai eu le tort de trop négliger, c'est-à-dire l'enseignement. En un mot, je vais faire tous mes efforts pour me placer à Paris dans l'instruction publique, soit à l'École polytechnique, soit au collége de France, soit à la Faculté des sciences, soit même dans un des colléges royaux; si je n'y puis parvenir, ou du moins jusqu'a ce que j'y parvienne, je vais m'occuper de donner plus d'étendue et de solidité à mon enseignement privé, ce qui, je pense, me sera facile, par les nombreuses et importantes relations que je me trouve avoir ; enfin, pour prévoir tous les cas, si, d'ici à deux ou trois ans, je ne suis pas arrivé à un point qui me satisfasse, j'irai m'établir à Londres dans le même but, et j'ai déjà la certitude (qui vraisemblablement ne fera que s'accroître pendant ce temps-là) d'y obtenir un succès beaucoup plus important et plus fixe. Tels sont, mon cher ami, mes petits projets, et voici maintenant les moyens d'exécution les plus essentiels. La semi-publication de la première partie de mon premier volume m'a déjà procuré beaucoup de relations honorables avec la téte des savants, et en général des penseurs français et même européens : leur nombre et leur intensité ne peuvent qu'augmenter par la publication réelle que je ferai, dans deux ou trois mois au plus tard, de mon premier volume, et, ensuite, par mes travaux ultérieurs ; du moins, telle est mon espérance que j'ai tout lieu de croire fondée : j'ai même déjà formé, et je formerai tout naturellement de plus en plus des relations, par le même moyen, avec des hommes à pouvoir ou à éminente position sociale. Je ne crois pas me tromper en voyant là une ressource étendue et assurée, pour le succès de mon enseignement privé, surtout si j'ajoute que, dans l'intervalle de mes grands travaux philosophiques, j'ai le projet de publier quelques ouvrages plus spéciaux sur les points fondamentaux des mathématiques, que j'ai conçus depuis longtemps, et que je suis enfin parvenu à rattacher à mes idées générales de philosophie positive, de sorte que je pourrai m'y livrer sans rompre l'unité de ma pensée, ce qui est la grande condition pour la vie d'un penseur. Ce genre de travaux étant plus couramment apprécié, j'espère qu'il contribuera encore plus à la solidité de mon existence, et, peut-être même, (soit dit en passant) au succès de mes travaux principaux. En un mot, pour te dire naïvement toute ma pensée, sans modestie comme sans orgueil, je viserai à entrer le plus promptement possible à l'Académie des sciences, et, dès lors, ma carrière sera assurée. Tout ce que j'indique là, comme moyen de succès pour l'enseignement privé, est, en grande partie, applicable, quoiqu'à un degré moindre, à l'enseignement public. Je sais bien que dans l'état immédiat des choses il est difficile d'entrer dans l'instruction publique sans se faire, ou sans paraître se faire capucin; mais, néanmoins, cela n'est pas impossible, et j'espère y réussir. Dans tous les cas, je suis très décidé à ne pas accepter de conditions inconvenantes pour moi, et à me rejeter sur l'instruction privée, si cela est nécessaire. Mais, j'ai à ma disposition un moyen qui, j'espère, m'en dispensera. Je suis lié avec le beau-frère de M. de Villèle, et même un peu avec ce ministre; je vais lui faire remettre, par son beau-frère, ma première partie, avec une lettre explicative ; et quoique je regarde comme impossible qu'il me comprenne essentiellement, cependant, comme il y a en lui réellement un peu de l'homme d'état, je ne doute pas qu'il ne saisisse, au bout de quelques conversations, du moins les points de politique pratique très-essentiels sur lesquels j'ai le bonheur de me trouver d'accord avec le gouvernement du Roi ; je ne désespère même pas de lui faire sentir que l'esprit général de mes travaux, abstraction faite de la théorie, tend à seconder le système général du ministère français, par un genre d'influence sur les opinions que celui-ci ne peut trouver dans aucune des manières de voir existantes sur la politique. J'espère lui faire apercevoir cela, parce que c'est un fait que tout observateur peut juger, que mes travaux tendent directement à calmer les esprits, à les détourner de l'action pour les porter vers la spéculation; à empêcher les ignorants et les brouillons de régenter le monde dans leurs écrits, à ruiner le libéralisme et l'ultracisme, sans être obligé d'emprunter à chacun d'eux, comme font les niais du centre, des arguments pour se défendre de l'autre, et par conséquent à seconder, d'une manière neuve, le système du gouvernement français, et même celui de tous les gouvernements européens, qui, malgré les formes, est à peu près le même au fond, dans la pratique. Dans tous les cas, comme je compte faire la même communication à M. Canning, auprès duquel j'ai quelques aboutissants, je suis sûr que celui-ci me comprendra, sous ce rapport, et, par ricochet, fera entendre la chose à M. de Villèle, quand même ce dernier ne la sentirait pas un peu, ce qui n'est point probable. En un mot, j'ai lieu d'espérer que j'obtiendrai, à un certain point, l'estime et la protection de notre premier ministre. Dès lors, s'il reste en place, ce qui est très-vraisemblable, même en cas de la prochaine mort du Roi, je serai assuré : 1° de n'être point tracassé par le procureur du Roi dans l'exercice de mes fonctions philosophiques; 2° d'avoir un puissant appui pour contre-balancer l'influence jésuitique qui pourrait s'opposer à mon entrée dans l'Université, surtout si je vise à l'École polytechnique, ce que je ferai d'abord, et comme plus satisfaisant, et parce que les jésuites s'en mêlent moins.

Voilà, mon cher ami, quel est mon petit plan de conduite. Je t'avais promis de l'exposer en raccourci, et tu vois que je n'ai guère tenu parole. Mais je dois encore ajouter une dernière considération. Si mon plan réussit, tu sens qu'il ire procurera nécessairement assez d'influence, non-seulement pour me tirer d'affaire, mais aussi pour pouvoir servir mes amis. Dans ce cas, je serai bien heureux si tu peux te décider à venir t'établir ici, en pouvant t'en faciliter les moyens. C'est là ce qui me faisait te dire plus haut que le moment de notre réunion n'était peut-être pas aussi éloigné que nous le craignons tous deux.

Après t'avoir aussi longuement entretenu de mes affaires, j'espère que tu me rendras la pareille en me donnant sur ce qui t'intéresse des détails plus étendus que ceux que renferme ta première lettre.

Je dois, à présent, consacrer le reste de notre entretien à répondre sommairement aux diverses objections que tu me transmets sur le système général de mes idées. Quoique tu ne te donnes là que comme un simple interprète, je crains bien que ce ne soit, au fond, ta propre manière de voir. Mais j'espère qu'avec de la méditation de part et d'autre, des éclaircissements, et les développements que mes travaux ne tarderont pas à prendre, nous arriverons à nous entendre complétement. Je dois commencer par te remercier beaucoup, mon cher Valat, du jugement favorable contenu dans ta première lettre; il m'a fait un bien grand plaisir, et a confirmé la confiance que beaucoup d'autres approbations honorables et distinguées m'avaient déjà donnée dans la route que je me suis tracée. Mais comme les compliments n'avancent guère les discussions, j'aime mieux, au lieu de m'étendre à ce sujet, me livrer à un premier examen de tes objections.

Celle qui porte sur l'incertitude des connaissances humaines, et qui est la plus essentielle, me paraît, je te l'avoue franchement, porter tout à fait à faux. On peut dire certainement de fort belles choses qui seront même vraies en grande partie, sur l'incertitude de nos connaissances, et depuis Pascal, et avant, on n'y a pas manqué. Mais tout cela n'est pas la question. Il ne s'agit pas de savoir, en général, si les méthodes d'investigation de l'homme ne sont pas nécessairement entachées d'une très-grande imperfection ; on sait bien que nous ne pouvons jamais raisonner avec la sûreté et la netteté que nous donnerait sans doute une meilleure organisation, pour laquelle il y aurait même encore de nouvelles choses à désirer, car tout être est fait nécessairement de manière à concevoir au delà de ce qu'il peut exécuter, et cela est même indispensable pour assurer les progrès de l'espèce. En un mot, l'absolu, dans quelque sens que ce soit, non seulement n'existe pas, mais ne peut pas même être imaginé par nous, et tel a été jusqu'ici le vice fondamental de la philosophie. Mais en rentrant dans la condition réelle des choses et des hommes, il est question, lorsqu'on parle de méthode, non de savoir si la meilleure que les hommes puissent employer n'est pas nécessairement très-imparfaite, mais uniquement de décider laquelle de toutes celles que l'esprit humain peut concevoir est la plus avantageuse à ses recherches, ou, si l'on veut, la moins mauvaise. Toute discussion qui ne porte pas là-dessus est nulle. et chimérique de sa nature. Pour préciser mon idée, on pourra crier tant qu'on voudra contre la méthode employée dans les sciences positives, on pourra faire un tableau très-sombre (ou exagéré, ou même vrai) de leur faiblesse; mais quand on aura fini, il restera toujours à examiner si la méthode positive n'est pas, à tout prendre, préférable encore à la méthode théologique et à la méthode métaphysique, les seules que l'esprit humain puisse employer nécessairement dans ses investigations quand il ne se sert pas de la première. Or, posée ainsi, la question ne peut pas être d'une bien longue discussion; et la prédominance relative de la méthode positive sur les méthodes théologique et métaphysique est aujourd'hui un fait que personne ne peut contester ni ne conteste. Voilà ma réponse essentielle à ta grande objection. Je te dirai d'ailleurs, quoique cela ne soit pas indispensable pour ma justification, que tu as, à ce qu'il me semble, singulièrement exagéré l'imperfection actuelle des connaissances positives. Pour moi, je t'avoue que je suis beaucoup plus en admiration des pas immenses qui ont été faits dans toutes les directions spéciales depuis moins de deux siècles que le germe de la philosophie positive a commencé à se développer, qu'étonné de ce qu'il n'a pas été fait encore de plus grands progrès. Je vois, en chimie par exemple (qui ne date réellement que de cinquante ans), un beaucoup plus grand nombre de résultats positifs et hors de toute contestation que tu n'en trouves; le reste me paraît tenir à l'enfance de la science. Les incertitudes qui te tourmentent en physique me paraissent beaucoup plutôt porter sur les formes que sur le fond, car les systèmes sur la lumière, la chaleur, etc., ne doivent être envisagés que comme des méthodes d'investigation, et jamais, même quand ils seront plus perfectionnés, comme ayant aucune réalité intrinsèque; et de ce point de vue il est évident que les changements de système dans les sciences physiques n'empêchent pas et même servent puissamment le développement réel de la connaissance, car on ne quitte un système pour un autre que lorsque celuici permet de concevoir d'une manière plus étendue les faits généraux qui sont l'essentiel de la science, et dont il est très-clair qu'à travers toutes les incertitudes dont tu te plains, le nombre a considérablement augmenté dans ces derniers temps, et augmente de jour en jour. Je comprends beaucoup moins encore ce que tu me dis relativement à la physiologie. Je ne dis pas et n'ai point dit que cette science fùt tres-avancée, car elle est évidemment dans l'enfance, vu sa difficulté et le peu de temps depuis lequel on lui applique la méthode positive ; il est même clair que je la représente dans mon ouvrage comme moins avancée que les autres par cette double raison. Mais j'ai énoncé un fait que je continue à croire exact pour tous ceux qui sont au courant de cette science, qu'aujourd'hui tous les phénomènes physiologiques proprement dits (c'est-à-dire ceux qui se rapportent à l'individu ou au couple considéré isolément) sont soumis à des considérations positives qui certainement ont infiniment besoin d'être perfectionnées, mais qui n'en sont pas moins dès aujourd'hui positives, c'està-dire entièrement dégagées de théologie et de métaphysique.

Je t'avoue franchement, mon cher ami, qu'il ne m'est pas possible d'entrer dans ta colère et ton indignation au sujet de la doctrine de Gall. Je la regarde, au contraire, comme ayant complété la révolution qui a rendu positive la physiologie, en soumettant l'ordre de phénomènes vulgairement appelés moraux à la méthode positive. Crois bien que tu te trompes à l'égard de cette théorie, dont on a commencé, suivant l'usage, par rire il y a vingt ans, mais dont, je puis te le garantir de visu et auditu, il n'est pas aujourd'hui un physiologiste éclairé et vraiment au courant qui n'admette les idées fondamentales, quoique aucun pour ainsi dire n'en regarde l'application immédiate telle que Gall l'a tentée que comme tout à fait hasardée. C'est là une de ces idées mères dont on trouve le germe et l'aperçu partiel dans tous les penseurs qui se sont occupés précédemment de ce sujet avec quelque force. Voici à cet égard ma manière de voir. Cabanis (pour ne pas remonter plus haut, ce qui est inutile en ce moment) a conçu nettement le premier que l'époque était arrivée de soumettre les phénomènes moraux aux mêmes lois, considérations et méthodes que les phénomènes physiques, ou, pour mieux dire, de faire cesser la différence fondamentale de nature qu'on supposait entre eux, malgré les nombreux et importants rapports qui les liaient évidemment et dont il a donné de si frappants résumés partiels. En un mot, Cabanis a conçu que les phénomènes dits moraux devaient doré navant s'appeler cérébraux et nerveux, et s'étudier en conséquence : il a fortement insisté sur l'importance et la nécessité de cette grande réformation. Mais son opération était incomplète; ses travaux, tout en prouvant qu'il fallait faire ainsi, ne renfermaient pas une conception fondamentale propre à mettre en activité et à établir comme étude courante ce qui, dans son ouvrage, ne se présentait en définitive que comme un simple conseil dépourvu de mode d'exécution: il a fait ce qu'il a pu, on n'a pas de reproche à lui adresser ; mais il n'en restait pas moins une grande lacune à remplir. Les travaux de Gall me semblent avoir pour tendance et pour résultat de la combler, après les avoir bien étudiés et médités. Au lieu de se borner à concevoir, en thèse générale, et même péniblement, comme l'a fait Cabanis, les phénomènes moraux comme dépendant de l'organisation, Gall a dit : «En vertu de l'axiome fondamental de la physiologie, il n'y a point de fonction sans organe, je considère, d'après les expériences incontestables faites de tout temps, le système nerveux cérébral comme le siége des fonctions intellectuelles et affectives, en général; et, en second lieu (ce qui était absolument indispensable pour compléter la conception), l'expérience et la discussion immédiate de ces fonctions nous les montrant distinctes et indépendantes quoique ayant entre elles de nombreuses et importantes relations, je considère le système nerveux cérébral, et le cerveau en particulier, non comme un seul organe, mais comme un ensemble d'organes (ce qui d'ailleurs est confirmé par l'anatomie humaine ou comparée) dont chacun est le siége d'une fonction morale particulière, sauf à trouver, par l'observation et l'expérience dirigées par une sage analyse, quels sont et les fonctions réellement distinctes et les organes correspondants». Si Gall s'en était tenu à cette généralité, tout le monde pensant l'eût approuvé, car tout cela est courant aujourd'hui chez les physiologistes, mais peut-être n'eût-il pas fait révolution. Il y a joint une première détermination des fonctions et de leurs siéges qui est évidemment absurde sous plusieurs rapports, et hasardée sous presque tous, mais qui, à prendre la chose de mon point de vue philosophique, me semblait indispensable pour fixer les idées et bien entraîner les esprits sur ce terrain, en comptant que la discussion et la culture de cette nouvelle branche de la science rectifieraient de jour en jour la détermination primitive, ce qui effectivement arrivera à coup sûr. C'est là la partie faible de Gall, et malheureusement la seule que les hommes qui n'y ont pas beaucoup pensé en connaissent ; mais elle n'est évidemment que d'une importance secondaire. Quant aux bosses du crâne, sur lesquelles se sont jetés les gens d'esprit qui ont voulu juger ce qu'ils ne comprenaient pas, il est très-rationnel d'admettre qu'à une fonction morale prépondérante il doit correspondre un organe cérébral plus développé, et on sait d'ailleurs très-positivement par l'anatomie que la forme du cerveau est traduite extérieurement par celle du crâne. Je sais fort bien que tu n'ignores pas cela, mais je me trouve entraîné à le rappeler, pour te faire sentir que si effectivement la liste des fonctions intellectuelles et affectives et celle des parties cérébrales qui en sont le siége étaient faites d'une manière positive (ce qui, je le répète, n'est pas encore et ne sera pas avant une ou deux générations au moins, puisque ce doit être l'oeuvre du temps et d'une observation variée), il serait très-naturel de juger jusqu'à un certain point par la forme du crâne des dispositions prédominantes, soit intellectuelles soit affectives. Car tu ne doutes pas, e pense qu'il n'y ait des dispositions innées, indépendantes de l'éducation et des circonstances extérieures, sans prétendre pour cela que les actes qui en résulteront d'après telle ou telle éducation et dans telles ou telles circonstances soient rigoureusement déterminés par l'organisation, absurdité qu'on reproche vulgairement au docteur Gall, et qu'il n'a certainement jamais avancée, quoiqu'il soit loin d'être exempt de blâme sous d'autres rapports très-essentiels. Je te demande pardon de toute cette digression, qui, malgré sa longueur, est bien loin d'être suffisante pour l'objet que je m'y proposais. J'y reviendrai si tu le désires ; mais je serai content aujourd'hui si les aperçus que je viens de t'indiquer peuvent te faire envisager avec plus de sang-froid et de réflexion un ordre de travaux qui, malgré ses grandes et nombreuses imperfections n'en est pas moins destiné à faire époque dans l'histoire de l'esprit humain. Crois bien ce que je te dis, que c'est à peu près l'opinion commune, soit ostensible, soit secrète de tous les physiologistes actuels de quelque valeur, et qu'une doctrine ne se soutient pas ainsi en ascendance pendant vingt ans à travers tout le ridicule et toutes les préventions même odieuses qu'on a jetés sur elle, si elle n'a pas quelque fondement réel qui mérite qu'on y prenne garde plus que tu ne me sembles l'avoir fait. Mon opinion est, en résumé, que la physiologie est devenue aujourd'hui une science entièrement positive, non-seulement malgré la doctrine de Gall, mais en partie à cause de cette doctrine.

Après avoir ainsi discuté ta grande objection sur les sciences positives en général, il est assez inutile que [j]'insiste en particulier sur la partie de cette objection relative à la politique. Car on ne voit pas effectivement pourquoi les phénomènes que présente le développement d'une espèce sociale n'auraient pas de lois tout comme les autres, et pourquoi ces lois ne seraient pas susceptibles d'être découvertes par l'observation tout comme celles des autres, à la réserve seulement que la nature de cette fraction de la physique en rend l'étude plus difficile ; ni enfin pourquoi les hommes ne pourraient pas tomber d'accord sur l'existence de ces lois, une fois constatées par cette méthode, comme ils l'ont fait dans les autres cas. Du reste, je suis certain que toute la discussion que je viens d'entamer, et que je continuerai si tu veux, sera singulièrement éclaircie dans ton esprit quand tu verras ma deuxième partie, où j'examine d'un premier coup d'oeil général la marche historique de l'esprit humain, et où tu trouveras l'explication des contradictions et des anomalies apparentes que cette marche présente à celui qui se borne à un aperçu superficiel. Je crois que je parviendrai à faire sentir, par le fait même, qu'il y a des lois aussi déterminées pour le développement de l'espèce humaine que pour la chute d'une pierre.

Ta seconde objection est beaucoup moins importante, mais elle a bien plus de réalité que la première, et je crois depuis longtemps que mon ouvrage a besoin làdessus d'une rectification que j'exécuterai quand cette partie se réimprimera. Je n'ai pas prétendu et je ne prétends pas que les savants actuels doivent être mis immédiatement à la politique, ce qui, d'ailleurs, est impraticable, comme je l'ai dit en note. Il faut transporter aux choses ce que j'ai dit, dans le texte, des personnes. C'est la méthode employée par les astronomes, les physiciens, les chimistes et les physiologistes, qui doit être appliquée à la politique théorique, si on veut sortir du bavardage et des extravagances, et non les individus euxmêmes, qui y sont très-impropres dans leur état actuel. Mais je suis convaincu qu'on ne peut véritablement connaître aujourd'hui la méthode positive sous ses divers aspects, assez pour l'appliquer à de nouveaux objets (et probablement il en sera toujours ainsi),qu'en faisant une étude directe et approfondie des applications qui en ont été faites jusqu'ici. Et d'ailleurs je regarde comme indispensable la connaissance des lois générales des phénomènes pour pouvoir bien étudier la politique, car l'homme et surtout l'homme social n'est point dans la nature un phénomène isolé qu'on puisse étudier sans connaître les autres ordres de phénomènes. Par cette raison, je suis très-convaincu, et voici ma pensé précise, que la politique théorique ne fera dorénavant aucun progrès réel et n'exercera sur la pratique aucune influence utile tant qu'elle ne sera point cultivée par une classe spéciale de savants, élevée tout exprès dans la connaissance générale des diverses sciences positives, mais ne cultivant que la science politique. Voilà ce que j'aurais dû dire simplement dans le texte, et ce qui s'y trouvera désormais. Je me suis exposé à être, tout naturellement, mal compris, et c'est ma faute, j'en conviens franchement. En s'attachant au sens naturel de mes expressions à ce sujet, ton objection est trèsfondée, car certainement les physiciens, chimistes, etc., actuels, sont fort impropres à cultiver la politique. Tu vois qu'il s'agit là d'une nouvelle classe de savants, dont la formation est si importante et si peu avancée, Je passe sous silence l'objection relative au mot de civilisation, à laquelle tu as, ce me semble, répondu très-suffisamment. Il est, du reste, possible que je n'aie pas employé cette expression d'une manière assez précise; j'y regarderai en revoyant mon travail pour l'impression. J'arrive à la troisième et cinquième objections, qui n'en font, à proprement parler, qu'une seule. J'ai dit, il est vrai, et j'en suis très-profondément convaincu, que, par une suite nécessaire des lois relatives aux phénomènes sociaux, chaque nation a toujours le gouvernement qui convient à son état de civilisation, du moins sous les rapports essentiels, ou, en d'autres termes, que tout système de gouvernement qui a duré un peu longtemps a été nécessairement bon pour tout le temps de sa grande vigueur, et je crois que dans la seconde partie j'établirai cela d'une manière irrécusable par les faits les plus généraux. Mais ce serait bien mal comprendre ma pensée que d'en conclure que j'interdis tout perfectionnement, puisqu'au contraire j'établis formellement que tout gouvernement doit changer par suite du progrès de la civilisation, et qu'il n'est nullement indifférent que ces changements s'opèrent par la seule force des choses ou par des plans calculés fondés sur l'observation; je dis même que, dans chaque état partiel, c'est seulement l'esprit général qui est nécessairement bon, mais que, tant que les choses ne sont pas calculées exprès, il arrive souvent que plusieurs détails ne sont pas en harmonie avec l'ensemble, et qu'il est très-utile de rétablir cette harmonie. Ainsi, je suis fort loin de nier la puissance des mesures politiques, soit temporelles, soit spirituelles; seulement je la circonscris, afin d'exclure les espérances chimériques, qui n'aboutissent, dans la pratique, qu'à tout bouleverser; et même j'indique la vraie manière de produire les perfectionnements efficaces. Quant à la féodalité, en particulier, je suis très-convaincu qu'elle était, dans son temps, une institution non-seulement excellente, mais indispensable absolument, et qui a eu la plus grande et la plus utile influence sur le développement de notre société européenne, sans prétendre pour cela qu'elle soit bonne aujourd'hui, ce qui serait tomber dans l'absolu, avec lequel l'esprit de mon ouvrage est profondément antipathique. Du reste, ce n'est pas toi qui seras difficile à convaincre là-dessus, puisque ta première lettre montre sur ce sujet une manière de voir trèsnette et très-juste. Je veux bien, en second lieu, accepter l'exemple qu'on me propose de la Turquie. Je suis très-persuadé que le gouvernement turc est susceptible de grands perfectionnements par des mesures convenables ; mais je ne crois pas que cela pût aller aussi loin qu'on le suppose d'ordinaire avec les idées d'absolu et de toute-puissance des combinaisons politiques. Les Turcs me paraissent être à peu près dans l'état où nous nous trouvions entre le sixième siècle et le onzième, et certes celui qui alors eût tenté d'établir chez nous ce qu'on appelle une constitution libérale aurait été un grand fou. Il en serait de même en Turquie aujourd'hui si on voulait y mettre la Charte ou quelque chose d'analogue. Je crois, par exemple, que si on pouvait rendre les pachaliks héréditaires, ou, en un mot, établir chez les Turcs une véritable féodalité, on leur rendrait un beaucoup plus grand service que par toutes les tentatives de libéralisme, qui n'aboutir aient probablement qu'à y faire verser beaucoup de sang. Du reste, ce pays est entaché d'un vice d'organisation bien plus grand dans la confusion du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, et qu'il serait bien plus essentiel de faire disparaître; mais cela est impossible, car ce serait détruire le mahométisme, ce qui ne se fera jamais que par l'expulsion des Turcs, et non par leur conversion. Je te déclare d'ailleurs que ce ne sont là que des aperçus et que je n'ai pas une connaissance assez détaillée de l'état de ces peuples pour indiquer à des hommes d'État le mode le plus convenable des améliorations qu'il comporte; et, en mon particulier, comme je crois cette nation destinée à disparaître, tu sens que je ne me soucie point de m'en occuper. Je ne l'ai prise que comme exemple, et je déclare, en résumé, que s'il était possible dans ce pays d'y rendre les pachaliks héréditaires et de donner au muphti et aux ulémas et mollahs un pouvoir et une indépendance semblable à celle qu'obtinrent notre pape et notre clergé dans le moyen âge (ce que je regarde comme impraticable), on aurait infiniment plus perfectionné son organisation sociale que par aucun système de mesures libérales, qui ne sont pas assurément la panacée universelle, applicable indifféremment soit aux Anglais et aux Français, soit aux Espagnols, soit aux Turcs, etc.

Quant à la sixième objection, sur la brièveté de ma réfutation des doctrines politiques précédentes, je ne prétends pas sans doute n'avoir rien à me reprocher à cet égard. Je ferai seulement observer que ce n'est pas à proprement parler une réfutation de toutes les opinions émises jusqu'ici sur la politique que j'ai entreprise (Dieu me garde d'en avoir seulement l'idée!), mais un simple examen des tentatives qui ont eu pour but jusqu'ici de rendre positive la science politique, tentatives que je ne considère même que comme faits constatant la maturité de cette grande réforme, et comme cadres pour établir quelques points de philosophie politique qui s'expriment mieux sous cette forme que sous une autre. En ce sens, mon examen n'est pas aussi incomplet qu'on pourrait le croire; j'ai dû seulement m'attacher aux chefs d'école et à leurs idées principales, mais je reconnais que j'aurais dû parler (ce que je ferai en réimprimant) d'une ou deux autres écoles. Je te prierai d'observer historiquement que lorsqu'une science devient positive, on ne s'amuse pas à réfuter tous les théologiens et les métaphysiciens qui s'en sont occupés jusqu'alors, mais ceux seulement qui ont tendu fortement vers la direction positive; on aime mieux cultiver la science directement, et on fait bien. Si j'entreprends jamais une histoire de la politique, alors j'examinerai tout le monde amplement; mais ici ce n'était pas le cas, c'est de la politique que je veux faire. Rappelle-toi qu'en physique on ne remonte jamais au delà de Galilée, en chimie au delà de Black et de Lavoisier, etc., et tu verras que, non pour l'histoire d'une science, mais pour sa culture, ce qui est fort différent, l'usage de regarder comme nuls et non avenus tous les travaux qui ont précédé l'époque où la science est devenue positive, est très-raisonnable; le reste ne ferait qu'entraver le savant, et ne doit être pris en considération que par l'historien de la science.

Enfin j'arrive à la dernière et à la moins importante des objections que tu me rapportes, celle relative à mon style. Je te dirai qu'à cet égard je ne puis attacher aucune valeur à aucune opinion, soit favorable, soit défavorable; car, s'il fallait écouter tout le monde, on n'aurait plus de style. Je te dirai en preuve que plusieurs littérateurs, ici, ou des gens qui ne sont très-sensibles qu'au mérite littéraire, m'ont précisément complimenté sous ce même rapport, ce qui montre combien sont vagues et arbitraires toutes ces décisions. Je crois avoir le style propre au sujet, c'est-à-dire le style scientifique, et non celui recommandé par les faiseurs de rhétorique. Si on trouve que j'écris aussi bien que les savants qui écrivent bien, c'est tout ce que je demande. Si, par exemple, on me disait que j'écris comme Berthollet, comme Bichat, comme Cuvier, etc. (qui ne passent pas auprès des rhétoriciens pour de très-grands écrivains), on me ferait, sous ce rapport, le compliment qui pourrait me flatter le plus. D'ailleurs, tout cela est un bavardage assez inutile, soit dans un sens, soit dans l'autre. Ne dirait-on pas qu'on peut faire son style à volonté? J'écris sous l'inspiration de ma pensée et sans aucune espèce d'art ; que ce soit bien, que ce soit mal, je puis t'assurer, car j'en ai la conviction profonde, qu'il me serait impossible absolument d'écrire d'une autre manière que celle que le moment me dicte. Mon style sera-t-il plus tard plus animé, plus varié, plus chargé d'images, quand je m'occuperai de choses plus concrètes ? Je n'en sais absolument rien et ne me soucie nullement de le savoir. Tout ce dont je suis bien certain, c'est de ne pas faire le moindre effort pour cela. Comme tu le rappelles très à propos, le sale est l'homme méme, et l'un ne peut pas plus se refaire que l'autre.

Adieu, mon cher ami ; tu vois que j'use amplement de ton invitation au bavardage. Je souhaite que cette discussion te fasse, comme à moi, passer quelques heures très-agréables, et je te prie de me rendre la pareille dans ta prochaine lettre, que j'espère recevoir bientôt, et à laquelle je répondrai plus promptement que je n'ai pu le faire aux deux premières.

Ton ami, Ate COMTE.