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L'  A N T I M A C H I A V E L

ou

Examen du Prince
de Machiavel



Avant Propos

Le Prince de Machiavel est en fait de Morale ce qu'est l'ouvrage de Spinosa en matiére de foi. Spinosa sapoit les fondemens de la foi, et ne tendoit pas moins qu'à renverser l'édifice de la religion; Machiavel corrompit la politique, et entreprit de détruire les préceptes de la saine morale. Les erreurs de l'un n'étoient que des erreurs de speculation, celles de l'autre regardoient la pratique. Cependant il s'est trouvé que les théologiens ont sonné le tocsin et crié aux armes contre Spinosa, qu'on a réfuté son ouvrage en forme, et qu'on a constaté la Divinité contre les attaques, tandis que Machiavel n'a été que harcelé par quelques moralistes, et qu'il s'est soutenu malgré eux et malgré la pernicieuse morale, sur la chaire de la politique, jusqu'a nos jours.

J'ose prendre la défense de l'humanité contre ce monstre qui veut la détruire, j'ose opposer la raison et la justice au sophisme et au crime, et j'ai hazardé mes réflexions sur le Prince de Machiavel chapitre à chapitre, afin que l'antidote se trouve immédiatement auprès du poison.

J'ai toujours regardé le Prince de Machiavel comme un des ouvrages les plus dangereux qui se soient répandus dans le monde; c'est un livre qui doit tomber naturellement entre les mains des princes, et de ceux qui se sentent du goût pour la politique. Il n'est que trop facile qu'un jeune homme ambitieux, dont le coeur et le jugement ne sont pas assez fermés pour distinguer sûrement le bon du mauvais, soit corrompu par des maximes qui flatent ses passions.

Mais s'il est mauvais de séduire l'innocence d'un particulier qui n'influe que légéremennt sur les affaires du monde, il l'est d'autant plus de pervertir des princes qui doivent gouverner des peuples, administrer la justice, et en donner l'exemple à leurs sujets, être par leur bonté, par leur magnanimité leur miséricorde les images vivantes de la Divinité.

Les inondations qui ravagent des contrées, le feu du tonnerre qui réduit des villes en cendres, le poison de la peste qui désole des provinces, ne sont pas aussi funestes au monde que la dangereuse Morale, et les passions effrenées des Rois. Les fleaux célestes ne durent qu'un temps, ils ne ravagent que quelques contrées, et ces pertes, quoique douleureuses, se réparent; mais les crimes des rois font souffrir bien long-temps des peuples entiers.

Ainsi que les rois ont le pouvoir de faire du bien lorsqu'ils en ont la volonté, de même dépend-il d'eux de faire du mal lorsqu'ils l'ont résolu; combien n'est point déplorable la situation des peuples, lorsqu'ils ont tout à craindre de l'abus du pouvoir souverain, lorsque leurs biens sont en proie à l'avarice du prince, leur liberté à ses caprices, leur repos à son ambition, leur sûreté à sa perfidie, et leur vie à ses cruautés? C'est-là le tableau tragique d'un État, où regneroit un prince comme Machiavel prétend le former.

Je ne dois pas finir cet avant-propos sans dire un mot à des personnes, qui croient que Machiavel écrivoit plutôt ce que les princes font, que ce qu'ils doivent faire; cette pensée a plu à beaucoup de monde, parce qu'elle est satyrique.

Ceux qui ont prononcé cet arrêt décisif contre les souverains, ont été séduits sans doute par les exemples de quelques mauvais princes contemporains de Machiavel cités par l'auteur, et par la vie de quelques tyrans qui ont été l'opprobre de l'humanité. Je prie ces censeurs de penser que comme la séduction du trône est très puissante, il faut plus qu'une vertu commune pour y résister, et qu'ainsi il n'est point étonnant que dans un ordre aussi nombreux que celui des Princes, il s'en trouve de mauvais parmi les bons. Parmi les Empereurs Romains, où l'on compte des Nérons, des Caligulas, des Tibéres, l'Univers se ressouvient avec joie des noms consacrés par les vertus des Titus, des Trajans, et des Antonins.

Il y a ainsi une injustice criante d'attribuer à tout un Corps ce qui ne convient qu'à quelques-uns de ses membres.

On ne devroit conserver dans l'histoire que les noms des bons princes, et laisser mourir à jamais ceux des autres avec leur indolence, leurs injustices et leurs crimes. Les livres d'histoire diminueroient à la verité de beaucopu; mais la l'humanité y profiteroit, et l'honneur de vivre dans l'Histoire, de voir son nom passer des siécles futurs jusqu'à l'éternité, ne seroit que la récompense de la vertu. Le livre de Machiavel n'infecteroit plus les écoles de politique, on mépriseroit les contradictions dans lesquelles il est toujours avec lui-même, et le monde se persuaderoit que la véritable politique des rois, fondée uniquement sur la justice, la prudence et la bonté, est préferable en tout sens au sistême décousu et plein d'horreur, que Machiavel a eu l'impudence de presenter au Public.



 
L'  A N T I - M A C H I A V E L

ou

EXAMEN
 
de l'ouvrage de Machiavel
 
intitulé

Le Prince

 
 
CHAPITRE I.
 
Combien il y a de sortes de Principautés, comment y peut parvenir.

LOrsqu'on veut raisonner juste, il faut commencer par approfondir la nature du sujet dont on veut parler, il faut remonter jusqu'à l'origine des choses pour en connoître autant que l'on peut les premiers principes; il est facile alors d'en déduire les progrès, et toutes les conséquences qui peuvent s'ensuivre. Avant de marquer les différences des États, Machiavel auroit dû, ce me semble, examiner l'origine des princes et discuter les raisons qui ont pu engager des hommes libres à se donner des Maîtres.

Peut-être qu'il n'auroit pas convenu dans un livre, ou l'on se proposoit de dogmatiser le crime et la tyrannie, faire mention de ce qui le devroit la détruire; Machiavel auroit eu mauvaise grâce de dire que les peuples ont trouvé nécessaire pour leur repos et leur conservation d'avoir des juges pour régler leurs différens; des protecteurs pour les maintenir contre leurs ennemis dans la possession de leurs biens; des souverains pour réunir tous leurs différens intérêts en un seul intérêt commun; qu'ils ont d'abord choisi ceux d'entre eux qu'ils ont cru les plus sages, les plus équitables, les plus desintéressés, les plus humains, les plus vaillans pour les gouverner.

C'est donc la justice, auroit-on dit, qui doit faire le princi pal objet d'un souverain, c'est donc le bien des peuples qu'il gouverne, qu'il doit préférer à tout autre interêt. Que deviennent alors ces idées d'intérêt, de grandeur, d'ambition et de despotisme? il se trouve que le souverain, bien loin d'être le maître absolu des peuples qui sont sous sa domination, n'en est en lui-même que le premier domestique.

Comme je me suis proposé de réfuter en détail ces principes pernicieux, je me réserve d'en parler à mesure que la matière de chaque chapitre m'en fournira l'occasion.

Je dois cependant dire en général, que ce que j'ai rapporté: de l'origine des souverains , rend l'action des usurpateurs plus atroce qu'elle ne le seroit en ne considérant simplement que leur violence; puisqu'ils contreviennent entièrement à l'intention des peuples, qui se sont donné des souverains pour qu'ils les protègent, et qui ne se sont soumis qu'à cette condition: au lieu qu'en obéissant à l'usurpateur, ils se sacrifient eux et tous leurs biens pour assouvir l'avarice et tous les caprices d'un tyran. Il n'y a donc que trois manières légitimes de devenir maître d'un pays, ou par succession, ou par l'élection des peuples qui en ont le pouvoir ou lorsque par une guerre justement entreprise on fait la conquête de quelques provinces sur l'ennemi.

Je prie ceux pour qui je destine cet ouvrage, de ne point oublier ces remarques sur le premier chapitre de Machiavel, puisqu'elles sont comme un pivot sur lequel rouleront toutes mes réflexions suivantes.



CHAPITRE II.
 
Des Principautés héréditaires.

LEs hommes ont un certain respect pour tout ce qui est ancien, qui va jusqu'à la superstition; et quand le droit d'héritage se joint à ce pouvoir que l'antiquité a sur les hommes, il n'y a point de joug plus fort, et qu'on porte plus aisément. Ainsi, je suis loin de contester à Machiavel ce que tout le monde lui accordera, que les royaumes héréditaires sont les plus aisés à gouverner.

J'ajouterai seulement que les princes héréditaires sont fortifiés dans leur possession par la liaison intime, qui est entre eux et les plus puissantes familles de l'État, dont la plûpart sont redevables de leurs biens ou de leur grandeur, à la maison souveraine, et dont la fortune est si inséparable de celle du prince, qu'ils ne peuvent la laisser tomber sans voir que leur chûte en seroit la suite certaine et nécessaire.

De nos jours, les troupes nombreuses et les armées puissantes que les princes tiennent sur pied, en paix comme en guerre, contribuent encore à la sûreté des États. Elles contiennent l'ambition des princes voisins, ce sont des épées nues, qui tiennent celles des autres dans le fourreau.

Mais ce n'est pas assez que le prince soit, comme dit Machiavel, di Ordinaria industria; je voudrois encore qu'il songeât à rendre son peuple heureux. Un peuple content ne songera pas à se révolter, un peuple heureux craint plus de perdre son prince qui est en même temps son bienfaiteur, que ce souverain même ne peut appréhender pour la diminution de sa puissance. Les Hollandois ne se seroient jamais révoltés contre les Espagnols, si la tyrannie des Espagnols n'était parvenue a un excès si énorme, que les Hollandois ne pouvoient devenir plus malheureux.

Le Royaume de Naples et celui de Sicile ont passé plus d'une fois des mains des Espagnols à celles de l'empereur, et de l'empereur aux Espagnols; la conquête en a toujours été très facile, puisque l'une et l'autre domination leur sembloit rigoureuse, et que ces peuples esperoient toujours trouver des libérateurs dans leurs nouveaux maîtres.

Quelle différence de ces Napolitains aux Lorrains! Lorsqu'ils ont été obligés de changer de domination, toute la Lorraine étoit en pleurs; ils regrettoient de perdre les rejetons de ces ducs, qui depuis tant de siécles furent en possession de ce florissant pays, et parmi lesquels on en compte de si estimables par leur bonté, qu'ils mériteroient d'être l'exemple des Rois. La mémoire du duc Léopold étoit encore si chère aux Lorrains, que quand sa veuve fut obligée de quitter Luneville, tout le peuple se jetta â genoux au-devant du carose, et on arrêta les chevaux à plusieurs reprises. On n'entendoit que des cris, et on ne voioit que des larmes.



CHAPITRE III.
 
Des Principautés mixtes.

LE quinzième siècle où vivoit Machiavel, tenoit encore à la barbarie. Alors on préseroit la funeste gloire des conquerans, et de ces actions frappantes qui imposent un certain respect par leur grandeur à la douceur, à l'équité, à la clémence, et à toutes les vertus. A présent, je vois qu'on préfère l'humanité à toutes les qualités d'un conquerant, et l'on n'a plus guères la démence d'encourager par des louanges, des passions cruelles qui causent le bouleversement du Monde.

Je demande ce qui peut porter un homme à s'aggrandir? En vertu de quoi il peut former le dessein d'élever sa puissance sur la misère sur la destruction d'autres hommes? Et comment il peut croire qu'il se rendra illustre, en ne faisant que des malheureux? Les nouvelles conquêtes d'un souverain ne rendent pas les États qu'il possédoit déjà, plus opulens ni plus riches; ses peuples n'en profitent point et il s'abuse, s'il s'imagine qu'il deviendra plus heureux. Combien de princes ont sait par leurs généraux conquerir des provinces qu'ils ne voient jamais? Ce sont alors des conquêtes en quelque façon imaginaires, et qui n'ont que peu de réalité pour les princes qui les ont fait faire; c'est rendre bien des gens malheureux pour contenter la fantaisie d'un seul homme, qui souvent ne mériterait pas seulement d'être connu.

Mais supposons que ce conquerant soumette tout le monde à sa domination, ce monde bien soumis, pourra-t-il le gouverner? Quelque grand prince qu'il soit, il n'est qu'un être très borné; à peine pourra-t-il retenir le nom de ses provinces, et sa grandeur ne servira qu'à mettre en évidence sa véritable petitesse.

Ce n'est point la grandeur du pays que le prince gouverne, qui lui donne de la gloire: ce ne sera pas quelques lieues de plus de terrein qui le rendront illustre; sans quoi, ceux qui possèdent le plus d'arpens de terre devroient être les plus estimés.

L'erreur de Machiavel sur la gloire des conquerans pouvoir être générale de son temps; mais sa méchanceté ne l'étoit pas assûrément. Il n'y a rien de plus affreux que certains moyens qu'il propose pour conserver des conquêtes; à les bien examiner, il n'y en aura pas un qui soit raisonnable ou juste. On doit, dit ce méchant homme, éteindre la race des princes qui regnoient avant votre conquête. Peut-on lire de pareils préceptes, sans fremir d'horreur et d'indignation? C'est fouler aux pieds tout ce qu'il y a de saint de sacré dans le monde, c'est ouvrir à l'intérêt le chemin de tous les crimes. Quoi! si un ambitieux s'est emparé violemment des États d'un prince, il aura le droit de le faire assassiner, empoisonner! Mais ce même conquerant, en agissant ainsi, introduit une pratique dans le Monde, qui ne peut tourner qu'à sa ruine. Un autre, plus ambitieux et plus habile que lui, le punira du talion, envahira ses États, et le fera périr avec la même cruauté qu'il fit périr son prédécesseur. Le siécle de Machiavel n'en soumit que trop d'exemples. Ne voit-on pas le Pape Alexandre VI, prêt d'être déposé pour ses crimes; son abominable Bâtard, César Borgia dépouillé de tout ce qu'il avoit envahi, et mourant misérablement; Galéas Sforce, assassiné au milieu de l'Eglise de Milan; Louis Sforce, usurpateur, mort en France dans une cage de fer; les princes d'Yorck et de Lancastre, se détruisant tour à tour; les Empereurs de Grèce, assassinés les uns par les autres, jusqu'à ce qu'enfin les Turcs profitèrent de leurs crimes, et exterminèrent leur faible puissance? Si aujourd'hui parmi les Chrétiens il y a moins de révolutions, c'est que les principes de la saine morale commencent à être plus répandus: les hommes ont plus cultivé leur esprit, ils en sont moins féroces; et peut-être est-ce une obligation qu'on a aux gens de Lettres qui ont poli l'Europe.

La seconde maxime de Machiavel, est que le conquerant doit établir sa résidence dans ses nouveaux États. Ceci n'est point cruel, et paroit même assez bon à quelques égards; mais l'on doit considérer que la plûpart des États des grands princes sont situés de manière qu'ils ne peuvent pas trop bien en abandonner le centre, sans que tout l'État s'en ressente. Ils sont le premier principe d'activité dans ce corps, ainsi ils n'en peuvent quitter le centre, sans que les extrémités languissent.

La troisième maxime de politique, est "qu'il faut envoier des colonies pour les établir dans les nouvelles conquêtes, qui serviront à en assûrer la fidélité".

L'auteur s'appuie sur la pratique des Romains: mais il ne songe pas que si les Ro-mains, en établissant des colonies, n'avoient pas aussi envoié des légions, ils auroient bientôt perdu leurs conquêtes; il ne songe pas qu'outre ces colonies et ces légions, les Ro-mains savoient encore se faire des alliés. Les Romains dans l'heureux temps de la République étoient les plus sages brigands qui aient jamais désolé la terre. Ils conservoient avec prudence ce qu'ils acquirent avec injustice: mais enfin, il arriva à ce peuple ce qui arrive à tout usurpateur; il fut opprimé à son tour.

Examinons à présent si ces colonies, pour l'établissement desquelles Machiavel fait commettre tant d'injustices à son Prince, si ces colonies sont aussi utiles que l'auteur le dit. Ou vous envoiez dans le pays, nouvellement conquis, de puissantes colonies, ou vous y en envoiez de faibles. Si ces colonies sont fortes, vous dépeuplez votre État considérablement, et vous chassez un grand nombre de vos nouveaux sujets, ce qui affaiblit vos forces; si vous envoiez des colonies faibles dans ce pays conquis, elles vous en garantiront mal la possession: ainsi, vous aurez rendu malheureux ceux que vous chassez, sans y profiter beaucoup.

On fait donc bien mieux d'envoier des troupes dans les pays que l'on vient de se soumettre, lesquelles moyennant la discipline et le bon ordre, ne pourront point fouler les peuples, ni être à charge aux villes où on les met en garnison. Cette politique est meilleure; mais elle ne pouvoit étre connue du temps de Machiavel. Les souverains n'entretenoient point de grandes armées, ces troupes n'étoient pour la plûpart qu'un amas de bandits, qui pour l'ordinaire ne vivoient que de violences et de rapines. On ne connaissait point alors ce que c'étoit que des troupes continuellement sous le drapeau en temps de paix, des étapes, des casermes, et mille autres réglemens qui assurent un État pendant la paix, et contre ses voisins, et même contre les soldats payés pour le défendre.

Un prince doit attirer à lui, et protéger les petits princes ses voisins, semant la dissention parmi eux, afin d'élever, ou d'abaisser ceux qu'il veut. C'est la quatriéme maxime de Machiavel, c'est ainsi qu'en usa Clovis, le premier roi barbare qui se fit crétien il a été imité par quelques princes non moins cruels. Mais quelle différence entre ces tyrans et un honnête homme, qui seroit le médiateur de ces petits princes, qui termineroit leurs différens à l'amiable, qui gagneroit leur confiance par sa probité et par les marques d'une impartialité entière dans leurs démêlés, et d'un desintéressement parfait pour sa personne! Sa prudence le rendroit le père de ses voisins, au lieu de leur oppresseur, et sa grandeur les protégeroit, au lieu de les abîmer.

Il est vrai d'ailleurs que des princes qui ont voulu élever d'autres princes avec violence, se sont abîmés eux-mêmes; notre siécle en a fourni deux exemples. L'un est celui de Charles douze qui éleva Stanislas sur le trône de Pologne, et l'autre est plus récent. Je conclus donc que l'usurpateur ne méritera jamais de gloire; que les assassinats seront toujours abhorrés du genre humain; que les princes qui commettent des injustices et des violences envers leurs nouveaux sujets, s'alièneront tous les esprits, au lieu de les gagner; qu'il n'est pas possible de justifier le crime, et que tous ceux qui en voudront faire l'apologie, raisonneront aussi mal que Machiavel. Tourner l'art du raisonnement contre le bien de l'humanité, c'est se blesser d'une épée qui ne nous est donnée que pour nous défendre.



CHAPITRE IV.
 
Pourquoi le Royaume de Darius ne se souleva point.

POur bien juger du génie des nations, il faut les comparer les unes avec les autres. Machiavel fait dans ce chapitre un parallèle des Turcs et des Français, très diffèrens de coutumes, de mœurs et d'opinions. Il examine les raisons qui rendent la conquète de ce premier Empire difficile à faire, mais aisée à conserver; de même qu'il remarque ce qui peut contribuer a faire siabjuguer la France sans peine, et ce qui, la remplissant de troubles continuels, menace sans cesse le repos du possesseur.

L'Auteur n'envisage les choses que d'un point de vue, il ne s'arrête qu'à la constitutions des Gouvernemens. Il parait croire que la puissance de l'Empire des Perses et des Turcs et n'étoit fondée que sur l'Esclavage général de ces Nations, et sur l'élevation unique d'un seul homme qui en est le Chef. Il est dans l'idée qu'un Despotisme sans restriction, bien établi, est le moyen le plus sûr qu'ait un prince pour regner sans trouble, et pour résister vigoureusement à ses ennemis.

Du temps de Machiavel on regardoit encore en France les grands et les nobles comme de petits souverains qui partageoient en quelque manière la puissance du prince; ce qui donnoit lieu aux divisions, fortifioit les partis, et fomentoit de fréquentes révoltes. Je ne sais cependant si le Grand-Seigneur n'est pas exposé plutôt à être détrôné qu'un Roi de France. La différence qu'il y a entre eux, c'est qu'un empereur Turc est ordinairement étranglé par les Janissaires, que les Rois de France qui ont péri, ont été assassinés par des Moines, ou par des monstres que des moines avoient formez. Mais Machiavel parle plutôt en ce chapitre de révolutions générales, que de cas particuliers: il a déviné à la vérité quelques ressorts d'une machine très composée; mais il me semble qu'il n'a pas examiné les principaux.

La différence des climats, des alimens et de l'éducation des hommes établit une différence totale entre leur façon de vivre et de penser; de là vient la difference d'un moine Italien, et du Chinois lettré. Le tempérament d'un Anglais, profond, mais hypochondre, est tout-â-fait différent du courage orgueilleux d'un Espagnol, et un Français se trouve avoir aussi peu de ressemblance avec un Hollandois, que la vivacité d'un singe en a le flegme d'une tortue

On a remarqué de tout temps que le génie des peuples orientaux est un esprit de constance pour leurs pratiques et leurs anciennes coutumes, dont ils ne se departent presque jamais. Leur religion, différente de celle des Européens, les oblige encore en quelque façon à ne point favoriser au préjudice de leurs maîtres l'entreprise de ceux qu'ils appellent les infidèles et à éviter avec soin tout ce qui pourroit porter atteinte à leur religion et bouleverser leur gouvernement. Voilà ce qui chez eux fait la sûreté du trône plutôt que celle du monarque; car ce monarque est souvent détrôné, mais l'empire n'est jamais détruit.

Le génie de la nation Françoise, tout différent des Musulmans, fut tout-à-fait, ou du moins en partie, cause des fréquentes révolutions de ce royaume. La légéreté et l'inconstance a fait le caractére de cette aimable nation. Les Français sont inquiets, libertins, et très enclins à s'ennuier de tout; leur amour pour le changement s'est manifesté jusque dans les choses les plus graves. Il paroît que ces cardinaux, haïs et estimés des Français, qui successivement ont gouverné cet empire, ont profité des maximes de Machiavel pour rabaisser les grands et de la connaissance du génie de la nation, pour détourner ces orages fréquens, dont la légéreté des sujets menaçoit sans cesse les souverains.

La politique du cardinal de Richelieu n'avoit pour but que d'abaisser les grands pour élever la puissance du Roi, et pour la faire servir de base à toutes les parties de l'État. Il y réussit si bien, qu'aujourd'hui il ne reste plus de vestiges en France de la puissance des seigneurs et des nobles, et de ce pouvoir dont les les Rois prétendoient que les grands abusoient .

Le cardinal Mazarin marcha sur les traces de Richelieu: il essuya beaucoup d'oppositions; mais il y réussit. Il dépouilla de plus le parlement de ses prérogatives; de sorte que cette compagnie n'est au jourd'hui qu'un fantôme, à qui il arrive encore quelquefois de s'imaginer qu'il pourroit bien être un corps, mais qu'on sait ordinairement repentir de cette erreur.

La même politique qui porta les ministres à l'établissement d'un despotisme absolu en France, leur enseigna l'adresse d'amuser la légéreté et l'inconstance de la nation pour la rendre moins dangereuse: mille occupations frivoles, la bagatelle et le plaisir donnèrent le change au génie des Français; de sorte que ces mêmes hommes qui avoient si long-temps combattu le grand César, qui secouèrent si souvent le joug sous les empereurs, qui appellèrent les étrangers leur secours du temps des Valois, qui se liguèrent contre Henri IV, qui cabalèrent sous les minorités; ces Français, dis-je, ne sont occupés de nos jours qu'à suivre le torrent de la mode, à changer très soigneusement de goût, à mépriser aujourd'hui ce qu'ils ont admiré hier, à mettre l'inconstance et la légéreté en tout ce qui dépend d'eux, à changer de maitresses, de lieux et d'amusemens et de folie. Ceci n'est pas tout; car de puissantes armées et un très grand nombre de forteresses assûrent à jamais la possession de ce royaume à ses souverains, et ils n'ont à présent rien à redouter des guerres intestines, non plus que des entreprises de leurs voisins.



CHAPITRE V.
 
Comment il faut Gouverner les villes, ou les Principautés qui se gouvernoient par leurs propres loix, avant que d'être conquises.

IL n'en point, selon Machiavel, de moyen bien assûré pour conserver un État libre qu'on aura conquis, que de le détruire; c'en le moyen le plus sûr pour ne point craindre de révolte. Un Anglois eut la démence de se tuer, il y a quelques années, à Londres; on trouva un billet sur sa table, où il justifioit son action, et où il marquoit qu'il s'étoit oté la vie pour ne jamais devenir malade. Voilà le cas d'un prince qui ruine un État pour ne le point perdre. Je ne parle point d'humanité; avec Machiavel ce seroit profaner la vertu. On peut confondre Machiavel par lui-même, par cet intérêt, l'âme de son livre, ce dieu de la politique et du crime.

Vous dites, Machiavel, qu'un prince doit détruire un pays libre, nouvellement conquis, pour le posséder plus sûrement. Mais repondez-moi, à quelle fin a- t-il entrepris cette conquête? Vous me direz que c'est pour augmenter sa puissance et pour se rendre plus formidable. C'est ce que je voulois entendre, pour vous prouver qu'en suivant vos maximes, il fait tout le contraire; car il lui en coûte beaucoup pour cette conquête, et il ruine ensuite l'unique pays qui pouvoit le dédommager de ses pertes. Vous m'avouerez qu'un pays saccagé, dépourvû d'habitans, ne sauroit rendre un prince puissant par sa possession. Je crois qu'un monarque, qui posséderoit les vastes déserts de la Lybie et du Barca, ne seroit guères redoutable, et qu'un million de panthères, de lions et de crocodiles ne vaut pas un million de sujets, des villes riches, des ports navigables remplis de vaisseaux, des citoiens industrieux, des troupes, et tout ce que produit un pays bien peuplé. Tout le monde convient que la force d'un État ne consiste point dans l'étendue de ses bornes, mais dans le nombre de ses habitans. Comparez la Hollande avec la Russie, vous ne voiez qu'isles marécageuses et stériles qui s'élevent du soin de l'océan, une petite République qui n'a que 48. lieues de long sur 40. de large; mais ce petit corps est tout nerf. Un peuple immense l'habite, et ce peuple industrieux est très puissant et très riche; il a secoué le joug de la domination espagnole , qui étoit alors la monarchie la plus formidable de l'Europe. Le commerce de cette république s'étend jusqu'aux extrémités du monde, elle figure immédiatement après les rois, elle peut entretenir en temps de guerre une armée de cinquante mille combattans, sans compter une flotte nombreuse et bien entretenue.

Jetez d'un autre côté les yeux sur la Russie. C'est un pays immense qui se présente à votre vue; c'est un monde, semblable l'univers lors qu'il fut tiré du chaos. Ce pays est limitrophe d'un côté de la grande Tartarie et des Indes, d'un autre de la Mer-Noire et de la Hongrie: les frontières s'étendent jusqu'à la Pologne, la Lithuanie et la Courlande; la Suéde le borne du côté du Nord-Ouest. La Russie peut avoir trois cens milles d'Allemagne de large, sur plus de cinq cens milles de longueur. Le pays est fertile en bleds, et fournit toutes les denrées nécessaires a la vie, principalement aux environs de Moscou, et vers la petite Tartarie; cependant avec tous ces avantages il ne contient tout au plus que quinze millions d'habitans.

Cette Nation, qui commence à présent à figurer en Europe, n'est guères plus puissante que la Hollande en troupes de mer et de terre, et lui est beaucoup inférieure en richesses et en ressources.

La force d'un État ne consiste point dans l'étendue d'un pays, ni dans la possession d 'une vaste solitude, ou d'un immense désert; mais dans la richesse des habitans, et dans leur nombre. L'intérêt d'un prince est donc de peupler un pays, de le rendre florissant, et non de le dévaster et de le détruire. Si la méchanceté de Machiavel fait horreur, son raisonnement fait pitié; et il auroit mieux fait d'apprendre à bien raisonner, que d'enseigner sa politique monstrueuse.

Un prince doit établir sa résidence dans une République nouvellement conquise: c'est la troisième maxime de l'auteur. Elle est plus modérée que les autres; mais j'ai fait voir dans le troisiéme chapitre les difficultés qui peuvent s'y opposer.

Il me semble qu'un prince, qui auroit conquis une république après avoir eu des raisons justes de lui faire la guerre, pourroit se contenter de l'avoir punie, et lui rendre ensuite la liberté. Peu de personnes penseroient ainsi: pour ceux qui auroient d'autres sentimens, ils pourraient s'en conserver la possession, en établissant de sortes garnisons dans les principales places de leur nouvelle conquête, et en laissant d'ailleurs jouir le peuple de toute sa liberté.

Insensés que nous sommes! Nous voulons tout conquérir, comme si nous avions le temps de tout posséder, et comme si le terme de notre durée n'avoit aucune fin. Notre temps passe trop vite, et souvent lorsqu'on ne croit travailler que pour soi-même, on ne travaille que pour des successeurs indignes, ou ingrats.



CHAPITRE VI..
 
Des nouveaux États, que le prince acquiert par sa valeur et par les propres armes.

Si les hommes étoient sans passion, Machiavel seroit pardonnable de vouloir leur en donner; ce seroit un nouveau Promethée qui raviroit le feu céleste pour animer des auto-mates. Les choses n'en sont point là effectivement, car aucun homme n'est sans passions. Lorsqu'elles sont moderées, elles sont l'âme de la Société; mais lorsqu'on leur lâche le frein, elles en sont la destruction.

De tous les sentimens qui tyrannisent notre ame, il n'en n'est aucun de plus funeste pour ceux qui en sentent l'impulsion, de plus contraire à l'humanité, et de plus fatal au repos du monde, qu'une ambition déréglée, qu'un desir excessif de fausse gloire.

Un particulier qui a le malheur d'être né avec des dispositions semblables, est plus misérable encore que fou. Il est insensible pour le présent, il n'existe que dans les temps futurs, rien dans le monde ne peut le satisfaire; l'absinthe de l'ambition mêle toujours son amertume à la douceur de ses plaisirs.

Un prince ambitieux est plus malheureux qu'un particulier; car sa folie étant proportionnée à sa grandeur, n'en est que plus vague, plus indocile, plus insatiable. Si les honneurs, si la grandeur servent d'aliment à la passion des particuliers, des provinces et des royaumes nourrissent l'ambition des monarques; et comme il est plus facile d'obtenir des charges et des emplois que de conquérir des royumes, les particuliers peuvent encore plûtôt se satisfaire que les princes.

Machiavel leur propose les exemples de Moyse, de Cyrus, de Romulus, de Thésée, et d'Hiéron. On pourroit grossir facilement ce catalogue par ceux de quelques auteurs de secte, comme de Mahomet en Asie, de Mango Kapac en Amerique, d'Odin dans le Nord, de tant de sectaires dans tout l'univers. Et que les jésuites du Paraguai, me permettent de leur offrir ici une petite place qui ne peut que leur être glorieuse, les mettant au nombre des législateurs.

La mauvaise foi avec laquelle l'auteur use de ces exemples, mérite d'être relevée. Il est bon de découvrir toutes les finesses et toutes les ruses de ce séducteur. Machiavel ne sait voir l'ambition que dans son beau jour, si elle en a un: il ne parle que des ambitieux qui ont été sécondés de la fortune, mais il garde un profond silence sur ceux qui ont été les victimes de leurs passions; cela s'appelle en imposer au monde, et l'on ne sauroit disconvenir que Machiavel ne joue en ce chapitre le rôle de charlatan du crime.

Pourquoi, en parlant du législateur des juifs, du premier Monarque d'Athènes, du conquerant des Mèdes, du fondateur de Rome, de qui les succès repondirent â leurs desseins, Machiavel n'ajoute-t-il point l'exemple de quelques chefs du parti malheureux, pour montrer que si l'ambition fait parvenir quelques hommes, elle en perd le plus grand nombre? N'y a-t-il pas eu un Jean de Leyde, chef des anabaptistes, tenaillé, brulé, et pen-du dans une cage de fer à Munster? Si Cromwel a été heureux, son fils n'a-t-il pas été détrôné? N'a-t-il pas vu porter au gibet le corps exhumé de son père? Trois ou quatre Juifs, qui se sont dits Messies n'ont-ils pas peri dans les supplices? et le dernier n'a-t-il pas fini par être valet de cuisine chez le grand seigneur, après s'être fait Musulman? Si Pepin détrôna son Roi avec l'approbation du Pape, Guise le Balafré, qui vouloit détrôner le sien avec la même approbation, n'a-t-il pas été assassiné? Ne compte-t-on pas plus de trente chefs de secte, et plus de mille autres ambitieux qui ont fini par des morts violentes?

Il me semble d'ailleurs que Machiavel placé assez inconsidérément Moyse avec Romulus, Cyrus et Thesée. Ou Moyse étoit inspiré; ou il ne l'étoit point. S'il ne l'étoit point, (ce qu'on n'a garde de supposer.), on ne pourroit le regarder alors que comme un imposteur qui se servoit de Dieu, à peu près comme les poëtes emploient leurs dieux pour servir de machines quand il leur manque un dénouement, Moyse étoit d'ailleurs si peu habile, (à raisonner humainement) qu'il conduisit le peuple Juis pendant 40. années par un chemin qu'ils auroient très commodement fait en six semaines; il avoit très peu profité des lumières des Egiptiens, et il étoit en ce sens-la beaucoup inférieur à Romulus, et à Thesée et à ces héros. Si Moyse était inspiré de Dieu, comme il se voit sans doute, on ne peut le regarder que comme l'organe aveugle de la toute puissance divine; et le conducteur des Juifs étoit en ce sens bien inférieur comme homme, au fondateur de l'Empire Romain, au Monarque Persan, et aux héros qui faisoient par leur propre valeur et par leurs propres forces de plus grandes actions, que l'autre n'en saisoit avec l'assistance immédiate dé Dieu.

J'avoue en général et sans prévention, qu'il faut beaucoup de génie, de courage, d'adresse et de conduite pour égaler les hommes dont nous venons de parler; mais je ne sais point si l'épithète de vertueux leur convient. La valeur et l'adresse se trouvent également chez les voleurs de grand chemin et chez les héros: la différence qui est entre eux, c'est que le conquerant est un voleur illustre, et le voleur ordinaire est un faquin obscur. l'un reçoit des lauriers et de l'encens pour prix de ses violences, et l'autre la corde.

Il est vray que toutes les fois que l'on voudra introduire des nouveautés dans le monde, il se présentera mille obstacles pour les empêcher, et qu'un prophète à la tête d'une armée, fera plus de prosélites, que s'il ne combatoit qu'avec des arguments.

Il est vrai que la religion chrétienne ne se soutenant que par les disputes, fut foible et opprimée , et qu'elle ne s'étendit en Europe qu'après avoir répandu beaucoup de sang; il n'en est pas moins vrai que l'on a pu donner cours à des opinions et à des nouveautés avec peu de peine. Que de religions, que de sectes ont été introduites avec une facilité infinie! Il n'y a rien de plus propre que le fanatisme pour accréditer des nouveautés, et il me semble que Machiavel a parlé d'un ton trop décisif sur cette matière.

Il me reste à faire quelques réflexions sur l'exemple d'Hiéron de Siracuse, que Machiavel propose à ceux qui s'élèveront par le secours de leurs amis et de leurs troupes.

Hiéron se défit de ses amis et de ses soldats qui l'avoient aidé à l'exécution de ses desseins; il ha de nouvelles amitiés, et il leva d'autres troupes. Je soutiens en dépit de Machiavel et des ingrats, que la politique d'Hiéron étoit très mauvaise, et qu'il y a beaucoup plus de prudence à se fier à des troupes dont on a expérimenté la valeur, et des amis dont on a éprouvé la fidélité, qu'à des inconnus, desquels l'on n'est point assuré. Je laisse au lecteur a pousser ce raisonnement plus loin; tous ceux qui abhorrent l'ingratitude, et qui sont assez heureux pour connoître l'amitié ne resteront point à sec sur cette matière.

Je dois cependant avertir le lecteur, de faire attention aux sens différens que Machiavel assigne aux mots. Qu'on ne s'y trompe pas, lorsqu'il dit, sans l'occasion, la vertu s'anéantit. Cela signifie chez lui que sans des circonstances savorables, les fourbes et les téméraires ne sauroient faire usage de leurs talens; c'est le chiffre du crime qui peut uniquement expliquer les obscurités de cet auteur.

Il me semble en général, pour conclure ce chapitre, que la seule occasion où un particulier peut sans crime s'élever à la Royauté, est lorsqu'il est né dans un Royaume electif, ou lorsqu'il délivre sa patrie.

Sobieski en Pologne, Gustave Vaza en Suéde, les Antonins à Rome, voilà les héros de ces deux espèces. Que César Borgia soit le modèle des Machiavelistes, le mien est Marc-Aurèle.



CHAPITRE VII.
 
Des Principautés nouvelles, que l'on acquiert par les forces d'autrui, ou par bonheur.

COmparez le prince de M. Fénelon avec celui de Machiavel, vous verrez dans l'un le caractère d'un honnête homme, de la bonté, de la justice, de l'equité, toutes les vertus en un mot poussées à un degré éminent; il semble que ce soit de ces intelligences pures, dont on dit que la sagesse est proposée pour veiller au Gouvernement du Monde; vous verrez dans l'autre la scéleratesse, la fourberie, la perfidie, la trahison et les crimes. C'est un monstre en un mot, que l'enfer même auroit peine à produire. Mais s'il semble que notre nature se rapproche de celle des anges, en lisant le Télémaque il paroît qu'elle s'approche des démons de l'Enfer lorsqu'un lit le Prince de Machiavel. César Borgia, ou le Duc de Valentinois, est le modèle sur lequel l'Auteur forme son Prince , et qu'il a l'impudence de proposer pour exemple à ceux qui s'élèvent dans le monde par le secours de leurs amis, ou de leurs armes. Il est donc très nécessaire de connoître quel étoit César Borgia, afin de se former une idée du héros, et de l'Auteur qui le célèbre.

Il n'y a aucun crime que César Borgia n'ait commis; il fit assassiner son frère, son rival de gloire et d'amour, presqu'aux yeux de sa propre soeur; il fit massacrer les Suisses du Pape, par vengeance contre quelques Suisses qui avoient offensé sa mère; il dépouilla des Cardinaux et des hommes riches, pour assouvir sa cupidité; il enleva la Romagne au Duc d'Urbin son possesseur; et fit mettre à mort le cruel Dorco, son sous-tyran; il fit assassiner, par une affreuse trahison, à Sinigaglia quelques princes dont il croioit la vie contraire à ses intérêts; il fit noyer une dame Vénitienne dont il avoit abusé; mais que de cruautés ne se commirent point par ses ordres? et qui pourroit compter tous ses crimes? Tel étoit l'homme que Machiavel préfère à tous les grands Génies de son temps, et aux héros de l'Antiquité, et dont il trouve la vie et les actions dignes de servir d'exemple à ceux qu'élève la fortune.

Mais je dois combattre Machiavel, dans un plus grand détail, afin que ceux qui pensent comme lui, ne trouvent plus de subterfuges, et qu'il ne reste aucun retranchement à leur méchanceté.

César Borgia fonda le dessein de sa grandeur sur la destruction des princes d'Italie. Pour usurper tous les biens de mes voisins, il faut les affoiblir, et pour les affoiblir, il faut les brouiller; telle est la logique des scélerats.

Borgia vouloit s'assurer d'un appui, il fallut donc qu'Alexandre VI. accordât dispense de mariage a Louis XII. pour qu'il lui pretât son secours. C'est ainsi que tant de politiques se sont joués du monde, et qu'ils ne pensoient qu'à leurs intérêts, lorsqu'il paraissoit le plus attaché a Celui du ciel. Si le mariage de Louis XII., étoit de nature à être rompu, le Pape l'auroit dû rompre, supposé qu'il en eût le pouvoir; si ce mariage n'étoit pas de nature à être rompu, rien n'auroit dû y déterminer le chef de l'Église Romaine.

Il falloit que Borgia se fît des Créatures, aussi corrompit-il par des présents la faction des Urbins; mais ne cherchons point des crimes à Borgia, et passons-lui ses corruptions, ne fût-ce que parce qu'elles ont du moins quelque fausse ressemblance avec les bienfaits. Borgia vouloit se défaire de quelques princes de la Maison d'Urbin de Vitelotzo, d'Oliveto di Fermo, etc. et Machiavel dit qu'il eut la prudence de les faire venir à Sinigaglia, où il les fit périr par trahison.

Abuser de la bonne foi des hommes, user de ruses infames, trahir, se parjurer, assassiner, voilà ce que le Docteur de la scéleratesse appelle prudence; mais je demande s'il y a de la prudence aux hommes, à montrer comme on peut manquer de foi, comme on peut se parjurer? Si vous renverrez la bonne foi et le serment, quels seront les garants que vous aurez de la fidelité des hommes? Donnez-vous des exemples de trahison, craignez d'être trahi; en donnez-vous d'assassinat, craignez la main de vos disciples.

Borgia établit le cruel Dorco Gouverneur de la Romagne, pour réprimer quelques desordres. Borgia punit avec barbarie en d'autres de moindres vices que les siens! le plus violent des usurpateurs, le plus faux des parjures, le plus cruel des assassins et des empoisonneurs, condamner aux plus affreux supplices quelques filous, quelques esprits remuans qui copioient le caractère de leur nouveau maître en miniature et selon leur petite capacité! Ce roi de Pologne, dont la mort vient de causer tant de troubles en Europe, agissoit bien plus conséquemment et plus noblement envers ses sujets Saxons.

Les Loix de Saxe condamnoient tout adultère à avoir la tête tranchée. Je n'approfondis point l'origine de cette loi barbare, qui paraît plus convenable à la jalousie Italienne qu'à la patience Allemande.

Un malheureux transgresseur de cette loi est condamné, Auguste devoit signer l'arrêt de mort; mais Auguste étoit sensible à l'amour et à l'humanité, il donna sa grace au criminel, et il abrogea une loi qui le condamnoit tacitement lui-même. La conduite de ce roi étoit d'un homme sensible et humain; César Borgia ne punissoit qu'en tyran féroce. Borgia sait mettre ensuite en pièces le cruel Dorco qui avoit si parfaitement rempli ses intentions, afin de se rendre agréable en punissant l'organe de sa barbarie. Le poids de la tyrannie ne s'appesantit jamais davantage que lorsque le tyran veut revétir les dehors de l'innocence, et que l'oppression se fait à l'ombre des loix. Borgia, poussant la prévoiance jusqu'au de la delà mort du pape son père, commençoit par exterminer tous ceux qu'il avoir dépouillés de leurs biens, afin que le nouveau pape ne s'en pût servir contre lui. Voiez la cascade du crime: pour fournir aux dépenses, il faut avoir des biens; pour en avoir, il faut en dépouiller les possesseurs; et pour en jouir avec sûreté, il faut les exterminer. Raisonnement des voleurs de grand chemin.

Borgia, pour empoisonner quelques cardinaux, les prie à souper chez son père. Le pape et lui prennent par mégarde du breuvage empoisonné; Alexandre VI. en meurt, Borgia en rechappe pour traîner une vie malheureuse, digne salaire d'empoisonneurs et d'assassins.

Voilà la prudence, l'habileté et les vertus que Machiavel ne sauroit se lasser de louer: le fameux Evèque de Meaux, le celebre Evèque de Nîmes, l'éloquent Panegyriste de Trajan n'en eussent pas dit plus pour leurs héros, que Machiavel pour César Borgia. Si l'éloge qu'il en fait, n'étoit qu'une ode, ou une figure de Réthorique, on pourroit louer sa subtilité en détestant son choix: mais c'est tout le contraire, c'est un Traité de politique qui doit passer à la postérité; c'est un ouvrage très-sérieux, dans lequel Machiavel est si impudent que d'accorder des louanges au monstre le plus abominable que l'enfer ait vomi sur la terre. C'est s'exposer de sang froid à la haine du genre-humain.



CHAPITRE VIII.
 
De ceux qui sont devenus princes par des crimes.

JE ne me sers que des propres paroles de Machiavel pour le confondre. Que pourrois‑je dire de lui de plus atroce, si non qu'il donne ici des règles pour ceux que leurs crimes élèvent à la grandeur suprême? C'est le titre de ce chapitre. Si Machiavel enseignoit le crime, s'il dogmatisoit la perfidie dans une Université de Traîtres, il ne seroit pas étonnant qu'il traitât des matières de cette nature; mais il parle à tous les hommes. Car un auteur qui se fait imprimer se communique à l'univers; il s'adresse principalement à ceux d'entre les hommes qui doivent être les plus vertueux, puisqu'ils sont destinés à gouverner les autres. Qu'y a-t-il de plus infame, de plus insolent que de leur enseigner la trahison, la perfidie et le meurtre? Il seroit plutôt à souhaiter pour le bien des hommes, que des exemples, pareils à ceux d'Agathocle et d'Oliviero di Fermo que Machiavel se fait un plaisir de citer, fussent à jamais ignorés. La vie d'un Agathocle, ou d'un Oliveto di Fermo sont capables de développer en un homme que son instinct porte à la scéleratesse, ce germe dangereux qu'il renferme en soi, sans le bien connoître. Combien de jeunes gens qui se sont gâté l'esprit par la lecture des Romans, qui ne voioient et ne pensoient plus que comme Gandalin, ou Medor? Il y a quelque chose d'épidemique dans la façon de penser, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, qui se communique d'un esprit â l'autre. Cet homme extraordinaire, ce roi avanturier digne de l'ancienne chevalerie, ce heros vagabond dont toutes les vertus poussées à un certain excès, dégénèrent en vices, Charles XII. en un mot, portoit avec lui depuis sa plus tendre enfance la vie d'Alexandre le Grand sur soi, et bien des personnes, qui ont connu particulièrement cet Alexandre du nord, assûrent que c'étoit Quinte-Curce qui ravagea la Pologne, que Stanislas devint roi d'après Abdolomine, et que la bataille d'Arbelle occasionna la défaite de Pultava.

Me seroit il permis de descendre d'un aussi grand exemple à de moindres? Il me semble que lorsqu'il s'agit de l'histoire de l'esprit humain, que la difference des conditions et des États disparaissant, les rois ne sont que des hommes, et tous les hommes sont égaux, il ne s'agit que des impressions ou des modifications en general qu'ont produit de certaines satires exterieures sur l'esprit humain.

Toute l'Angleterre sait ce qui arriva à Londres il y a quelques années; on y représenta une assez mediocre comedie sous le titre des Voleurs et des tours de gueux; le sujet de cette piéce étoit l'imitation de quelques tours de souplesse et de filouteries de voleurs. Il se trouva que beaucoup de personnes s'apperçurent au sortir de ces représentations, de la perte de leurs bagues, de leurs tabatières et de leurs montres, et l'auteur se fit si promptement des disciples, qu'ils pratiquoient ses leçons dans le parterre même. Ceci prouve assez, ce me semble, combien il est pernicieux de citer de mauvais exemples.

La premiere réflexion de Machiavel sur Agathocle et sur Fermo, roule sur les raisons qui les soutinrent dans leurs petits États malgré leurs cruautez. L'auteur l'attribue, à ce qu'ils avoient commis ces cruautez à propos: or être prudemment barbare, et exercer la tyrannie conséquemment, signifie, selon ce Politique, exécuter tout d'un coup et à la fois toutes les violences et tous les crimes que l'on juge utiles à ses intérêts.

Faites assassiner ceux qui vous sont suspects et dont vous vous méfiez, et ceux, qui se déclarent vos ennemis; mais ne faites point traîner votre vengeance. Machiavel approuve des actions semblables aux Vêpres Siciliennes, à l'affreux massacre de la St. Barthélemi, où des cruautez se commirent qui font frémir l'humanité. Ce monstre ne compte pour rien l'horreur de ces crimes, pourvu qu'on les commette d'une manière qui en impose aux peuples, qui effraie au moment où ils sont récens, et il donne pour raison que les idées s'en évanouissent plus facilement dans le Public, que celles des cruautés successives et continues des Princes, comme s'il n'étoit pas également mauvais de faire périr mille personnes en un jour, ou de les faire assassiner par intervalles.

Ce n'est pas tout que de confondre l'affreuse morale de Machiavel, il faut encore le convaincre de fausseté et de mauvaise foi. Il est premièrement, faux comme le rapporte Machiavel, qu'Agathocles ait joui en paix du fruit de ses crimes: il a été presque toujours en guerre contre les Carthaginois; il fut même obligé d'abandonner son armée, en Afrique, qui massacra ses enfans après son départ, et il mourut lui-même d'un breuvage empoisonné que son petit-fils lui fit prendre. Oliveto di Fermo périt par la perfidie de Borgia, digne salaire de ses crimes; et comme ce fut une année après son usurpation, sa chûte paroît si accelerée, qu'elle semble avoir prévenu par sa punition, ce que lui preparoit la haine publique.

L'exemple d'Oliveto di Fermo ne devoit donc point être cité par l'auteur, puisqu'il ne prouve rien. Machiavel voudroit que le crime fût heureux, et il se flatte par-là d'avoir quelque bonne raison de l'accrediter, ou du moins un argument passable à produire.

Mais supposons que le crime puisse se commettre avec securité et qu'un tyran puisse exercer impunément la scéleratesse; quand même il ne craindroit point une mort tragique, il sera également malheureux de se voir l'opprobre du genre humain; il ne pourra point étouffer ce témoignage intérieur de sa conscience qui depose contre lui; il ne pourra point imposer silence à cette voix puissante qui se fait entendre sur les trônes des rois, il ne pourra point éviter cette funeste mélancolie qui frappera son imagination, che sera son bourreau en ce monde.

Qu'on lise la Vie d'un Denys, d'un Tibére, d'un Néron, d'un Louis XI. d'un tyran Basilowitz etc; l'on verra que ces monstres, également insensez et furieux, finirent de la manière du monde la plus malheureuse. L'homme cruel est d'un tempérament misantrope et atrabilaire: si dès son jeune âge il ne combat pas cette malheureuse disposition de son corps, il ne sauroit manquer de devenir aussi furieux qu'insensé. Quand même donc il n'y auroit point de justice sur la terre, et point de Divinité au ciel, il faudroit d'autant plus que les hommes fussent vertueux, puisque la vertu les unit, et leur est absolument nécessaire pour leur conservation, et que le crime ne peut que les rendre infortunés et les détruire.



CHAPITRE IX.
 
De la Principauté civile.

IL n'y a point de sentiment plus inséparable de notre être, que celui de la liberté. Depuis l'homme le plus policé, jusqu'au plus barbare, tous en sont pénétrés également; car comme nous naissons sans chaînes, nous prétendons vivre sans contrainte. C'est cet esprit d'indépendance et de fierté qui a produit tant de grands hommes dans le Monde, et qui a donné lieu aux gouvernemens républicains, les quels établissent une espèce d'égalité entre les hommes, et les rapprochent d'un état naturel.

Machiavel donne en ce chapitre de bonnes maximes de politique à ceux qui s'élèvent à la puissance suprême, par le consentement des chefs d'une république. Voilà presque le seul cas, où il permette d'être honnête homme; mais malheureusement ce cas n'arrive presque jamais. L'esprit républicain, jaloux à l'excès de sa liberté, prend ombrage de tout ce qui peut lui donner des entraves, et se révolte contre la seule idée d'un maître. On connaît dans l'Europe des peuples qui ont secoué le joug de leurs tyrans pour jouir de l'indépendance; mais on n'en connoît point qui de libres qu'ils étoient, se soient assujettis à un esclavage volontaire.

Plusieurs républiques sont retombées par la suite des temps sous le Despotisme, il paraît même que ce soit un malheur inévitable qui les attend toutes.

Car comment une République résisteroit-elle éternellement à toutes les causes qui minent sa liberté? Comment pourroit-elle contenir toujours l'ambition des grands qu'elle nourrit dans son sein? Comment pourroit-elle à la longue veiller sur les séductions, les sourdes pratiques de ses voisins, et sur la corruption de ses membres, tant que l'intérêt sera tout puissant chez les hommes? Comment peut-elle espérer de sortir toujours heureusement des guerres qu'elle aura à soutenir? Comment pourra-t-elle prévenir ces conjonctures fâcheuses pour la liberté, ces momens critiques et décidifs, et ces hazards qui favorisent les corrompus et les audacieux? Si les troupes sont commandées par des Chefs lâches et timides, elle deviendra la proie de ses ennemis; et si elles ont à leur tête des hommes vaillans et hardis, ils seront dangereux dans la paix, après avoir servi dans la guerre.

Les républiques se sont presque toutes élevées de l'abîme de la tyrannie au comble de la liberté, et elles sont presque toutes retombées de cette liberté dans l'esclavage. Ces mêmes Athéniens, qui du temps de Démosthène outrageoient Philippe de Macedoine, rampèrent devant Alexandre; ces mêmes Romains qui abhorroient la Royauté, après l'expulsion des rois, souffrirent patiemment, après la révolution de quelques siécles, toutes les cruautés de leurs empereurs; et ces mêmes Anglois, qui mirent à mort Charles I. parce qu'il empiétoit sur leurs droits, plièrent la roideur de leur courage sous la puissance altière de leur protecteur. Ce ne sont donc point ces Républiques qui se sont données des maîtres par leur choix; mais ce sont des hommes entreprenans, qui, aidés de quelques conjonctures favorables, les ont soumises contre leur volonté.

De même que les hommes naissent, vivent un temps, et meurent par maladies, ou par l'âge; de même les Républiques se forment, fleurissent quelques siècles, et périssent enfin par l'audace d'un citoyen, ou par les armes de leurs ennemis. Tout a son période; tous les Empires, et les plus grandes monarchies même n'ont qu'un temps. Les républiques sentent toutes que ce temps arrivera, et elles regardent toute famille trop puissante, comme le germe de la maladie qui doit leur donner le coup de la mort.

On ne persuadera jamais à des républicains, vraiment libres, de se donner un maître; je dis le meilleur maître: car ils vous diront toujours, qu'il vaut mieux dé pendre des loix que du caprice d'un seul homme.



CHAPITRE X.
 
Comment il faut mesurer les forces de toutes les Principautés.

DEpuis que Machiavel écrivit son Prince politique, le monde est si fort changé, qu'il n'est presque plus reconnoissable. Si quelqu'habile capitaine de Louis XII. reparoissoit de nos jours, il seroit entièrement desorienté. Il verroit qu'on fait la guerre avec des troupes innombrables, que l'on peut â peine faire subsister en Campagne, entretenues pendant la paix comme dans la guerre, au lieu que de son temps, pour frapper les grands coups, et pour exécuter les grandes entreprises, une poignée de monde suffisoit, et les troupes étoient congédiées après la guerre finie. Au-lieu de ces vêtemens de fer, de ces lances, de ces arquebuses à rouet, il trouveroit des habits d'ordonnance, des fusils et des baïonnettes, des méthodes nouvelles pour camper, pour assiéger, pour donner bataille, et l'art de faire subsister des troupes, tout aussi nécessaire à present que le pouvoit être outrefois celui de battre l'ennemi. Mais que ne diroit pas Machiavel lui-même, s'il pouvoit voir la nouvelle forme du corps politique de l'Europe, tant de grands princes qui figurent à présent dans le monde, qui n'y étoient pour rien alors? la puissance des rois solidement établie, la manière de négocier des souverains, et cette balance qu'établit en Europe l'alliance de quelques princes considerables pour s'opposer aux ambitieux, et qui n'a pour but que le repos du monde?

Toutes ces choses ont produit un changement si général et si universel, qu'elles rendent la plûpart des maximes de Machiavel inappliquables à notre politique moderne; c'est ce que fait voir principalement ce chapitre, je dois en rapporter quelques exemples.

Machiavel suppose ?qu'un prince dont le pays est étendu, qui avec cela a beaucoup d'argent et des troupes, peut se soutenir par ses propres forces, sans l'assistance d'aucun allié, contre les attaques de ses ennemis?.

C'est ce que j'ose contredire. Je dis même plus, et j'avance qu'un prince, quelque redouté qu'il soie, ne sauroit lui seul résister à des ennemis puissans, et qu'il lui faut nécessairement le secours de quelques alliés. Si le plus formidable, le plus puissant prince de l'Europe, si Louis XIV. fut sur le point de succomber dans la guerre de la succession d'Espagne, et que faute d'alliances il ne put presque plus résister à la ligue de tant de rois et de princes, qui pensa l'accabler, à plus forte raison tout souverain qui lui est inférieur, ne peut-il , sans hasarder beaucoup, demeurer isolé et privé de fortes alliances.

On dit et cela se répète sans beaucoup de réflexions, que les traités sont inutiles, puisqu'on n'en remplit presque jamais tous les points, et qu'on n'est pas plus scrupuleux là-dessus dans notre siècle qu'en tout autre. Je réponds à ceux qui pensent ainsi, que je ne doute nullement qu'ils ne trouvent des exemples anciens, et même très récens de princes qui n'ont pas rempli exactement leurs engagemens; mais cependant qu'il est toujours très avantageux de faire des Traités. Les Alliés que vous vous faites, seront autant d'ennemis que vous aurez de moins, et s'ils ne vous sont d'aucun secours, vous les réduirez toujours certainement à observer au moins quelque temps la neutralité.

Machiavel parle ensuite de principini, de ces souverains en miniature, qui, nayant que de petits États, ne peuvent point mettre d'armée en campagne. L'auteur appuie beaucoup sur ce qu'ils doivent fortifier leur capitale, afin de s'y renfermer avec leurs troupes en temps de guerre.

Les princes italiens dont parle Machiavel, ne sont proprement que des hermaphrodites de souverain et de particulier; ils ne jouent le rôle de grands seigneurs qu'avec leurs domestiques: ce qu'on pourroit leur conseiller de meilleur, seroit, ce me semble, de diminuer en quelque chose l'opinion infinie qu'ils ont de leur grandeur, de la vénération extrême qu'ils ont pour leur ancienne et illustre race, et du zele inviolable qu'ils ont pour leurs armoiries. Les personnes sensées disent, qu'ils seroient mieux de ne figurer dans le monde que comme des seigneurs qui sont bien à leur aise, de quitter une bonne fois les échaffes sur lesquelles leur orgueil les monte, de n'entretenir tout au plus qu'une garde suffisante pour chasser les voleurs de leur château en cas qu'il y en eût d'assez affamez pour y chercher subsistance, et de raser les remparts, les murailles, et tout ce qui peut donner l'air d'une place forte à leur résidense.

En voici les raisons: la plûpart des petits Princes, et nommément ceux d'Allemagne, se ruinent par la dépense excessive, à proportion de leurs revenus que leur fait faire l'yvresse de leur vaine grandeur; ils s'abîment pour soutenir l'honneur de leur maison, et ils prennent par vanité le chemin de la misère et de l'hôpital; il n'y a pas jusqu'au cadet du cadet d'une ligne appanagée, qui ne s'imagine d'être quelque chose de semblable à Louis XIV, il bâtit son Versailles, il a ses maîtresses, il entretient des armées.

Il y a actuellement un certain prince, appanagé d'une grande maison, qui, par un rafinement de grandeur, entretient exactement son service sous les corps de troupes qui composent la maison d'un grand Roi, et cela si fort en diminutif, qu'il faut un microscope pour appercevoir chacun de ces corps en particulier; son armée seroit peut-être assez forte pour représenter une bataille sur le Théatre de Verone.

J'ai dit en second lieu que les petits Princes faisoient mal de fortifier leur résidence, et la raisort en est toute simple; ils ne sont pas dans le cas de pouvoir être assiégés par leurs semblables, puisque des voisins, plus puissans qu'eux, se mêlent d'abord de leurs démêlés et leur offrent une médiation qu'il ne dépend pas d'eux de refuser; ainsi, au lieu de sang répandu, deux coups de plume terminent leurs petites querelles.

A quoi leur serviroient donc leurs forteresses? Quand même elles seroient en état de soutenir un siège de la longueur de celui de Troie, contre leurs petits ennemis, elles n'en soutiendroient pas un, comme celui de Jerico, devant les armées d'un monarque puissant. Si d'ailleurs de grandes guise sont dans le voisinage, il ne dépend point d'eux de rester neutres; ou ils sont totalement ruinés. Et s'ils embrassent le parti d 'une des puissances belligérantes, leur capitale devient la place de guerre de ce prince.

L'idée que Machiavel nous donne des villes impériales d'Allemagne, est toute différente de ce qu'elles sont à présent; un petard suffiroit, et même un mandement de l'empereur, pour se rendre maître de ces villes. Elles sont toutes mal fortifiées, la plûpart avec des anciennes murailles, fianquées en quelques endroits par de grosses tours, et entourées de fossés, que des terres écroulées ont presque entiérement comblés. Elles ont peu de troupes, et celles qu'elles entretiennent sont mal disciplinées; leurs officiers sont ou le rebut de l'Allemagne pour la plupart ou de vieilles gens qui ne sont plus en état de servir. Quelques-unes des villes impériales ont une assez bonne artillerie; mais cela ne suffiroit point pour s'opposer à l'empereur, qui a coutume de leur faire sentir assez souvent leur foiblesse. En un mot, faire la guerre, livrer des batailles, attaquer ou défendre des forteresses, est uniquement l'affaire des grands souverains, et ceux qui veulent les imiter sans en avoir la puissance, ressemblent à celui qui contrefaisoit le bruit du tonnerre, se croioit Jupiter.



CHAPITRE XI.
 
Des Principautés Ecclésiastiques.

JE ne vois guères dans l'Antiquité de Prêtres devenus souverains. Il me semble que de tous les peuples dont il nous est resté quelque faible connoissance, il n'y a que les Juifs qui aient eu une suite de Pontifes despotiques. Il n'est pas étonnant que dans la plus superstitieuse e la plus ignorante de toutes les nations barbares, ceux qui étoient à la tête de la Réligion ayent enfin usurpé le maniement des affaires; mais par-tout ailleurs il me semble que les prêtres ne se méloient que de leurs fonctions. Ils sacrifioient, ils recevoient un salaire, ils avoient quelques prérogatives; mais ils n'instruisoient, ni ne gouvernoient: et c'est, je crois, parce qu'ils n'avoient ni dogmes pour diviser les peuples, ni puissance pour en abuser, qu'il n'y eut jamais chez aucune guerre de religion.

Lorsque l'Europe dans la décadence de l'Empire Romain fut une anarchie de barbares, tout fut divisé en mille petites souverainetés; beaucoup d'évêques se firent princes, et ce fut l'évêque de Rome qui donna l'exemple. Il semble que sous ces gouvernemens ecclésiastiques les peuples dussent vivre assez heureux; car des princes électifs, des princes élevez à la souveraineté dans un âge avancé, des princes enfin dont les États sont très bornés, tels que ceux des ecclésiastiques, doivent ménager leurs sujets, si non par religion, au moins par politique.

Il est certain cependant qu'aucun pays ne fourmille plus de Mandians que ceux des prêtres . C'est-là qu'on peut voir un tableau touchant de toutes les misères humaines, non pas de ces pauvres que la liberalité et les aumônes des souverains y attirent, de ces infecttes qui s'attachent aux riches et qui rampent à la suite de l'opulence; mais de ces gueux faméliques, que la charité de leur Souverain prive du néceffaire, pour prévenir la corruption, et les abus, que le peuple a coutume de faire de la superfluité.

Ce sont sans doute les lois de Sparte, où l'argent étoit défendu, sur lesquelles se fondent les principes de la plupart de ces gouvernemens Ecclésiastiques; à la différence près, que les prélats se réservent l'usage des biens dont les sujets sont privés. Heureux: disent-ils, sont les pauvres, car ils hériteront le Royaume des cieux; et comme ils veulent que tout le monde se sauve, ils ont soin de rendre tout le monde indigent.

Rien ne devroit être plus édifiant que l'histoire des Chefs de l'Eglise et des Vicaires de Jesus-Christ, on se persuade d'y trouver des exemples de moeurs irréprochables et saintes; cependant c'est tout le contraire, ce ne sont que des obscénités, des abominations, et des sources de scandale, et l'on ne sauroit lire la vie des Papes sans detester plus d'une fois leurs cruautez et leurs perfidies.

On y voit en gros leur ambition appliquée à augmenter leur puissance temporelle et spirituelle, leur avarice occupée à faire passer la substance des peuples dans leurs familles pour enrichir leurs neveux, leurs maîtresses ou leurs bâtards.

Ceux qui réfléchissent peu, trouvent singulier que les peuples souffrent avec tant de docilité et de patience l'oppression de cette espéce de souverains, qu'ils n'ouvrent point les yeux sur les vices et sur les excès des ecclésiastiques, et qu'ils endurent d'un front tondu ce qu'ils ne souffriroient point d'un front couronné de lauriers. Ce phénomène parait moins étrange à ceux qui connoissent le pouvoir de la superstition sur les idiots, et du phanatisme sur l'esprit humain; ils savent que la Religion est une ancienne machine, qui ne s'usera jamais, dont on s'est servi de tout temps pour s'assurer de la fidélité des peuples, et pour mettre un frein à l'indocilité de la raison humaine; ils savent que l'erreur peut aveugler les hommes les plus pénétrans, et qu'il n'y a rien de plus triomphant que la politique de ceux qui mettent le ciel et l'enfer, Dieu et les damnés en oeuvre pour parvenir à leurs desseins. Tant il est vrai que la Religion même, cette source la plus pure de tous nos biens, devient souvent, par un trop déplorable abus, l'origine et le principe de nos maux.

L'Auteur remarque très-judicieusement ce qui contribua le plus à l'élevation du saint-siège. Il en attribue la raison principale à l'habile conduite d'Alexandre VI. de ce Pontife qui poussoit sa cruauté et son ambition et qui ne connoissoit de justice que son intérêt.

Or, s'il est vrai qu'un des plus méchans homnes qui ait jamais porté la Tiare, suit celui qui ait le plus affermi la puissance Papale, que doit-on penser des héros de Machiavel?

L'éloge de Léon X. fait la conclusion de ce chapitre. L'ambition, les débauches et l'irréligion de ce pape sont assez connues. Machiavel ne le loue pas précisément par ces qualités-là; mais il lui fait sa cour: de tels princes méritoient de tels courtisans. S'il ne louoit Leon dix que comme un Prince magnifique et restaurateur des Arts, il auroit raison; mais il le loue comme Politique.



CHAPITRE XII.
 
Combien il y a de sortes de milice, et ce que vaut la soldatesque mercenaire.

TOut est varié dans l'Univers; les tempéramens des hommes sont différans, et la nature établit la même variété, si j'ose m'exprimer ainsi, dans les tempéramens des États. J'entends en général par le tempérament d'un État, sa situation, son étendue, le nombre, le génie de ses peuples, son commerce, ses coutumes, ses loi, son fort, son foible, ses richesse et ses ressources.

Cette différence de gouvernement est très sensible; elle est infinie, lorsqu'on veut descendre jusque dans les détails et de même que les médecins ne possèdent aucun secret qui convienne à toutes les maladies et toutes les complexions, de même les politiques ne sauroient-ils prescrire des règles générales dont l'application soit à l'usage de toutes les formes de gouvernement.

Cette réflexion me conduit à examiner le sentiment de Machiavel sur les troupes étrangères et mercénaires. L'auteur en rejette entièrement l'usage, s'appuiant sur des exemples par lesquels prétend que ces troupes ont été plus préjudiciables aux États qui s'en sont servis, qu'elles ne leur ont été avantageuses.

Il est sûr, et l'expérience a fait voir en général, que les meilleures troupes d'un État sont les nationales: On pourroit appuier ce sentiment par les exemples de la valeureuse résistance de Léonidas aux Termopyles, et surtout par les progrès étonnans de l'Empire Romain et des Arabes. Cette maxime de Machiavel peut donc convenir à tous les pays, assez riches d'habitans pour pouvoir fournir un nombre suffisant de soldats pour leur défense. Je suis persuadé, comme l'auteur, que l'État est mal servi par des mercenaires, et que la fidelité et le courage des soldats établis dans le pays, les surpasse de beaucoup. Il est principalement dangereux de laisser languir ses sujets dans l'inaction et de les laisser s'efféminer par la mollesse, dans les temps que les fatigues de la guerre et les combats aguérrissent ses voisins.

On a remarqué plus d'une fois que les États qui sortoient des guerres civiles, ont été infiniment supérieurs à leurs ennemis, parce que tout est soldat dans une guerre civile, que le mérite s'y distingue indépendamment de la saveur, que tous les talens s'y dévelopent, et que les hommes y prennent l'abitude de déployer ce qu'ils ont d'art et de courage.

Cependant il y a des cas qui semblent demander exemption de cette règle. Si des Royaumes ou des Empires ne produisent pas une aussi grande multitude d'hommes, qu'il en faut pour les Armées, et qu'en consume la guerre, la nécessité oblige de recourir aux Mercénaires, comme l'unique moyen de suppléer aux défauts de l'État.

On trouve alors des expédiens qui levent la plupart des difficultés; et, ce que Machiavel trouve de vicieux dans cette espèce de milice, on mêle soigneusement les Etrangers avec les nationaux, pour les empêcher de faire bande à part, et pour les façonner à la même discipline et à la même fidélité; et l'on porte sa principale attention sur ce que le nombre d'Etrangers n'excède point le nombre des nationaux.

Il y a un Roi du Nord, dont l'armée est composée de cette sorte de mixtes, et qui n'en est pas moins puissant, ni moins formidable. La plûpart des troupes européennes sont composées de nationaux et de mercénaires. Ceux qui cultivent les terres, ceux qui habitent les villes, moyennant une certaine taxe qu'ils paient pour l'entretien des troupes qui doivent les défendre, ne vont plus à la guerre. Les soldats ne sont composés que de la plus vile partie des peuples, de fainéans qui aiment mieux l'oisiveté que le travail, de débauchés qui cherchent la licence et l'impunité dans les troupes, de jeunes ecervelés indociles à leurs parens, qui s'enrôlent par légéreté. Tous ceux-là ont aussi peu d'inclination et d'attachement pour leur maître, que les étrangers. Que ces troupes sont différentes de ces Romains qui conquirent le monde! Ces désertions, si fréquentes de nos jours dans toutes les armées, étoient quelque chose d'inconnu chez les Romains. Ces hommes, qui combattoient pour leurs familles, pour leurs pénates, pour la bourgeoisie Romaine, et pour tout ce quils avoient de plus cher dans cette vie, ne pensoient pas à trahir tant d'intérêts à la fois par une lâche désertion.

Ce qui sait la sûreté des grands princes de l'Europe, c'est que leurs troupes sont â peu-près semblables, et qu'ils n'ont de ce côté aucun avantage les uns sur les autres. Il n'y a que les troupes Suédoises, qui sont bourgeois, paysans et soldats en même temps; mais aussi lorsqu'ils vont à la guerre, presque personne ne reste dans l'intérieur du pays pour labourer la terre. Ainsi leur puissance n'est aucunement formidable, puis que ils ne peuvent rien à la longue, sans se ruiner eux-mémes plus que leurs ennemis.

Voilà pour les mercénaires. Quant à la manière donc un grand prince doit faire la guerre, je me range entiérenient du sentiment de Machiavel. Effectivement un grand prince doit prendre sur lui la conduite de ses troupes, rester dans son Armée comme dans sa résidence; son intérêt, son devoir, sa gloire, tout l'y engage; comme il est le chef de la justice distributive, il est également le protecteur et le défenseur de ses peuples; il doit regarder la défense de ses Sujets comme des objets les plus importans de son ministère, qu'il ne doit par cette raison le confier qu'à lui-même.

Son intérêt semble réquerir nécessairement qu'il se trouve en personne à son armée, puisque tous les ordres émanent de sa personne, et qu'alors le conseil et l'exécution se suivent avec une rapidité extrème. Sa présence met fin d'ailleurs à la mesintelligence des généraux, si funeste aux armées, et si préjudiciable aux intérêts du maître; elle met plus d'ordre pour ce qui regarde les magazins, les munitions et les provisions de guerre, sans lesquelles un César, à la tête de cent mille combattans, ne fera jamais rien. Comme c'est le prince qui fait livrer les batailles, il semble que ce seroit aussi à lui d'en diriger l'exécution et de communiquer par sa présence l'esprit de valeur et d'assurance à ses troupes; il n'est à leur tête que pour donner l'exemple.

Mais, dira-t-on, tout le monde n'est pas né soldat, et beaucoup de princes n'ont ni le talent, ni l'expérience, ni le courage nécessaire pour commander une armée. Cela est vrai, je l'avoue; cependant cette objection ne doit pas m'embarrasser beaucoup; car il se toujours des Généraux attendus dans une armée, et le prince n'a qu'à suivre leurs censeils, la guerre s'en sera toujours mieux que lorsque le Général est sous la tutelle du Ministère, qui, n'étant point à l'armée, ne peut juger des choses, et met souvent le plus habile général hors d'état de donner des marques de sa capacité.

Je finirai ce chapitre, après avoir relevé une phrase de Machiavel, qui m'a paru très-singuliére. "Les Vénitiens, dit-il, se défiant du Duc de Carmagnole qui commandoit leurs troupes, furent obligés de le faire sortir de ce monde".

Je n'entends point, je l'avoue, ce que c'est que d'étre obligé de faire sortir quelqu'un de ce monde, à moins que ce ne soit le trahir, l'empoisonner, l'assassiner. C'est ainsi que le docteur du crime croit rendre innocentes les actions les plus noires et les plus coupables, en adoucissant les termes.

Les Grecs avoient coutume de se servir de périphrases lorsqu'ils parlaient de la mort, parce qu'ils ne pouvoient pas soutenir, sans une secrete horreur, tout ce que le trépasa d'épouvantable, et Machiavel pèriphrase les crimes parce que son coeur, révolté contre son esprit, ne sauroit digérer toute crue l'exécrable morale qu'il enseigne.

Quelle triste situation lorsqu'on rougit de se montrer à d'autres tel que l'on est, et lorsque l'on suit le moment de s'examiner soi-même.



CHAPITRE XIII.
 
Des Troupes auxiliaires, mixtes, et propres.

MAchiavel pousse l'hyperbole à un point extrême, en soutenant qu'un prince prudent aimerait mieux périr avec ses propres troupes, que de vaincre avec des secours étrangers.

Je pense qu'un homme en danger de se noier, ne prêteroit pas l'oreille aux discours de ceux qui lui diraient qu'il seroit indigne de lui de devoir la vie a d'autres qu'à lui-même, et qu'ainsi il devroit plutôt périr, que d'embrasser la corde ou le bâton que d'autres lui tendent pour le sauver. L'expérience nous fait voir que le premier soin des hommes, est celui de leur conservation, et le second, celui de leur bien être, ce qui qui détruit entièrement le paralogisme emphatique de l'auteur.

En approfondissant cette maxime de Machiavel, on trouvera peut-être que ce n'est qu'une jalousie extrême, qu'il suffira d'inspirer aux princes: c'est cependant la jalousie de ces mêmes princes envers leurs généraux, ou envers des auxiliaires, qu'ils ne vouloient pas attendre, crainte de partager leur gloire, qui de tout temps fut très-préjudiciable à leurs intérêts. Une infinité de batailles ont été perdues par cette raison, et des petites jalousies ont souvent plus fait de tort aux princes, que le nombre supérieur, et les avantages de leurs enne mis.

Un prince ne doit pas sans doute faire la guerre uniquement avec des troupes auxiliaires: mais il doit étre auxiliaire lui-même, et se mettre en état de donner autant de secours qu'il en redoit. Voilà ce que dicte la prudence: Mets-toi en état de ne craindre ni tes ennemis, ni tes amis; mais quand tu as fait un traité, il faut y être fidèle. Tant que l'Empire, l'Angleterre et la Hollande ont été de concert contre Louis XIV, tant que le prince Eugène et Marlbouroug ont été bien unis, ils ont été vainqueurs. Mais dès l'instant que l'Angleterre a abandonné les Alliés, Louis XIV. s'est relevé.

Les Puissances qui peuvent se passer de troupes mixtes, ou d'auxiliaires, font bien de les exclure de leurs armées; mais comme peu de princes de l'Europe sont dans une pareille situation, je crois qu'ils ne risquent rien avec les auxiliaires, tant que le nombre des Nationaux leur est supérieur.

Machiavel n'écrivait que pour de petits princes, et j'avoue que je ne vois guères que de petites idées; dans lui il n'a rien de grand ni de vrai, parce qu'il n'est pas honnête homme.

Qui ne fait la guerre que par autrui, n'est que faible; qui la fait conjointement avec autrui, est très fort.

Sans parler de la Guerre de 1701. des Alliés contre la France, l'entreprise, par laquelle trois Rois du Nord dépouillèrent Charles XII. d'une partie de ses États d'Allemagne, fut exécutée pareillement avec des troupes de differens maîtres, réunis par des Alliances; et la guerre de l'année 1734. que la France commença sous préteste de soutenir les droit de ce roi de Pologne toujours élu et toujours détrôné, fut faite par les Français et les Espagnols joints aux Savoyards.

Que reste-t-il a Machiavel après tant d'exemples, et à quoi se réduit l'allégorie des armes de Saül, que David refusa à cause de leur pesanteur, lorsqu'il devoit combattre Goliath? Ce n'est que de la crême fouettée. J'avoue que les Auxiliaires incommodent quelquefois les princes; mais je demande si l'on ne s'incommode pas volontiers, lorsqu'on y gagne des villes et des provinces?

Au sujet de ces auxiliaires, il cherche à jeter son venin sur les Suisses qui sont au service de France. Je dois dire un petit mot sur le sujet de ces braves troupes; car il est indubitable que les Français ont gagné plus d'une bataille par leur secours, qu'ils ont rendus des services signalez à cet Empire et que si la France congédioit les Suisses et les Allemands qui servent dans son infanterie, ses armées seraient beaucoup moins redoutables qu'elles ne le sont à présent.

Voila pour les erreurs de jugement, voyons à présent celle de morale. Les mauvais exemples que Machiavel propose aux princes, sont de ces méchancetés qu'on ne sauroit lui passer; il allègue en ce chapitre Hiéron de Siracuse, qui considerant que ses troupes auxiliaires étoient également dangereuses à garder, ou à congédier, les fit toutes tailler en piéces. Des faits pareils révoltent, lorsqu'on les trouve dans l'Histoire; mais on se sent indigné de les voir rapportez dans un livre qui doit être fait pour l'instruction des princes.

La cruauté et la barbarie sont souvent fatales aux particuliers; ainsi ils en ont horreur pour la plupart; mais les princes, que la Providence a placés si loin des destinées vulgaires, en ont d'autant moins d'aversion, qu'ils ne les ont pas à craindre: ce seroit donc à tous ceux qui doivent gouverner les hommes que l'on devroit inculquer le plus d'éloignement pour tous les abus qu'ils peuvent faire d'une puissance illimitée.



CHAPITRE XIV.
 
Instruction pour le Prince concernant la Milice.

IL y a une espèce de pédanterie commune à tous les metiers, qui ne vient que de l'avarice et de l'intempérance de ceux qui les pratiquent. Un soldat est pédant lors qu'il s'attache trop à la minutie, ou lorsqu'il est fanfaron et qu'il donne dans le Domquichottisme.

L'enthousiasme de Machiavel ex pose ici son prince à être ridicule; il exagère si fort la matière, qu'il veut que son prince ne soit uniquement que soldat; il en fait un Dom Quichotte complet, qui n'a l'imagination remplie que de champs de bataille, de retranchemens, de la manière d'investir des Places, de faire des lignes et des attaques.

Mais un prince ne remplit que la moitié de sa vocation, s'il ne s'applique qu'au métier de la guerre. Il est évidemment faux qu'il ne doit être que soldat, et l'on peut se souvenir de ce que j'ai dit sur l'origine des princes au premier chapitre de cet ouvrage, ils sont juges d'institution; et s'ils sont Généraux, c'est un accessoire. Le prince de Machiavel est comme les Dieux d'Homère, que l'on dépeignoit très-robustes et puissans; mais jamais équitables. Cet auteur ignore jusqu'au cathéchisme de la justice, il ne connoit que l'intérêt et la violence.

L'Auteur ne représente jamais que de petites idées: son genie redressé n'embrasse que des sujets propres pour la politique des petits princes; rien de plus faible que les raisons, dont il se sert pour recommander la chasse aux princes. Il est dans l'opinion que les princes apprendront par ce moyen à connoître les situations et les passages de leurs pays. Si un roi de France, si un empereur prétendoit acquérir de cette manière la connoissance de ses États, il leur faudroit autant de temps dans le cours de leur chasse, qu'en emploie tout l'univers dans la grande révolution des astres.

Qu'on me permette d'entrer dans un plus grand détail sur cette matière, qui sera comme une espèce de digression à l'occasion de la chasse. Puisque ce plaisir est la passion presque générale des nobles, des grands seigneurs et des rois, sur-tout en Allemagne, il me semble qu'elle mérite quelque discussion.

La Chass e est un de ces plaisirs sensuels qui agitent beaucoup le corps, et qui ne disent rien à l'esprit; c'est un desir ardent de poursuivre quelque bête, et une satisfaction cruelle de la tuer; c'est un amusement, qui rend le corps robuste et dispos, et qui laisse l'esprit en friche et sans culture.

Les chasseurs me reprocheront sans doute, que je prends les choses sur un ton trop sérieux; que je fais le critique sevère, et que je suis dans le cas des prêtres, qui ayant le privilège de parler seuls dans les chaires, ont la facilité de prononcer tout ce que bon leur semble, sans appréhender d'opposition.

Je ne me prévaudrai point de cet avantage; j'allèguerai de bonne-foi les raisons spécieuses qu'allèguent les amateurs de la chasse. Ils me diront d'abord que la chasse est le plaisir le plus noble et le plus ancien des hommes; que des patriarches, et même beaucoup de grands hommes, ont été chasseurs; et qu'en chassant, les hommes continuent à exercer ce même droit sur les bêtes, que Dieu daigna lui même donner à Adam.

Mais ce qui est vieux n'en est pas meilleur, sur-tout quand il est outré. Des grands hommes ont été passionnés pour la chasse, je l'avoue: ils ont eu leurs défauts comme leurs faiblesses; imitons ce qu'ils ont eu de grand, et ne copions point leurs minucies.

Les Patriarches ont chassé, c'est une vérité; j'avoue encore qu'ils ont épousé leurs seurs, que la poligamie étoit en usage de leur temps: mais ces bons Patriarches en chassant ainsi, se ressentirent des siècles barbares dans lesquels ils vivoient; ils étoient très-grossiers et très-ignorants; c'étoient des gens oisifs, qui ne sachant point s'occuper, et pour tuer temps qui leur paroissoit toujours trop long, promenoient leurs ennuis à la chasse, ils perdoient dans les bois à la poursuite des bêtes, les momens qu'ils n'avoient ni la capacité, ni l'esprit de passer en compagnie de personnes raisonnables. Je demande si ce sont des exemples à imiter, si la grossièreté doit instruire la politesse, ou si ce n'est pas plutôt aux siècles éclairés à servir de modèle aux autres?

Qu'Adam ait reçù l'empire sur les bêtes, ou non, c'est ce que je ne recherche pas; mais je sais bien que nous sommes plus cruels et plus rapaces que les bêtes mêmes, et que nous usons très tyranniquement de ce prétendu empire. Si quelque chose devoit nous donner de l'avantage sur les animaux, c'est assûrément notre raison; et ceux pour l'ordinaire qui font profession de la chasse, n'ont leur cervelle meublée que de chevaux, de chiens et de toutes sortes d'animaux. Ils sont quelquefois grossiers, et il est à craindre qu'ils deviennent aussi inhumains envers les hommes, qu'ils le sont à l'égard des bêtes, ou que du moins la cruelle coutume de faire souffrir avec indifférence, ne les rende moins campatissans aux malheurs de leurs semblables. Est-ce là ce plaisir dont on nous vante tant la noblesse? Est-ce là cette occupation si digne d'un être pensant? On m'objectera que la chasse est salutaire à la santé; que l'expérience a fait voir que ceux qui chasse, deviennent vieux; que c'est un plaisir innocent, qui convient aux grands Seigneurs, puisqu'il étale leur magnificence, puisqu'il dissipe leurs chagrins, et qu'en temps de paix il leur présente les images de la guerre.

Je suis bien éloigné de condamner un exercice modéré; mais qu'on y prenne garde, l'exercice n'est nécessaire qu'aux intempérans. Il n'y a point de prince qui ait vécu plus que le cardinal de Fleuri, ou le cardinal de Ximenés, et le Pape Clément XIII; cependant ces trois hommes n'étoient point chasseurs. Faut-il d'ailleurs choisir la profession qui n'a de mérite que celui de promettre une longue vie? Les moines vivent d'ordinaire plus long-temps que les autres hommes, faut-il pour cela se faire moine?

Il n'importa pas qu'un homme traîne jusqu'à l'age de Méthusalem, le fil indolent et inutile de ses jours; mais plus il aura réfléchi; plus il aura fait d'actions belles et utiles, et plus il aura vécu.

D'ailleurs la chasse est de tous les amusemens celui qui convient le moins aux princes, ils peuvent manifester leur magnificence de cent manières beaucoup plus utiles pour leurs sujets, et s'il se trouvoit que l'abondance du gibier ruine les gens de la campagne, le soin de détruire ces animaux pourroit très-bien se commettre aux chasseurs payés pour cela. Les princes ne devroient proprement être occupés que du soin, de s'instruire et de gouverner, afin d'acquérir d'autant plus de connoissances, et de pouvoir d'autant plus se former une idée de leur profession pour agir bien en consequence. combiner d'idées. Leur profession est de penser bien, et d'agir en conséquence.

Je dois ajouter, sur-tout répondre à Machiavel qu'il n'est point nécessaire d'être chasseur, pour être grand capitaine. Gustave-Adolphe, Turenne, Marlbouroug, le prince Eugène, à qui on ne disputera pas la qualité d'hommes illustres et d'habiles Généraux, n'ont point été chasseurs. Nous ne lisons point que César, Alexandre, ou Scipion l'aient été.

On peut, en se promenant, faire des réflexions plus judicieuses et plus solides sur les différentes situations d'un pays rélativement à l'art de la guerre, que lorsque des perdrix, des chiens couchans, des cerfs, une meute de toutes sortes d'animaux, et l'ardeur de la chasse vous distraient. Un grand prince, qui a fait sa seconde campagne en Hongrie, a risqué d'être fait prisonnier des Turcs, pour s'être égaré à la chasse. On devroit même défendre la chasse dans les armées; car elle cause beaucoup de desordre dans les Marches.

Je conclus donc qu'il est très pardonnable aux princes d'aller à la chasse, pourvu que ce ne soit que rarement, et pour les distraire de leurs occupations sérieuses, et quelquefois fort tristes. Je ne veux interdire encore une fois, aucun plaisir honnête: mais le soin de bien gouverner, de rendre son État florissant, de proteger, de voir le succès de tous les Arts, est sans doute le plus grand plaisir et malheureux celui à qui il en faut d'autres!



CHAPITRE XV.
 
Ce qui fait louer, ou blâmer les hommes, et surtout les princes.

LEs Peintres et les Historiens ont cela de commun entre eux, qu'ils doivent copier la Nature: les premiers peignent les traits et le coloris des hommes; les seconds, leurs cacactères et leurs actions.

Il se trouve des peintres singuliers, qui n'ont peint que des Monstres et des Diables; Machiavel est un peintre de ce genre. Il représente l'univers comme un enfer, tous les hommes comme des damnés; on diroit que ce Politique a voulu calomnier tout le genre humain par une haine particulière et qu'il ait pris à tâche d'anéantir la vertu, peut-être pour rendre tous les habitans de ce continent ses semblables.

Machiavel avance qu'il n'est pas possible d'être tout-à-fait bon sans périr tant le genre humain est scélérat et corrompu. Et moi, je dis que pour ne pas périr, il faut être bon et prudent. Les hommes ne sont d'ordinaire ni tout-à-fait bons, ni tout-à-fait méchans; mais et méchans, et bons, et médiocres s'accorderont tous à ménager un prince puissant, juste, et habile. J'aimerois mieux faire la guerre à un Tyran qu'à un bon roi, à un Louis XI. qu'à un Louis XII., à un Domitien qu'a un Trajan; car le bon roi sera bien servi, et les sujets du tyran se joindront à mes troupes. Que j'aille en Italie avec dix mille hommes contre un Alexandre VI. la moitié de l'Italie sera pour moi; que j'y entre avec quarante mille hommes contre un Innocent XI. toute l'Italie se soulevera pour me faire périr.

Jamais roi bon et sage n'a été détrôné en Angleterre par de grandes armées, et tous leurs mauvais rois ont succombé sous des compétiteurs qui n'avoient pas commencé la guerre avec quatre mille hommes de troupes réglées.

Ne sois donc point méchant avec les méchans, mais sois vertueux et intrépide avec eux: tu rendras ton peuple vertueux comme toi; tes voisins voudront t'imiter, et les méchans tremperont.



CHAPITRE XVI.
 
De la libéralité et de l'économie.

DEux Sculpteurs fameux, Phidias et Alcamène, firent chacun une Statue de Minerve, dont les Athéniens voulurent choisir la plus belle, pour être placé sur le haut d'une colonne. On les présenta toutes les deux au public: celle d'Alcamène remporta les suffrages; l'autre, disoit-on, était trop grossièrement travaillée. Phidias ne se déconcerta point par le jugement du vulgaire, et demanda que comme les statues avoient été faites pour être placées sur une colonne, on les élevât toutes les deux; alors celle de Phidias remporta le prix.

Phidias devoit son succès à l'étude de l'optique et des proportions. Cette règle de proportion doit être observée dans la politique; les différences des lieux sont les différences des maximes; vouloir en appliquer une généralement, ce seroit la rendre vicieuse: ce qui seroit admirable pour un grand royaume, ne conviendroit point à un petit État. Le luxe qui naît de l'abondance, et qui fait circuler les richesses par toutes les veines d'un État, fait fleurir un grand royaume. C'est lui qui entretient l'industrie, c'est lui qui multiplie les besoins des riches, pour les lier par ces mêmes besoins avec les pauvres.

Si quelque politique habile s'avisoit de bannir le luxe d'un grand empire, cet empire tomberoit en langueur; le luxe tout au contraire feroit périr un petit État. L'argent, sortant en plus grande abondance du pays, qu'il n'y rentreroit à proportion, feroit tomber ce corps délicat en consomption, et il ne manqueroit pas de mourir étique. C'est donc une règle indispensable à tout politique de ne jamais confondre les petits États avec les grands, et c'est en quoi Machiavel pèche grièvement en ce chapitre.

La première faute que je dois lui reprocher, est qu'il prend le mot de libéralité dans un sens trop vague; il ne distingue pas assez la libéralité de la prodigalité. "Un prince, dit-il, pour faire de grandes choses, doit passer pour liberal et il doit l'être". Je ne cannois aucun héros qui ne l'ait été. Afficher l'avarice, c'est dire aux hommes, n'attendez rien de moi, je payerai toujours mal vos services; c'est éteindre l'ardeur que tout sujet a naturellement de servir son prince.

Sans doute il n'y a que l'homme économe qui puisse être libéral; il n'y a que celui qui gouverne prudemment ses biens, qui puisse faire du bien aux autres.

On connoit l'exemple de François I. roi de France, dont les dépenses excessives furent en partie la cause de ses malheurs. Les plaisirs de François I absorboient les ressources de sa gloire. Ce roi n'étoit pas libéral, mais prodigue, et sur la fin de sa vie il devint un peu avare. Au lieu d'être bon ménager, il mit des trésors dans ses coffres; mais ce n'est pas des trésors sans circulation qu'il faut avoir, c'est un ample revenu. Tout particulier e tout roi qui ne fait qu'entasser, enterrer de l'argent, n'y entend rien; il faut le faire circuler pour être vraiment riche. Les Médicis n'obtinrent la souveraineté de Florence que parce que le grand Cosme, père de la patrie, simple marchand, fut habile et libéral. Tout avare est un petit génie, et je crois que le cardinal de Retz a raison quand il dit, que dans les grandes affaires il ne faut jamais regarder à l'argent. Que le souverain se mette donc en état d'en acquérir beaucoup, en favorisant le commerce et les manifactures de ses sujets, afin qu'il puisse en dépenser beaucoup à propos; il sera aimé et estimé.

Machiavel dit que la libéralité le rendra méprisable, voilà ce que pourroit dire un usurier; mais est-ce ainsi que doit parler un homme qui se mêle de donner des leçons aux princes?



CHAPITRE XVII.
 
De la cruauté et de la clémence, et s'il vaut mieux être aimé, que craint.

LE dépôt le plus précieux qui soit confié entre les mains des princes, c'est la vie de leurs sujets: leur charge leur donne le pouvoir de condamner â mort les coupables, ou de leur pardonner; ils sont les arbitres suprêmes de la Justice.

Les bons princes regardent ce pouvoir tant vanté sur la vie de leurs sujets, comme le poids le plus pesant de leur couronne. Ils savent qu'ils sont hommes comme ceux sur lesquels qu'ils doivent juger, ils savent que des torts, des injustices, des injures peuvent se réparer dans ce monde, mais qu'un arrêt de mort précipité est un mal irréparable. Ils ne se portent à la sévérité que pour éviter une rigueur plus fâcheuse qu'ils prévoient, s'ils se conduisent autrement; ils ne prennent de ces tristes résolutions, que dans des cas desespérés, et pareils a ceux où un homme se sentant un membre gangrené, malgré la tendresse qu'il a pour lui-même, se résoudroit à le laisser retrancher, pour garantir et pour sauver du moins par cette opération douloureuse, le reste du corps.

Machiavel traite de bagatelle des choses aussi graves, aussi sérieuses, aussi importantes. Chez lui, la vie des hommes n'est comptée pour rien, et l'intérêt, ce seul Dieu qu'il adore, est compté pour tout. Il préfere la cruauté à la clémence, il conseille à ceux qui sont nouvellement élevés à la souveraineté, de mépriser plus que les autres, la réputation d'être cruels.

Ce sont des bourreaux qui placent les héros de Machiavel sur le trône, et qui les y maintiennent. César Borgia est le réfuge de ce politique lorsqu'il cherche des exemples de cruauté.

Machiavel cite encore quelques vers que Virgile met dans la bouche de Didon; mais cette citation est entièrement déplacée; car Virgile fait parler Didon, comme quelqu'un fait parler Jocaste dans la Tragédie d'Oedipe. Le poëte fait tenir à ces personnages un langage qui convient à leur caractère; ce n'est donc point l'autorité de Didon, ce n'est donc point l'autorité de Jocaste qu'on doit emprunter dans un traité de politique, il faut l'exemple des grands hommes,et d'hommes vertueux.

Le politique recommande surtout la rigueur envers les troupes. Il oppose l'indulgence de Scipion à la sévérité d'Hannibal, il préfère le Carthaginois au Romain, et conclut tout de suite que la cruauté est le mobile de l'ordre, de la Discipline, et par conséquent des triomphes d'une armée.

Machiavel n'agit pas de bonne foi en cette occasion, car il choisit Scipion, le plus mou de tous les Généraux quant à la discipline, pour l'opposer à Hannibal, et pour favoriser la séverité.

J'avoue que l'ordre d'une armée ne peut subsister sans sévérité: car comment contenir dans leur devoir des libertins, des débauchés, des scélerats, des poltrons, des téméraires, des animaux grossiers et méchaniques, si la peur des châtimens ne les arrête en partie? Tout ce que je demande sur ce sujet à Machiavel, c'est de la modération. Qu'il sache donc, que si la clémence d'un honnête homme le porte à la bonté, la sagesse aussi ne le porte pas moins à la rigueur. Mais il en est de sa rigueur comme de celle d'un habile pilote, on ne lui voit couper les mâts, ni les cordages de son vaisseau que lorsqu'il y est forcé par le danger imminent, où l'expose l'orage et la tempête. Il y a des occasions où il faut être sévère, mais jamais cruel; et j'aimerois mieux un jour de bataille être aimé, que craint de mes soldats.

Je viens à présent à son argument le plus captieux. Il dit qu'un prince trouve mieux son compte en se faisant craindre, qu'en se faisant aimer, puisque la plûpart du monde est porté à l'ingratitude, au changement, à la dissimulation, a la lâcheté et à l'avarice; que l'amour est un lien d'obligation, que la malice et la bassesse du genre humain ont rendu très fragile au lieu que la crainte du châtiment assure bien plus fort du devoir des gens; que les hommes sont maîtres de leur bienveillance, mais qu'ils ne le sont pas de leur crainte; ainsi, qu'un prince prudent dépendra plutôt de lui que des autres.

Je ne nie point qu'il n'y ait des hommes ingrats et dissimulés dans le monde, je ne nie point que la séverité ne soit dans quelques moments très utile; mais j'avance que tout roi, dont la politique n'aura pour but que de se faire craindre, régnera sur de vils esclaves; qu'il ne pourra point s'attendre à de grandes actions de ses sujets; que tout ce qui s'est fait par crainte et par timidité, en a toujours porté le caractère. Je dis qu'un prince qui aura le don de se faire aimer, régnera sur les coeurs, puisque ses sujets trouvent leur propre intérêt à l'avoir pour maître, et qu'il y a un grand nombre d'exemples dans l'histoire de grandes et de belles actions qui se sont faites par amour et par attachement. Je dis encore que la mode des séditions et des révolutions paroit être entièrement finie de nos jours. On ne voit aucun royaume, excepté l'Angleterre, où le roi ait le moindre sujet d'appréhender de ses peuples: encore le Roi en Angleterre n'a rien à craindre si ce n'est lui qui soulève la tempête. Je, conclus donc qu'un prince cruel s'expose plûtôt à être trahi qu'un prince débonnaire, puisque la cruauté est insupportabie, qu'on est bientôt las de craindre; et après tout, parce que la bonté est toujours aimable, et qu'on ne se lasse point de l'aimer.

Il seroit donc à souhaiter pour le bonheur du monde, que les princes fussent bons, sans être trop indulgens, afin que la bonté fût en eux toujours une vertu, et jamais une foiblesse.



CHAPITRE XVIII.
 
Si les princes doivent tenir leur parole.

LE Précepteur des Tyrans ôse assûrer que les princes peuvent abuser le monde par leur dissimulation: c'est par où je dois commencer à le confondre.

On sait jusqu'à quel point le Public est curieux, c'est un animal qui voit tout, qui entend tout, et qui divulgue tout ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu. Si la curiosité de ce Public examine la conduite des particuliers, c'est pour divertir son oisiveté; mais lorsqu'il juge du caractère des princes, c'est pour son propre intérêt. Aussi les princes sont-ils exposés, plus que tous les autres hommes, aux raisonnemens et aux jugemens du monde; ils sont comme les astres contre lesquels un peuple d'astronomes a braqué ses secteurs à lunettes, et ses Astrolabes; les courtisans qui les observent font chaque jour leurs remarques, un geste, un coup d'oeil, un regard les trahit, et les peuples se rapprochent d'eux par des conjectures. En un mot, aussi peu que le Soleil peut couvrir ses tâches, aussi peu les grands princes peuvent-ils cacher leurs vices et le fond de leur caractère, aux yeux de tant d'observateurs.

Quand méme le masque de la dissimulation couvriroit pour un temps la difformité naturelle d'un prince, il ne se pourroit pourtant point qu'il gardât ce masque continuellement, et qu'il ne le levâ quelquefois, ne fût-ce que pour respirer, et une occasion seule peut suffire pour contenter les Curieux.

L'artifice donc et la dissimulation habiteront envain sur les lèvres de ce prince, la ruse dans ses discours et dans ses actions lui sera inutile; on ne juge pas les hommes sur leur parole, ce seroit le moyen de se tromper toujours; mais on compare leurs actions et leurs discours; et c'est contre cet examen réïteré que la fausseté et la dissimulation ne pourront jamais rien.

On ne joue bien que son propre personnage, et il faut avoir effectivement le caractère que l'on veut que le monde vous suppose: sans quoi, celui qui pense abuser le public, est dupe lui-même.

Sixte-Quint, Philippe II, Cromwel passèrent dans le monde pour des hommes hypocrites et entreprenans; mais jamais pour vertueux. Un prince, quelque habile qu'il suit, ne peut, quand même il suivroit toutes les maximes de Machiavel, donner le caractère de la vertu qu'il n'a pas, au crimes qui lui sont propres.

Machiavel ne raisonne pas mieux sur les raisons qui doivent porter les princes à la fourbe et à l'hypocrisie. L'application ingénieuse et fausse de la fable du centaure ne conclut rien; car que ce centaure ait eu moitié la figure humaine, et moitié celle d'un cheval, s'ensuit-il que les princes doivent étre rusés et féroces? Il faut avoir bien envie de dogmatiser le crime, lorsqu'on emploie des argumens aussi foibles et pour les chercher d'aussi loin.

Mais voici un raisonnement plus faux que tout ce que nous avons vû. Le politique dit qu'un prince doit avoir les qualités du lion et du renard; du lion pour se défaire des loups, du Renard pour être rusé, et il conclut: "ce qui fait voir qu'un prince n'est pas obligé de garder sa parole". Voilà une conclusion sans premisses: le Docteur du crime n'a-t-il pas honte de bégayer ainsi les leçons d'impiété?

Si l'on vouloit prêter la probité et le bon sens aux pensées embrouil lés de Machiavel, voici à peu près comme on pourroit les tourner. Le monde est comme une partie de jeu, où il se trouve des joueurs honnêtes, mais aussi des fourbes qui trichent: pour qu'un prince qui doit jouer à cette partie, n'y soit pas trompé, il faut qu'il sache de quelle manière l'on trompe au jeu, non pas pour pratiquer jamais de pareilles leçons; mais pour qu'il ne soit pas la dupe des autres.

Retournons aux chutes de notre Politique. "Parce que tous les hommes, dit-il, sont des scélerats, et qu'ils vous manquent à tout moment de parole, vous n'ètes point obligé non plus de leur garder la vôtre". Voici premièrement une contradiction; car l'auteur dit un moment après, que les hommes dissimulés trouveront toujours des hommes assez simples pour les abuser. Comment cela s'accorde-t-il? Tous les hommes sont des scélérats, et vous trouverez les hommes assez simples pour les abuser.

Il est encore très-faux que le monde ne soit composé que de scélerats. Il faut être bien misantrope pour ne point voir que dans toute Société il y a beaucoup d'honnêtes gens, et que le grand nombre n'est ni bon ni mauvais. Mais si Machiavel n'avoit pas supposé le monde scélerat, sur quoi auroit-il sondé son abominable maxime?

Quand même nous supposerions les hommes aussi méchans que le veut Machiavel, il ne s'ensuivroit pourtant point que nous dussions les imiter. Que Cartouche vole, pille, assassine, j'en conclus que Cartouche est un malheureux qu'on doit punir, et non pas que je dois régler ma conduite sur la sienne. S'il n'y avoit plus d'honneur et de vertu dans le monde, disoit Charles le Sage, ce seroit chez les princes qu'on en devroit retrouver les traces.

Après que l'Auteur a prouvé la nécessité du crime, il veut encourager ses Disciples par la facilité de le commettre. Ceux qui entendent bien l'art de dissimuler, dit-il, trouveront toujours des hommes assez simples pour être dupés; ce qui se réduit à ceci, votre voisin est un sot, et vous avez de l'esprit: donc il faut que vous le dupiez parce qu'il est un sot. Ce sont des syllogismes, pour lesquels des écoliers de Machiavel ont été pendus et roués en grève.

Le Politique, non content d'avoir démontré, selon sa façon de raisonner, la facilité du crime, relève ensuite le bonheur de la perfidie; mais ce qu'il y a de fâcheux, c'est que César Borgia, le plus grand scélerat, le plus perfide des hommes, que ce César Borgia, le héros de Machiavel, a été effectivement très-malheureux. Machiave se garde bien de parler de lui à cette occasion, il lui falloit des exemples; mais d'où les auroit-il pris que du régistre des procès criminels, ou de l'histoire des mauvais Papes et des Nérons? Il assûre qu'Alexandre VI. l'homme le plus faux, le plus impie de son temps, réussit toujours dans ses fourberies, puisqu'il connoissoit parfaitement la faiblesse des hommes sur la crédulité.

J'ose assurer que ce n'étoit pas tant la crédulité des hommes que de certains événemens, et de certaines circonstances qui firent réussir quelquefois les desseins de ce Pape: le contraste de l'ambition Française et Espagnole, la desunion et la haine des familles d'Italie, les passions et la faiblesse de Louis XII y contribuèrent sur-tout.

La fourberie est même un défaut en style de politique, lorsqu'on la pousse trop loin. Je cite l'autorité d'un grand politique, c'est dom Louis de Haro, qui disoit du Cardinal Mazarin qu'il avoit un grand défaut en politique; c'est qu'il veut toujours tromper. Ce même Mazarin voulant emploier Monsieur de Saber à une négociation scabreuse, le Maréchal de Saber lui dit: "Souffrez, Monseigneur, que je refuse de tromper le Duc de Savoie, d'autant plus qu'il n'y va que d'une bagatelle; on sait dans le monde que je suis honnête-homme, réservez donc ma probité pour une occasion où il s'agira du salut de la France".

Je ne parle point dans ce moment de l'honnêteté, ni de la vertu; mais ne considérant amplement que l'intérêt des princes, je dis que c'est une très mauvaise politique de leur part d'être fourbes et de duper le monde. Ils ne dupent qu'une fois; ce qui leur fait perdre la confiance de tous les princes.

Une certaine Puissance, en dernier lieu declara dans un Manifeste les raisons de sa conduite, et agit ensuite d'une manière directement opposée. J'avoue que des traits, aussi frappans que ceux-là, aliènent entièrement la confiance; car plus la contradiction se suit de près, et plus elle est grossière. L'Eglise Romaine, pour éviter une contradition pareille, a très-sagement fixé à ceux qu'elle place au nombre des saints, le noviciat de cent années après leur mort; moyennant quoi, la mémoire de leurs défauts et de leurs extravagances périt avec eux; les témoins de leur vie, et ceux qui pourroient déposer contre eux, ne subsistent plus, rien ne s'oppose à l'idée de Sainteté qu'on veut donner au Public.

Mais qu'on me pardonne cette digression. J'avoue d'ailleurs qu'il y a des nécessités fâcheuses, où un prince ne sauroit s'empêcher de rompre ses traités et ses Alliances; mais il doit s'en séparer en honnête homme en avertissant ses Alliés à temps, et surtout n'en venir jamais à ces extrémités, sans que le salut de ses peuples et une très-grande nécessité l'y obligent.

Je finirai ce Chapitre par une seule réflexion. Qu'on remarque la fécondité dont les vices se propagent entre les mains de Machiavel. Il veut qu'un Roi incrédule couronne son incrédulité de l'hypocrisie, il pense que les peuples seront plus touchés de la dévotion d'un prince que révoltés des mauvais traitemens qu'ils souffriront de lui. Il y a des personnes qui sont de son sentiment; pour moi, il me semble qu'on a toujours de l'indulgence pour des erreurs de spéculations, lorsqu'elles n'entrainent point la corruption du coeur à leur suite, et que le peuple aimera plus un prince sceptique, mais honnête homme et qui fait leur bonheur, qu'un orthodoxe scélerat et malfaisant. Ce ne sont pas les pensées des princes; ce sont leurs actions qui rendent les hommes heureux.



CHAPITRE XIX.
 
Qui'il faut éviter d'être méprisé et haï.

LA rage des systèmes n'a pas été la folie privilégiée des philosophes, elle est aussi devenue des Politiques. Machiavel en est infecté plus que personne, il veut prouver qu'un prince doit être méchant et fourbe; ce sont-là les paroles sacramentales de sa Religion. Machiavel a toute la méchanceté des monstres que terrassa Hercule, mais il n'en a pas la force: aussi ne faut-il pas avoir la massue d'Hercule pour l'abattre; car qu'y a-t-il de plus simple, de plus naturel, de plus convenable aux princes que la justice et la bonté? Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de s'épuiser en argumens pour le prouver. La Politique doit donc perdre necessairement en soutenant le contraire. Car s'il soutient qu'un prince, affermi sur le Trône, doit étre cruel, fourbe, traitre, etc. il le fera méchant à pure perte: et s'il veut revétir de tous ces vices un prince qui s'élève sur le Trône pour affermir son usurpation, l'auteur lui donne des conseils qui souleveront tous les souverains, et toutes les Républiques contre lui. Car comment un particulier peut-il s'élever à la Souveraineté, si ce n'est en dépossédant de ses États un prince souverain, ou en usurpant l'autorité d'une République? Ce n'est pas assûrément ainsi que l'entendent les princes de l'Europe. Si Machiavel avoit composé un recueil de fourberies à l'usage des voleurs, il n'auroit pas fait un ouvrage plus blâmable que celui-ci.

Je dois cependant rendre compte de quelques faux raisonnemens qui se trouvent dans ce chapitre. Machiavel prétend que ce qui rend un prince odieux, c'est lorsqu'il s'empare injustement du bien de ses sujets, et qu'il attente à la pudicité de leurs femmes. Il est sûr qu'un prince intéressé, injuste, violent, et cruel, ne pourra point manquer d'être haï et de se rendre odieux à ses peuples; mais il n'en est pas toute-fois de même de la galanterie. Jules César que l'on appelloit à Rome le mari de toutes les femmes, et la femme de tous les maris; Louis XIV. qui aimoit beaucoup les femmes; Auguste I. roi de Pologne qui les avoit en commun avec ses sujets, ces princes ne furent point haïs à cause de leurs amours. Si César fut assassiné, si la Liberté Romaine enfonça tant de poignards dans son flanc, ce fut parce que César étoit un usurpateur, et non pas à cause que César étoit galant.

On m'objectera peut-être pour soutenir le sentiment de Machiavel, l'expulsion des Rois de Rome, au sujet de l'attentat commis contre la pudicité de Lucrèce; mais je reponds que ce n'est pas l'amour du jeune Tarquin pour Lucréce, mais la manière violente de faire cet amour qui donna lieu au soulèvement de Rome. Comme cette violence réveilloit dans la mémoire du peuple l'idée d'autres violences, commies par les Tarquins, ils songèrent alors sérieusement à s'en venger, si pourtant l'avanture de Lucréce n'est pas un Roman.

Je ne dis point ceci pour excuser la galanterie des princes, elle peut être moralement mauvaise; je ne me suis attaché à autre chose qu'à montrer qu'elle ne rendoit point odieux les souverains. On regarde l'amour dans les bons princes comme une faiblesse pardonnable, pourvû qu'elle ne soit point accompagnée d'injustices. On peut faire l'amour comme Louis XIV., comme Charles II. Roi d'Angleterre, comme le Roi Auguste; mais il ne faut imiter ni Neron, ni David.

Voici, ce me semble, une contradiction en forme. "La Politique veut qu'un prince se fasse aimer de ses sujets pour éviter les conspirations, et dans le chapitre XVII. il dit qu'un prince doit songer principalement à se faire craindre, puisqu'il peut compter sur une chose qui dépend de lui, et qu'il n'en est pas de même de l'amour des peuples". Lequel des deux est le véritable sentiment de l'Auteur? Il parle le langage des oracles, on peut l'interpréter comme on le veut; mais ce langage des Oracles , soit dit en passant, est celui des Fourbes.

Je dois dire en général à cette occasion que les conjurations et les assassinats ne se commettent plus guères dans le monde. Les princes sont en sûreté de ce côté-là: ces crimes sont usés, ils sont sortis de mode, et les raisons qu'en allegue Machiavel, sont tres bonnes; il n'y a tout au plus que le fanatisme de quelques Ecclésiastiques qui puisse lui faire commettre un crime aussi épouvantable par pur fanatisme.

Parmi les bonnes choses que Machiavel dit à l'occasion des conspirations, il y en a une très-bonne; mais qui devient mauvaise dans sa bouche, la voici, "Un Conjurateur, dit-il, est troublé par l'appréhension des châtimens qui le menacent et les rois sont soutenus par la majesté de l'empire et par l'autorité des loix." Il me semble que l'Auteur politique n'a pas bonne grace à parler des Loix, lui qui n'insinue que l'intérêt, la cruauté, le despotisme et l'usurpation. Machiavel fait comme les Protestans, ils se servent des argumens des incredules pour combattre la transubstantiation des Catholiques, et ils se servent des mêmes argumens dont les Catholiques soutiennent la transubstantiation, pour combattre les incrédules.

Machiavel conseille donc aux princes de se faire aimer, de se ménager pour cette raison, et de gagner également la bienveillance des grands et des peuples. Il a raison de leur conseiller de se décharger sur d'autres de ce qui pourrait leur attirer la haine d'un de ces deux états, et d'établir pour cet effet des magistrats juges entre le peuple et les grands; il allegue le gouvernement de France pour modèle. Cet ami outré du despotisme et de l'usurpation d'autorité approuve la puissance que les Parlemens de France avoient autrefois. Il me semble à moique s'il y a un gouvernement dont on pourroit de nos jours proposer pour modele la sagesse, c'est celui d'Angleterre. Là le parlement est l'arbitre du peuple et du roi, et le roi a tout le pouvoir de faire du bien; mais il n'en a point pour faire le mal.

Machiavel entre ensuite dans une grande discussion sur la vie des empereurs Romains, depuis Marc-Aurèle juqu'aux deux Gordiens. Il attribue la cause de ces changemens fréquens à la vénalité de l'empire; mais ce n'en est pas la seule cause. Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius firent une fin funeste, sans avoir acheté Rome comme Didius Julianus. La vénalité fut enfin une raison de plus pour assassiner les empereurs; mais le fond véritable de ces révolutions étoit la forme du gouvernement. Les gardes prétoriennes devinrent ce qu'ont été depuis les mammelous en Egypte, les janissaires en Turquie, les strélitz en Moscovie. Constantin cassa les gardes prétoriennes habilement; mais enfin les malheurs de l'Empire exposèrent encore ses maîtres à l'assassinat et à l'empoisonnement. Je remarquerai seulement que les mauvais empereurs perirent de morts violentes; mais un Théodose mourut dans son lit, et Justinien vécut heureux quatre-vingt-quatre ans. Voila sur quoi j'insiste. Il n'y a presque point de méchans princes heureux, et Auguste ne fut paisible que quand il devint vertueux. Le tyran Commode, successeur du divin Marc-Aurèle, fut mis à mort malgré le respect qu'on avait pour son père; Caracalla ne put se soutenir à cause de sa cruauté; Alexandre Sévère fut tué par la trahison de ce Maximin de Thrace qui passe pour un Geant; et Maximin, aiant soulevé tout le monde par ses barbaries, fut assassiné à son tour. Machiavel prétend que celui-là périt par le mépris qu'en saisoit de sa basse naissance, Machiavel a grand tort. Un homme, élevé a l'empire par son courage n'a plus de parens; on songe à son pouvoir, et non a son extraction. Puppien étoit fils d'un Maréchal de village, Probus d'un jardinier, Dioclétien d'un esclave, Valentinier d'un Cordier; ils furent tous respectés. Le Sforce qui conquit Milan, étoit un paisan; Cromwel qui assujettit l'Angleterre et fit trembler l'Europe, étoit fils d'un marchand. Le grand Mahomet, fondateur de la Religion la plus florissante de l'Univers, étoit un garçon marchand; Samon, premier roi d'Esclavonie, étoit un marchand Français; le fameux Piast, dont le nom est encore si révéré en Pologne, fut élu roi, aiant encore aux pieds ses sabots, e il vécut respecté un grand nombre d'années. Que de Généraux d'armées, que de Ministres et de Chanceliers roturiers! L'Europe en est pleine, et n'en est que plus heureuse; car ces places sont données au mérite. Je ne dis pas cela pour mépriser le sang des Witikinds, des Charlemagnes, et des Ottomans; je dois au contraire par plus d'une raison aimer le sang des héros, mais j'aime encore plus le mérite.

On ne doit pas ici oublier que Machiavel se trompe beaucoup lorsqu'il croit que du temps de Sévère il suffisois de ménager les soldats pour se soutenir; l'histoire des empereurs le contredit. Plus on ménageoit les prétoriens indisciplinables, plus ils sentoient leur force; et il étoit également dangereux de les flatter, et de les vouloir réprimer. Les troupes aujourd'hui ne sont pas à craindre, parce qu'elles sont toutes divisées en petits corps qui veillent les uns sur les autres, parce que les nois nomment à tous les emplois, et que la force des loix est plus établie. Les empereurs Turcs ne sont si exposés au cordeau que parce qu'ils n'ont pas sû encore se servir de cette politique. Les Turcs sont esclaves du sultan, et le sultan est esclave des janissaires. Dans l'Europe chrétienne il faut qu'un prince traite également bien tous les Ordres de ceux à qui il commande, sans faire de différences qui causent des jalousies funestes à ses intérêts.

Le modèle de Sévère, proposé par Machiavel à ceux qui s'éleveront à l'empire, est donc tout aussi mauvais, que celui de Marc-Aurèle leur peut être avantageux. Mais comment peut-on proposer ensemble Sévère, César Borgia, et Marc-Aurele pour modèles? C'est vouloir réunir la sagesse et la vertu la plus pure avec la plus affreuse scéleratesse. Je ne puis finir, sans insister encore que César Borgia avec sa cruauté si habile, fit une fin très malheureuse, et que Marc-Aurèle, ce philosophe couronné, toujours bon, toujours vertueux , n'éprouva jusqu'à sa mort aucun revers de fortune.



CHAPITRE XX.
 
Si les forteresses, et plusieurs autres choses, que les Princes font souvent, sont utiles, ou nuisibles.

LE Paganisme représentoit Janus avec deux visages; ce qui signifioit la connoissance parfaite qu'il avoit du passé et de l'avenir. L'image de ce Dieu, prise en un sens allégorique, peut très-bien s'appliquer aux princes. Ils doivent, comme Janus, voir derrière eux dans l'histoire de tous les siècles qui se sont écoulés, et qui leur fournissent des leçons salutaires de conduite et de devoir; ils doivent, comme Janus, voir en avant par leur pénétration, et par cet esprit de force et de jugement qui combine tous les rapports, et qui lit dans les conjonctures présentes celles qui doivent les suivre.

Machiavel propose cinq questions aux princes, tant à ceux qui auront fait de nouvelles conquêtes, qu'à ceux dont la politique ne demande qu'à s'affermir dans leurs possessions. Voyons ce que la prudence pourra conseiller de meilleur en combinant le passé avec le futur, et en se déterminant toujours par la raison et la justice.

Voici la première question: Si un prince doit desarmer des peuples conquis, ou non?

Il faut toujours songer combien la manière de faire la guerre a changé depuis Machiavel. Ce sont toujours des armées disciplinées, plus ou moins fortes, qui défendent leur pays; on mépriseroit beaucoup une troupe de paysans armés. Si quelquefois dans des sièges la Bourgeoise prend les armes, les Assiégeans ne le souffrent pas; et pour les en empêcher, on les menace du bombardement et des boulets rouges. Il paroît d'ailleurs qu'il est de la prudence de désarmer pour les premiers temps les Bourgeois d'une ville prise, principalement si l'on a quelque chose à craindre de leur part. Les Romains, qui avoient conquis la Grande-Bretagne, et qui ne pouvoient la retenir en paix à cause de l'humeur turbulente et belliqueuse de ces peuples, prirent le parti de les efféminer, afin de modérer en eux cet instinct belliqueux et farouche; ce qui réussit comme on le désiroit à Rome. Les Corses sont une poignée d'hommes, aussi braves et aussi déliberés que ces Anglais; on ne les domptera, je crois, que par la prudence et la bonté. Pour maintenir la souveraineté de cette isle, il me paroît d'une nécessité indispensable de désarmer les habitans, et d'adoucir leurs moeurs. Je dis en passant, et à l'occasion des Corses, que l'on peut voir par leur exemple quel courage, quelle vertu donne aux hommes l'amour de la liberté, et qu'il est dangereux et injuste de l'opprimer.

La seconde question roule sur la confiance qu'un prince doit avoir, après s'être rendu maître d'un nouvel État ou en ceux de ses nouveaux sujets qui lui ont aidé à s'en rendre le maître, ou en ceux qui ont été fidèles a leur prince légitime.

Lorsqu'on prend une ville: par intelligence, par la trahison de quelques Citoyens, il y auroit beaucoup d'imprudence à se fier aux traîtres, qui probablement vous trahiront: et on doit présumer que ceux qui ont été fidèles à leurs anciens maîtres, le seront à leurs nouveaux souverains; car ce sont d'ordinaire des esprits sages, des hommes domiciliés qui ont du bien dans le pays, qui aiment l'ordre, à qui tout changement et nuisible. Cependant il ne faut se confier légérement à personne.

Mais supposons un moment que des peuples, opprimés et forcés à secouer le joug de leurs tyrans, appellassent un autre prince pour les gouverner, je crois que le prince doit répondre en tout à la confiance qu'on lui témoigne et que s'il en manquoit en cette occasion envers ceux qui lui ont confié ce qu'ils avoient de plus précieux, ce seroit le trait le plus indigne d'une ingratitude qui ne manqueroit pas de flétrir sa mémoire. Guillaume, prince d'Orange, conserva jusqu'à la fin de la vie son amitié et la confiance à ceux qui lui avoient mis entre les mains les rênes du gouvernement d'Angleterre, et ceux qui lui étoient opposés, abandonnèrent leur patrie et suivirent le roi Jaques. Dans les Royaumes électifs, où la plûpart des élections se font par brigues, où le Trône est vénal, quoiqu'on en dise, je crois que le nouveau souverain trouvera la facilité, apres son élévation, d'acheter ceux qui lui ont été opposés, comme il s'est rendu favorables ceux qui l'ont élu.

La Pologne nous en fournit des exemples. On y trafique si grossièrement du trône qu'il semble que cet achat se fasse aux marchez public. La libéralité d'un roi de Pologne écarte de son chemin toute opposition, il est le maître de gagner les grandes familles par des palatinats, des starosties, et d'autres charges qu'il confere; mais comme les Polonois ont sur le sujet des bienfaits la mémoire très courte, il faut revenir souvent à la charge. En un mot, la République de Pologne est comme le tonneau des Danaïdes, le roi le plus généreux répandra vainement ses bienfaits sur eux, il ne les remplira jamais. Cependant, comme un roi de Pologne a beaucoup de graces à faire, il peut se ménager des ressources fréquentes, en ne saisant ses liberalités que dans les occasions où il a besoin des familles qu'il enrichit.

La troisième question de Machiavel regarde proprement la sûreté d'un prince dans un Royaume héréditaire, s'il vaut mieux qu'il entretienne l'union ou la mésintelligence parmi ses sujets?

Cette question pouvoit peut-être avoir lieu du temps des Ancêtres de Machiavel à Florence; mais à présent je ne pense pas qu'aucun Politique l'adoptât toute crûe et sans la mitiger. Je n'aurois qu'à citer la belle apologie si connue, de Menenius Agrippa, par lequel il reunit le peuple Romain. Les républiques cependant doivent en quelque façon entretenir de la jalousie entre leurs membres; car si aucun parti ne veille sur l'autre, la forme du gouvernement se change en monarchie.

Il y a des princes qui croient la désunion de leurs Ministres nécessaire pour leur intérêt, ils pensent être moins trompés par des hommes qu'une haine mutuelle tient réciproquement en garde mais si ces haines produisent cet effet, elles en produisent aussi un fort dangereux; car au lieu que ces Ministres devroient concourir au service du prince, il arrive que par des vues de se nuire, ils se contrecarrent continuellement, et qu'ils confondent dans leurs querelles particulières l'avantage du prince et le salut des peuples.

Rien ne contribue donc plus à force d'une Monarchie, que l'union intime et inséparable de tous ses membres; et ce doit étre le but d'un prince sage de l'établir.

Ce que je viens de répondre à la troisiéme question de Machiavel, peut en quelque sorte servir de solution à son quatrième problème. Examinons cependant, et jugeons en deux mots si un prince doit fomenter des factions contre lui-même, ou s'il doit gagner l'amitié de ses sujets.

C'est forger des monstres pour les combattre, que de se faire des ennemis pour les vaincre; il est plus naturel, plus raisonnable, plus humain de se faire des amis. Heureux sont les princes qui connoissent les douceurs de l'amitié, plus heureux sont ceux qui méritent l'amour et l'affection des peuples!

Nous voici a la dernière question de Machiavel; savoir, si un prince doit avoir des forteresses et des citadelles, ou s'il doit les raser? Je crois avoir dit mon sentiment dans le chapitre X. pour ce qui regarde les petits princes, venons à présent à ce qui intéresse la conduite des rois.

Dans le temps de Machiavel, le monde était dans une fermentation générale; l'esprit de sédition et de révolte regnoit par tout, l'on ne voyoit que des factions et des tyrans. Les révolutions fréquentes et continuelles obligèrent les princes de bâtir des citadelles sur les hauteurs des villes, pour contenir par ce moyen l'esprit inquiet des habitans.

Dépuis ce siécle barbare, soit que les hommes se soient lassés de s'entre-détruire, soit plutôt parce que les souverains ont dans leurs États un pouvoir plus despotique, on n'en-tend plus tant parler de séditions et de révoltes et l'on diroit que cet esprit d'inquiétude, a-près avoir assez travail lé, s'est mis à présent dans une assiètte tranquille; de sorte qu'on n'a plus besoin de citadelles pour répondre de la fidélité des villes et du pays. Il n'en est pas de même des fortifications pour se garantir des ennemis, et pour assurer davantage le repos de l'État.

Les armées et les forteresses sont d'une utilité égale pour les princes; car s'ils peuvent opposer leurs armées à leurs ennemis, ils peuvent sauver cette armée sous le canon de leurs forteresses en cas de bataille perdue, et le siège que l'ennemi entreprend de cette forteresse, leur donne le temps de se refaire et de ramasser de nouvelles forces, qu'ils peuvent encore, s'ils les amassent à temps, employer pour faire lever le siège à l'ennemi.

Les dernières guerres en Flandre entre l'empereur et la France n'avançoient presque point a cause de la multitude des places fortes; et des batailles de cent mille hommes remportés sur cent mille hommes, n'étoient suivies que par la prise d'une ou de deux villes. La campagne d'après, l'adversaire, ayant eu le temps de réparer ses pertes, reparaissoit de nouveau, et l'on remettait en dispute ce que l'on avoit décidé l'année d'auparavant. Dans des pays où il y a beaucoup de places fortes, des armées qui couvrent deux milles de terre, feront la guerre trente années, et gagneront, si elles sont heureuses, pour le prix de vingt batailles, dix milles de terrein.

Dans des pays ouverts le sort d'un combat, ou de deux campagnes, décide de la fortune du vainqueur, et lui soumet des Royaumes entiers. Alexandre, César, Gengiskan, Charles XII. dévoient leur gloire à ce qu'ils trouverent peu de places fortifiées dans les pays qu'ils conquirent. Le vainqueur de l'Inde ne fit que deux sièges en ses glorieuses campagnes, l'arbitre de la Pologne n'en fit jamais davantage. Eugène, Villars, Marlbouroug, Luxembourg étoient de grands Capitaines; mais les forteresses émoussèrent en quelque façon le brillant de leurs succès. Les Français connoissent bien l'utilité des forteresses, car depuis le Brabant jusqu'au Dauphiné, c'est commeune double chaîne de places fortes; la frontière de la France du côté de l'Allemagne, est comme une gueule ouverte de lion, qui présente deux rangées de dents menaçantes, et a l'air de vouloir tout engloutir. Cela suffit pour faire voir le grand usage des villes fortifiées.



CHAPITRE XXI.
 
Comment le prince doit se gouverner pour se mettre en estime.

CE Chapitre de Machiavel contient du bon et du mauvais. Je relèverai premièrement les fautes de Machiavel, je confirmerai ce qu'il dit de bon et de louable, et je hasarderai ensuite mon sentiment sur quelques sujets qui appartiennent naturellement à cette matière.

L'Auteur propose la conduite de Ferdinand d'Arragon, et de Bernard de Milan pour modèle à ceux qui veulent se distinguer par de grandes entreprises, et par des actions rares et extraordinaires. Machiavel cherche ce merveilleux dans la hardiesse des entreprises, et dans la rapidité de l'exécution. Cela est grand, j'en conviens; mais cela n'est louable qu'à proportion que l'entreprise du conquerant est juste. "Toi, qui te vantes d'exterminer les voleurs, disoient les Ambassadeurs Scythes à Alexandre, tu es toi-même le plus grand voleur de la terre; car tu as pillé et saccagé toutes les nations que tu as vaincues. Si tu es un Dieu, tu dois faire le bien des mortels, et non pas leur ravir ce qu'ils ont; si tu es un homme, songes toujours à ce que tu es."

Ferdinand d'Arragon ne se contentoit pas toujours de faire simplement la guerre; mais il se servoit de la Religion, comme d'un voile pour couvrir ses desseins. Il abusoit de la foi des sermens, il ne parloit que de justice, et ne commettoit que des injustices. Machiavel loüe en lui tout ce qu'on y blâme.

Machiavel allègue en second lieu l'exemple de Bernard de Milan, pour insinuer aux princes qu'ils doivent récompenser et punir d'une manière éclatante, afin que toutes leurs actions aient un caractère de grandeur imprimé en elles. Les princes généreux ne manqueront point de réputation, principalement lorsque leur libéralité est une suite de leur grandeur d'ame, et non de leur amour-propre.

La bonté de leurs coeurs peut les rendre plus grands que toutes les autres vertus. Ciceron disoit à César. "Vous n'avez rien de plus grand dans votre fortune que le pouvoir de sauver tant de citoyens, ni de plus digne de votre bonté que la volonté de le faire." Il faudroit donc que les peines qu'un prince inflige, fussent toujours au-dessous de l'offense, et que les recompenses qu'il donne, fussent toujours au-dessus du service.

Mais voici une contradiction. Le docteur de la politique veut en ce chapitre que ses princes tiennent leurs alliances, et dans le XVIII. chapitre il les dégage formellement de leur parole. Il fait comme ces diseurs de bonne avanture, qui disent blanc aux uns, et noir aux autres.

Si Machiavel raisonne mal sur tout ce que nous venons de dire, il parle bien sur la prudence que les princes doivent avoir de ne se point engager légérement avec d'autres princes plus puissans qu'eux, qui, au lieu de les secourir, pourroient les abîmer.

C'est ce que savoit un grand prince d'Allemagne, également estimé de ses amis de ses ennemis. Les Suédois entrèrent dans ses État lorsqu'il en étoit éloigné avec toutes ses troupes pour secourir l'empereur au bas du Rhin, dans la guerre qu'il soutenoit contre la France. Les ministres de ce prince lui conseilloient, à la nouvelle de cette irruption soudaine, d'appeller le Czar de Russie à son secours; mais ce prince, plus pénétrant qu'eux, leur repondit que les Moscovites étoient comme des ours qu'il ne falloit point déchaîner, de crainte de ne pouvoir remettre leurs chaînes. Il prit généreusement sur lui les soins de la vengeance, et il n'eut pas lieu, de s'en repentir.

Si je vivois dans le siécle futur, j'allongerois sûrement cet article par quelques réflexions qui pourroient y convenir; mais ce n'est pas à moi à juger de la conduite des princes modernes , et dans le monde il faut savoir parler et se taire à propos.

La matiére de la neutralité est aussi bien traitée par Machiavel, que celle des engagemens des princes. L'expérience a démontré depuis long-temps qu'un prince neutre expose son pays aux injures des deux Parties belligérantes que ses États deviennent le théatre de la guerre, et qu'il perd toujours par la neutralité, sans que jamais il y ait rien de solide à y gagner.

Il y a deux manières par lesquelles un prince peut s'agrandir: l'une est celle de la con-quête, lorsqu'un prince guerrier recule par la force de ses armes les limites de sa domination; l'autre est celle du bon gouvernement, lorsqu'un prince laborieux fait fleurir dans ses États tous les arts, et toutes les sciences qui les rendent plus puissans et plus policés.

Tout ce livre n'est rempli que de raisonnemens sur cette premièr e manière de s'agrandir, disons quelque chose de la seconde, plus innocente, plus juste, et toute aussi utile que la première.

Les arts les plus nécessaires à la vie, sont l'agriculture, le commerce, les manufactures. Ceux qui sont le plus d'honneur à l'esprit humain, sont la géométrie, la philosophie, l'astronomie, l'éloquence, la poésie, la peinture, la musique, la sculpture, l'architecture, la gravure, et ce qu'on entend sous le nom de beaux-arts.

Comme tous les pays sont très différens, il y en a dont le fort consiste dans l'agriculture; d'autres dans les vendanges; d'autres dans les manufactures, et d'autres dans le Commerce. Ces arts se trouvent même prosperer ensemble en quelque pays.

Les souverains qui choisiront cette manière douce et aimable de se rendre plus puissans, seront obligés d'étudier principalement la constitution de leur pays, afin de savoir lesquels de ces arts seront les plus propres à y réussir, et par conséquant lesquels ils doivent le plus encourager. Les Français et les Espagnols se sont apperçus que le commerce leur manquoit, et ils ont médité par cette raison sur le moyen de ruiner celui des Anglais. S'ils réussissent, la France augmentera sa puissance plus considérablement, que la conquête de vingt villes, et d'un millier de villages ne l'auroit pu faire; et l'Angleterre et la Hollande, ces deux plus beaux et plus riches pays du Monde, dépériront insensiblement comme un malade qui meurt de consomption.

Les pays, dont les bleds et les vignes sont les richesses, ont deux choses à observer. L'une est de défricher soigneusement toutes les terres, afin de mettre jusqu'au moindre ter-rein profit; l'autre est de rafiner sur un plus grand, un plus vaste débit, sur les moyens de transporter ces marchandises à moins de frais, et de pouvoir les vendre, à meilleur marché.

Quant aux manufactures de toute espèce, c'est peut-être ce qu'il y a de plus utile et de plus profitable à un État, puisque par elles on suffit aux besoins et au luxe des habitans, que les voisins sont même obligés de payer tribut â votre industrie. Elles empêchent d'un côté que l'argent sorte du pays, et elles en font rentrer de l'autre.

Je me suis toujours persuadé que le défaut de manufactures avoit causé en partie ces prodigieuses émigrations des pays du nord, de ces Goths, de ces Vandales qui inondèrent si souvent les pays méridionaux. On ne connoissoit d'art dans ces temps reculés, en Suéde, en Dannemark, et dans la plus grande partie de l'Allemagne, que l'agriculture, ou la chasse. Les terres labourables étoient partagées entre un certain nombre de propriétaires qui les cultivoient, et qu'elles pouvoient nourrir.

Mais comme la race humaine a de tout temps été très-féconde dans ces climats froids, il arrivoit qu'il y avoit deux fois plus d'habitans dans un pays, qu'il n'en pouvoit subsister par le labourage: et ces cadets de bonne maison s'attroupoient alors, ils étoient d'illustres brigands par nécessité, ils ravageoient d'autres pays et en dépossèdoient les maîtres; aussi voit-on dans l'empire d'orient et d'occident que ces barbares ne demandoient pour l'ordinaire que des champs pour cultiver, afin de fournir à leur subsistance. Les pays du nord ne sont pas moins peuplés qu'ils l'étoient alors; mais comme le luxe a très-sagement multiplié nos besoins, il a donné lieu à des manufactures, et à tous ces arts qui font subsister des peuples entiers, qui autrement seroient obligés de chercher leur subsistance ailleurs.

Ces manières donc de faire prosperer un État, sont comme des talens confiés à la sagesse du souverain, qu'il doit mettre à usure et faire valoir. La marque la plus sûre qu'un pays est sous un gouvernement sage et heureux, c'est lorsque les beaux-arts naissent dans son soin; ce sont des fleurs qui viennent dans un terrein gras et sous un ciel heureux; mais que la sécheresse, ou le souffle des Aquilons fait mourir.

Rien n'illustre plus un règne que les arts qui fleurissent sous son abri. Le siècle de Periclès est aussi fameux par les grands génies qui vivoient à Athènes, que par les batailles que les Athéniens donneront alors. Celui d'Auguste est mieux connu par Ciceron, Ovide, Horace, Virgile, etc. que par les proscriptions de ce cruel empereur, qui doit après tout une grande partie de sa réputation à la lyre d'Horace. Celui de Louis XIV. est plus célèbre par les Corneilles, les Racines, les Moliéres, les Boileau, les Descartes, les Le Bruns, les Girardon, que par ce passage du Rhin tant exagéré, par les siéges où Louis se trouva en personne, et par la bataille de Turin que monsieur de Marsin fit perdre au duc d'Orléans par ordre du cabinet.

Les rois honorent l'humanité lorsqu'ils distinguent et récompensent ceux qui lui font le plus d'honneur, et qu'ils encouragent ces esprits supérieurs qui s'emploient à perfectionner nos connoissances, et qui se dévouent au culte de la vérité.

Heureux sont les souverains qui cultivent eux‑mémes ces sciences, qui renient avec Ciceron, ce consul Romain, libérateur de sa patrie et père de l'éloquence: "Les Lettres forment la jeunesse, et sont le charme de l'âge avancé. La prospérité en est plus brillante, l'adversité en reçoit des consolations; et dans nos maisons, et dans celles des autres, dans les voyages et dans la solitude, en tout temps et en tous lieux, elles sont la douceur de notre vie."

Laurent de Médicis, le plus grand homme de sa nation, étoit le pacificateur de l'Italie, et le restaurateur des sciences. Sa probité lui concilia la confiance générale de tous les princes; et Marc-Aurèle, un des plus grands empereurs de Rome, était non moins heureux guerrier que sage philosophe, et joignoit la pratique la plus sévère de la morale, a la prosession qu'il en faisoit. Finissons par ces paroles: "Un Roi que la justice conduit, a l'univers pour son temple, et les gens de bien en sont les prêtres et les sacrificateurs."



CHAPITRE XXII.
 
Des Secretaires des princes.

IL y a deux espéces de princes dans le monde; ceux qui voient tout par leurs propres yeux et gouvernent leurs États par eux-mêmes et ceux qui se reposent sur la bonne foi de leurs ministres, et qui se laissent gouverner par ceux qui ont pris l'ascendant sur leur esprit.

Les souverains de la première espèce sont comme l'ame de leurs États; le poids de leur Gouvernement repose sur eux seuls, comme le monde sur le dos d'Atlas. Ils règlent les affaires intérieures comme les étrangères; ils remplissent à la fois les postes des premiers magistrats de la justice, de général des armées, de grands thrésoriers. Ils ont, à l'exemple de Dieu (qui se sert d'intelligences supérieures à l'homme pour operer ses volontés) des esprits pénétrans et laborieux pour exécuter leurs desseins, et pour remplir en détail ce qu'ils ont projetté en grand. Leurs ministres sont proprement des instrumens dans les mains d'un sage et habile maître.

Les souverains du second ordre sont comme plongés, par un défaut de génie ou une indolence naturelle, dans une indifference léthargique. Si l'État, prêt de tomber en deffaillance par la faiblesse du souverain, doit être soutenu par la sagesse et la vivacité d'un ministre, le Prince alors n'est qu'un fantôme, mais un fantôme nécessaire; car il represente l'État: tout ce qui est à souhaiter, c'est qu'il fasse un choix heureux.

Il n'est pas aussi facile, qu'on le pense, à un souverain, de bien approfondir le caractère de ceux qu'il veut employer, dans les affaires; car les particuliers ont autant de facilité à se déguiser devant leurs maîtres, que les princes trouvent d'obstacles pour dissimuler leur intérieur aux yeux du public.

Après-tout, si Sixte-quint a pû tromper soixante-dix Cardinaux qui devoient le connoître, combien à plus forte raison n'est-il pas plus facile à un particulier de surprendre le souverain qui a manqué d'occasion pour le pénétrer?

Un prince d'esprit peut juger sans peine du génie, et de la capacité de ceux qui le servent; mais il lui est presque impossible de bien juger de leur désintéressement et de leur fidélité.

On a vû souvent que des hommes paroissent vertueux faute d'occasions pour se démentir; mais qui ont renoncé à l'honnêteté dès que leur vertu a été mise a l'épreuve. On ne parla point mal à Rome des Tibères, des Nérons, des Caligula avant qu'ils parvinssent au trône: peut-être que leur scélératesse seroit restée sans effet, si elle n'avoit été mise en oeuvre par l'occasion qui développa le germe de leur méchanceté.

Il se trouve des hommes qui joignent à beaucoup d'esprit, de souplesse, et de talens, l'ame la plus noire et la plus ingrate; il s'en trouve d'autres qui possedent toutes les qualités du coeur.

Les princes prudens ont ordinairement donné la préfèrence à ceux, chez qui les qualités du coeur prévaloient, pour les employer dans l'intérieur de leur pays. Ils leur ont préféré au contraire ceux qui avoient plus de souplesse, pour s'en servir dans des négociations. Car puisqu'il ne s'agit que de maintenir l'ordre et la justice dans leurs États, il suffit de l'honnêteté; et s'il faut persuader les voisins et nouer des intrigues, on sent bien que la probité n'y est pas tant requise que l'adresse et l'esprit.

Il me semble qu'un prince ne sauroit assez récompenser la fidélité de ceux qui le servent avec zèle; il y a un certain sentiment de justice en nous, qui nous pousse à la reconnoissance, et qu'il faut suivre. Mais d'ailleurs les intérêts des Grands demandent absolument qu'ils récompensent avec autant de générosité, qu'ils punissent avec clémence; car les ministres qui s'apperçoivent que la vertu sera l'instrument de leur fortune, n'auront point assurément recours au crime, et ils préféreront naturellement les bienfaits de leur maître aux corruptions étrangères.

La voie de la justice et la sagesse du monde s'accordent donc parfaitement sur ce sujet, et il est aussi imprudent que dur de mettre, faute de récompense et de générosité, l'attachement des ministres à une dangereuse épreuve.

Il se trouve des princes qui donnent dans un autre défaut aussi dangereux, ils changent les ministres avec une légéreté infinie, et ils punissent avec trop de rigueur la moindre irrégularité de leur conduite.

Les Ministres qui travaillent immédiatement sous les yeux du prince, lorsqu'ils ont été quelque temps en place, ne sauroient pas tout-à-fait lui déguiser leurs défauts; plus le prince est pénétrant, et plus facilement il les saisit.

Les souverains qui ne sont pas philosophes, s'impatientent bientôt; ils se révoltent contre les faiblesses de ceux qui les servent, ils les disgracient et les perdent.

Les princes qui raisonnent plus profondément, connoissent mieux les hommes; ils savent qu'ils sont tous marqués au coin de l'humanité, qu'il n'y a rien de parfait en ce Monde, que les grandes qualités sont, pour ainsi dire, mises en équilibre par des grands défauts, et que l'homme de génie doit tirer parti de tout. C'est pourquoi, a moins de prévarication, ils conservent leurs Ministre avec leurs bonnes et leurs mauvaises qualités, et ils préfèrent ceux qu'ils ont approfondis, aux nouveaux qu'ils pourroient avoir, à-peu-prés comme d'habiles Musiciens qui aiment mieux jouer avec des instrumens dont ils connoissent le fort et le faible, qu'avec de nouveaux dont la bonté leur est inconnue.



CHAPITRE XXIII.
 
Comment il faut fuir les flatteurs.

IL n'y a pas un livre de morale, il n'y a pas un livre d'histoire, où la faiblesse des princes sur la flatterie ne soit rudement censurée. On veut que les rois aiment la vérité, on veut que leurs oreilles s'accoutument à l'entendre, et l'on a raison; mais on veut encore, selon la coutume des hommes, des choses un peu contradictoires. On veut que les princes aient assez d'amour propre pour aimer la gloire, pour faire de grandes actions, et qu'en même temps ils soient assez indifférens pour renoncer de leur gré au salaire de leurs travaux; le même principe doit les pousser a mériter la louange, et à la mépriser. C'est prétendre beaucoup de l'humanité, on leur fait bien de l'honneur de supposer qu'ils doivent avoir sur eux-mêmes plus de pouvoir encore que sur les autres.

Contemptus virtutis ex contemptu famae.

Les princes, insensibles â leur réputation, n'ont été que des indolens, ou dès voluptueux abandonnés à la mollesse; c'étoient des masses d'une matière vile qu'aucune vertu n'animoit. Des tyrans très cruels ont aimé, il est vrai, la louange; mais c'étoit en eux une vanité odieuse, un vice de plus; ils vouloient l'estime en méritant l'opprobre. Chez les princes vicieux, la flatterie est un poison mortel qui mumtiplie les semences de leur corruption; chez les princes de mérite, la flatterie est comme une rouille qui s'attache à leur gloire, qui en diminue l'éclat. Un homme d'esprit se révolte contre la flatterie grossière, il repousse l'adulateur maladroit.

Il est une autre sorte de flatterie, elle est la sophiste des défauts, sa rhétorique les diminue; c'est elle qui fournit des argumens aux passions, qui donne a l'austérité le caractère de la justice, qui fait une ressemblance si parfaite de la libéralité a la profusion, qu'on s'y méprend, qui couvre les débauches du voile de l'amusement et du plaisir; elle amplife sur-tout les vices des autres, pour en ériger un trophée à ceux de son héros. La plûpart des hommes donnent dans cette flatterie qui justifie leur goût, qui n'est pas tout-à-fait mensonge; ils ne sauroient avoir de la rigueur pour ceux qui leur disent un bien d'eux-mèmes dont ils sont convaincus. La flatterie qui se fonde sur une base solide, est la plus subtile de toutes; il suit avoir le discernement très fin pour appercevoir la nuance qu'elle ajoute à la vérité. Elle ne fera point accompagner un Roi à la tranchée par des poëtes qui doivent être les historiens, elle ne composera point des prologues d'opera remplis d'hyperboles, des préfaces fades et des épîtres rampantes. Elle n'étourdira point un héros du récit empoulé de ses victoires, mais elle prendra l'air du sentiment; elle se menagera délicatement des entrées, elle paraîtra franche et naïve. Comment un grand homme, comment un héros, comment un prince spirituel peut-il se fâcher de s'entendre dire une vérité que la vivacité d'un ami semble laisser échapper? Comment Louis XIV. qui sentoit que son air seul en imposoit aux hommes, et qui se complaisoit dans cette supériorité, pouvait-il se fâcher contre un vieil Officier, qui, en lui parlant, trembloit et begayoit, et qui, en s'arrêtant au milieu de son discours, lui dit: Au moins, Sire, je ne tremble pas ainsi devant vos ennemis?

Les princes qui ont été hommes avant de devenir rois, peuvent se ressouvenir de ce qu'ils ont été, et ne s'accoutument pas si facilement aux alimens de la flatterie. Ceux qui ont regné toute leur vie, ont toujours été nourris d'encens comme les Dieux, et ils mourroient d'inanition s'ils manquoient de louange.

Il seroit donc plus juste, ce me semble de plaindre les rois que de les condamner: ce sont les flatteurs, et plus qu'eux encore, les calomniateurs, qui méritent la condamnation et la haine du public; de même que tous ceux qui sont assez ennemis des princes pour leur déguiser la vérité. Mais que l'on distingue la flatterie de la louange. Trajan étoit encouragé à la vertu par le panégyrique de Pline, Tibère étoit confirmé dans le vice par les flatteries des Sénateurs.



CHAPITRE XXIV.
 
Pourquoi les princes d'Italie ont perdu leurs États.

LA fable de Cadmus, qui sema en terre les dents du serpent qu'il venoit de vaincre, et dont nâquit un peuple de Guerriers qui se détruisirent, est l'emblême de ce qu'étoient les princes Italiens du temps de Machiavel. Les perfidies et les trahisons qu'ils commettoient les uns envers les autres ruinèrent leurs affaires. Qu'on lise l'histoire d'Italie de la fin du XIV. siècle jusqu'au commencement du XV., ce ne sont que cruautés, séditions, violences, ligues pour s'entre-détruire, usurpations, assassinats, en un mot un assemblage énorme de crimes, dont l'idée seule inspire de l'horreur.

Si à l'exemple de Machiavel on s'avisoit de renverser la justice et l'humanité, on bouleverseroit tout l'univers; l'inondation des crimes réduiroit dans peu ce continent dans une vaste solitude. C'étoit l'iniquité et la barbarie des princes d'Italie qui leur firent perdre leurs États, ainsi que les faux principes de Machiavel perdront à coup sûr ceux qui auront la folie de les suivre. Je ne déguise rien; la lâcheté de quelques uns de ces princes d'Italie peut avoir également avec leur méchanceté concouru a leur perte. La faiblesse des rois de Naples, il est sûr, ruina leurs affaires; mais qu'on me dire d'ailleurs en politique tout ce que l'on voudra; argumentez, faites des sistèmes, alléguez des exemples, emploiez toutes les subtilités, vous serez obligé d'en revenir à la justice malgré vous.

Je demande à Machiavel ce qu'il veut dire par ces paroles "Si l'on remarque en un souverain, nouvellement élevé sur le Trône, (ce qui veut dire dans un usurpateur) de la prudence et du mérite, on s'attachera bien plus à lui qu'à ceux qui ne sont redevables de leur grandeur qu'à leur naissance. La raison de cela, c'est qu'on est bien plus touché du présent que du passé, et quand on y trouve de quoi se satisfaire, on ne va pas plus loin."

Machiavel suppose-t-il que de deux hommes également valeureux et sages, toute une nation préférera l'usurpateur au prince légitime? ou l'entend-t-il d'un souverain sans vertus, et d'un Ravisseur vaillant, et plein de capacité? Il ne se peut point que la première supposition soit celle de l'Auteur, elle est opposée aux notions les plus ordinaires du bon sens; ce seroit un effet sans cause, que la prédilection d'un peuple en saveur d'un homme qui commet une action violente pour se rendre leur maître, et qui d'ailleurs n'auroit aucun mérite préférable à celui du souverain légitime.

Ce ne sauroit être non plus la seconde supposition; car quelque qualité qu'on donne à un usurpateur, on m'avouera que l'action violente par la quelle il élève sa puissance, est une injustice.

A quoi peut-on s'attendre d'un homme qui débute par le crime, si ce n'est à un gouvernement violent et tyrannique? Il en est de même que d'un homme qui se marieroit, et qui éprouveroit une infidélité de sa femme le jour même de ses noces; je ne pense pas qu'il augurât bien de la vertu de sa nouvelle épouse pour le reste de sa vie.

Machiavel prononce sa condamnation en ce chapitre. Il dit clairement que sans l'amour des peuples, sans l'affection des Grands, et sans une armée bien disciplinée, il est impossible à un prince de se soutenir sur le Trône. La vérité semble le forcer de lui rendre cet hommage à peu prés comme les Théologiens l'assûrent des Anges maudits; qui reconnoissent un Dieu, mais qui le blasphêment.

Voici en quoi consiste la contradiction. Pour gagner l'affection des peuples et des grands, il faut avoir un fond de vertu; il faut que le prince soit humain et bienfaisant, qu'avec ces qualités du coeur on trouve en lui de la capacité pour s'acquitter des pénibles fonctions de sa charge.

Il en est de cette charge comme de toutes les autres; les hommes, quelque emploi qu'ils exercent, n'obtiennent jamais la confiance s'ils ne sont justes et éclairés. Les plus corrompus souhaitent toujours d'avoir à faire à un homme de bien, de même que les plus incapables de se gouverner, s'en rapportent à celui qui passe pour le plus prudent. Quoi! le moindre bourguemestre, le moindre échevin d'une ville aura besoin d'être honnête homme et laborieux, s'il veut réunir; et la royauté seroit le seul emploi où le vice seroit autorisé? Il faut être tel que je viens de le dire, pour gagner les coeurs, et non pas comme Machiavel l'ensegne dans le cours de cet ouvrage, injustre, cruel, ambitieux, et uniquement occupé du soin de son agrandissement.

C'est ainsi qu'on peut voir démarqué ce politique, que son siècle fit passer pour un grand homme; que beaucoup de ministres ont reconnu dangereux; mais qu'ils ont suivi; dont on a fait étudier les abominables maximes aux princes; à qui personne n'avoit encore répondu en forme et que beaucoup de politiques suivent, sans vouloir qu'on les en accuse.

Heureux seroit celui qui pourroit détruire entièrement le machiavelisme dans le monde! J'en ai fait voir l'inconséquence, c'est à ceux qui gouvernent la terre, à la convaincre par leurs exemples: ils sont obligés de guérir le public de la fausse idée dans laquelle on se trouve sur la politique, qui ne doit être que le systéme de la sagesse, mais que l'on soupçonne communément d'être le bréviaire de la fourberie. C'est à eux de bannir les subtilités et la mauvaise foi des traités, et de rendre la vigueur à l'honnêteté et à la candeur, qui, à dire vrai, ne se trouve guères entre les souverains; c'est à eux de montrer qu'ils sont aussi peu envieux des provinces de leurs voisins, que jaloux de la conservation de leurs propres États. Le prince qui veut tout posséder, est comme un estomac qui se surcharge de viandes, sans songer qu'il ne pourra pas les digérer; le prince qui se borne à bien gouverner, est comme un homme qui mange sobrement, et dont l'estomac digère bien.



CHAPITRE XXV.
 
Combien la Fortune a de pouvoir dans les affaires du Monde, et comment on lui peut résister.

LA question sur la liberté de l'homme, est un de ces problêmes qui pousse la raison des philosophes à bout, et qui a souvent tiré des anathèmes de la bouche des théologiens. Les partisans de la liberté disent que si les hommes ne sont, pas libres, Dieu agit en eux, que c'est Dieu qui par leur ministère commet les meutres, les vols et tous les crimes; ce qui est manifestement opposé à sa sainteté.

En second lieu, que si l'être suprème est le père des vices, et l'auteur des iniquités qui se commettent, on ne pourra plus punir les coupables, et il n'y aura ni crimes, ni vertus dans le monde. Or, comme on ne sauroit penser à ce dogme affreux, sans en appercevoir toutes les contradictions, on ne sauroit prendre de meilleur parti qu'en se déclarant pour la liberté de l'homme.

Les partisans de la nécessité absolue disent au contraire, que Dieu seroit pire qu'un ouvrier aveugle, et qui travaille dans l'obscurité, si après avoir créé ce Monde, il eût ignoré ce qui devoir s'y saire. Un horloger, disent-ils, connoit l'action de la moindre roue d'une montre, puis qu'il sait le mouvement qu'il lui a imprimé, et à quelle destination il l'a faite: et Dieu, cet être infiniment sage, seroit le spectateur curieux et impuissant des actions des hommes! Comment ce même Dieu, dont les ouvrages portent tous un caractère d'ordre, et qui sont tous asservis à de certaines loix immuables et constantes, auroit-il laissé jouir l'homme seul de l'indépendance et de la liberté? Ce ne seroit plus la Providence qui gouverneroit le monde, mais le caprice des hommes. Puis donc qu'il faut opter entre le Créateur et la créature, lequel des deux est automate? Il est plus raisonnable de croire que c'est l'être, en qui réside la faiblesse, que l'être en qui réside la puissance ainsi la raison et les passions sont comme des chaînes invisibles, par lesquelles la main de la Providence conduit le genre humain, pour concourir aux évènemens que sa sagesse éternelle avait résolus, Qui devoient arriver dans le monde, pour que chaque individu remplît sa destinée.

C'est ainsi que pour éviter Charybde, on s'approche de Scylla, et que les philosophes se poussent mutuellement dans l'abîme de l'absurdité, tandis que les théologiens serraillent dans l'obscurité, et se damnent dévotement par charité. Ces partis se font la guerre à peu près comme les Carthaginois et les Romains se la saisoient, lorsqu'on appréhendoit de voir les troupes Romaines en Afrique, on portoit le flambeau de la guerre en Italie; et lorsqu'à Rome on voulut se défaire d'Hannibal que l'on craignoit, on envoya Scipion à la tête des légions assiéger Carthage. Les philosophes, les théologiens, et la plûpart des héros d'argumens ont le génie de la nation Françoise: ils attaquent vigoureusement, mais ils sont perdus s'ils sont réduits à la guerre défensive. C'est ce qui fit dire à un bel esprit que Dieu étoit le père de toutes les sectes, puisqu'il leur avait donné à toutes des armes égales, de même qu'un bon côté et un revers. Cette question sur la liberté et sur la prédestination des hommes, est transportée par Machiavel de la métaphysique dans la politique: c'est cependant un terrein qui lui est tout étranger et qui ne sauroit le nourrir; car en politique, au lieu de raisonner si nous sommes libres, ou si nous ne le sommes point, si la fortune et le hazard peuvent quelque chose; ou s'ils ne peuvent rien, il ne faut proprement penser qu'a perfectionner sa pénétration et sa prudence.

La fortune et le hazard sont des mots vides de sens, qui, selon toute apparence, doivent leur origine à la profonde ignorance dans laquelle croupissoit le monde, lorsqu'on donna des noms vagues aux effets dont les causes étoient inconnues.

Ce qu'on appelle vulgairement la fortune de César, signifie proprement toutes les conjonctures qui ont favorisé les desseins de cet ambitieux. Ce que l'on entend, par l'infortune de Caton, ce sont les malheurs inopinés qui lui arriveront, ces contre-temps où les effets suivirent si subitement les causes, que sa prudence ne put ni les prévoir, ni les combattre.

Ce qu'on entend par le hasard, ne sauroit mieux s'expliquer que par le jeu des dés. Le hasard, dit-on, a fait que mes dés ont porté plutôt douze que sept. Pour décomposer ce phénomène physiquement, il faudrait avoir les yeux assez bons pour voir la manière dont on a fait entrer les dés dans le cornet, les mouvemens de la main plus ou moins forts, plus ou moins réitérés qui les font tourner, et qui impriment aux dés un mouvement plus vif ou plus lent; ce sont ces causes, qui, prises ensemble, s'appellent le hasard.

Tant que nous ne serons que des hommes, c'est-à-dire des êtres très-bornés, nous ne serons jamais supérieurs a ce qu'on appelle les coups de la fortune. Nous devons ravir ce que nous pouvons au hazard, dès événemens; mais notre vie est trop courte pour tout appercevoir, notre esprit trop étroit pour tout combiner.

Voici des événemens qui feront voir clairement qu'il est impossible la sagesse humaine de tout prévoir. Le premier événement est celui de la surprise de Cremone par le prince Eugène, entreprise concertée avec toute la prudence imaginable, exécutée avec une valeur infinie. Voici comment ce dessein échoua. Le prince s'introduisit dans la ville vers le matin, par un canal à immondices que lui ouvrit un curé avec lequel il étoit en intelligence; il se seroit infailliblement rendu maître de la place, si deux choses inopinées ne fussent arrivées.

Premiérement un régiment suisse qui devoit faire l'exercice le même matin, se trouva sous les armes plutôt qu'il ne devoit y être, et lui fit resistance, jusqu'à ce que le reste de la garnison s'assemblât. En second lieu, le guide qui devoit mener le prince de Vaudemont à une porte de la Ville dont ce prince devoit s'emparer, manqua le chemin ce qui fit que ce détachement arriva trop tard.

Le second événement dont j'ai voulu parler, est celui de la paix particulière que les Anglais firent avec la France vers la fin de la guerre de la succession d'Espagne. Ni les ministres de l'empereur Joseph, ni les plus grands philosophes, ni les plus habiles politiques n'auroient pu soupçonner qu'une paire de gans changeroit le destin de l'Eu-rope: cela arriva cependant au pied de la lettre.

La duchesse de Marlbourough exerçoit la charge de grand'maîtresse de la reine Anne à Londres, tandis que son époux saisoit dans les campagnes de Brabant une double moisson de lauriers et de richesses. Cette duchesse soutenoit par sa saveur le parti du héros, et le héros soutenoit le crédit de son épouse par ses victoires. Le parti des Torys qui leur étoit opposé, et qui souhaitoit la paix, ne pouvoit rien tandis que cette duchesse étoit toute-puissante auprès de la reine. Elle perdit cette faveur par une cause assez légère.

La reine avoit commandé des gans et la duchesse en avoit commandé en même temps. L'impatience de les avoir, lui fit presser la gantière de la servir avant la reine; cependant Anne voulut avoir ses gans. Une Dame, (1) qui étoit ennemie de Myladi Marlbourough, informa la reine de tout ce qui s'étoit passé, et s'en prévalut avec tant de malignité, que la reine dès ce moment regarda la duchesse comme une favorite dont elle ne pouvoit plus supporter l'insolence. La gantière acheva d'aigrir cette princesse par l'histoire des gans, qu'elle lui conta avec toute la noirceur posssible. Ce levain, quoique léger, fut suffisant pour mettre toutes les humeurs en fermentation, et pour assaisonner tout ce qui doit accompagner une disgrace. Les Torys, et le Maréchal de Tallard à leur tête, se prévalurent de cette affaire, qui devint un coup de partie pour eux.

La duchesse de Marlbourough fut disgraciée peu de temps après, et avec elle tomba le Parti des Wighs et celui des alliés de l'empereur. Tel est le jeu des choses les plus graves du monde, la Providence se rit de la sagesse et des grandeurs humaines; des causes frivoles, et quelquefois ridicules changent souvent la fortune des États et des monarchies entières.

Dans cette occasion, des petites misères de femmes sauvèrent Louis XIV. d'un pas, dont sa sagesse, ses forces et sa puissance ne l'auroient peut-être pu tirer, et obligèrent les alliés à faire la paix malgré eux.

Ces sortes d'événemens arrivent, mais j'avoue que c'est rarement, et que leur autorité n'est pas suffisante pour décréditer entièrement la prudence et la pénétration. Il en est comme des maladies qui altèrent quelquefois la santé des hommes; mais qui ne les empêchent pas de jouir la plupart du temps des avantages d'un tempérament robuste.

Il faut donc nécessairement que ceux qui doivent gouverner le Monde, cultivent leur pénétration et leur prudence. Mais ce n'est pas tout: car s'ils veulent captiver la fortune, il faut qu'ils apprennent à plier leur tempérament sous les conjonctures; ce qui est très-difficile.

Je ne parle en général que de deux sortes de tempéramens, celui d'une vivacité hardie, et celui d'une lenteur circonspecte; et comme ces causes morales ont une cause physique, il est presque impossible qu'un prince soit si fort maître de lui-même, qu'il prenne toutes les couleurs comme un caméléon. Il y a des siècles qui favorisent la gloire des conquerans et de ces hommes hardis et entreprenans, qui semblent nés pour operer des changemens extraordinaires dans l'univers, des révolutions, des guerres, et principalement je ne sais quel esprit de vertige et de défiance, qui brouillent les souverains, fournissent à un conquerant des occasions de profiter de leurs querelles. Il n'y a pas jusqu'à Fernand Cortez, qui dans la conquête du Mexique n'ait été favorisé par les guerres civiles des Américains.

Il y a d'autres temps où le monde, moins agité, ne paraît vouloir être régi que par la douceur, où il ne faut que de la prudence et de la circonspection; c'est une espèce de calme heureux dans la politique, qui succède ordinairement à l'orage. C'est alors que les négociations sont plus efficaces que les batailles, et qu'il faut gagner par la plume ce que l'on ne sauroit acquerir par l'épée.

Afin qu'un souverain pût profiter de toutes les conjonctures, il faudroit qu'il apprît à se conformer au temps comme un habile pilote.

Si un général d'armée étoit hardi et circonspect à propos, il seroit presque indomptable. Fabius minoit Hannibal par ses longueurs. Ce Romain n'ignorait pas que les Carthaginois manquoient d'argent et de recrues, et que sans combattre, il suffisoit de voir tranquillement fondre cette armée pour la faire périr, pour ainsi dire, d'inanition. La politique d'Hannibal était au contraire de combattre; sa puissance n'étoit qu'une force d'accident, dont il falloit tirer avec promptitude tous les avantages possibles, afin de lui donner de la solidité par la terreur qu'impriment les actions brillantes et vives, et par les ressources qu'on tire des conquêtes.

En l'an 1704, si l'électeur de Bavière et le maréchal de Tallard n'étoient point sortis de Bavière pour s'avancer jusqu'à Bleinheim et Hœchstæt, ils seroient restés les maîtres de toute la Souabe; car l'armée des Alliés, ne pouvant subsister en Baviére faute de vivres, auroit été obligée de se retirer vers le Mein, et de se séparer. Ce fut donc manque de circonspection lorsqu'il en étoit temps, que l'électeur confia au sort d'une bataille, à jamais mémorable et glorieuse pour la nation allemande, ce qui ne dépendoit que de lui de conserver. Cette imprudence fut punie par la défaite totale des Français et des Bavarois, et par la perte de la Baviére, et tout ce pays qui est entre le haut Palatinat et le Rhin.

On ne parle point d'ordinaire des téméraires qui ont péri, on ne parle que de ceux qui ont été secondés de la Fortune. Il en est comme des rêves et des prophéties, entre mille qui ont été fausses et que l'on oublie, on ne se ressouvient que du très-petit nombre qui a été accompli. Le monde devroit juger des événemens par leurs causes, et non pas des causes par l'événement.

Je conclus qu'un peuple risque beaucoup avec un prince hardi, que c'est un danger continuel qui le menace, et que le souverain circonspect s'il n'est pas propre pour les grands exploits, semble plus né pour le gouvernement. L'un hasarde, mais l'autre conserve.

Pour que les uns et les autres soient grands hommes, il faut qu'ils viennent à propos au monde; sans quoi, leurs talens leur sont plus pernicieux que profitables. Tout homme raisonnable, et principalement ceux que le Ciel a destinés pour gouverner les autres, devroient se faire un plan de conduite, aussi bien raisonné et lié qu'une démonstration géometrique. En suivant en tout un pareil systême, ce seront le moyen d'agir conséquemment, et de ne jamais s'écarter de son but; on pourroit ramener par-là toutes les con jonctures et tous les événemens à l'acheminement de ses desseins, tout concourroit pour exécuter les projets que l'on auroit médités.

Mais qui sont ces princes, desquels nous prétendons tant de rares talens? Ce ne seront que des hommes, et il sera vrai de dire que selon leur nature, il leur est impossible de satisfaire à tant de devoirs; on trouveroit plutôt le phoenix des poëtes et les unités des métaphysiciens, que l'homme de Platon. Il est juste que les peuples se contentent des efforts que font les souverains pour parvenir à la perfection. Les plus accomplis d'entre eux seront ceux qui s'éloigneront plus que les autres, du Prince de Machiavel. Il est juste que l'on supporte leurs défauts lorsqu'ils sont contrebalancés par des qualités de coeur, et par de bonnes intentions. Il faut nous souvenir sans cesse qu'il n'y a rien de parfait dans le monde, et que l'erreur et la faiblesse sont le partage de tous les hommes. Le pays le plus heureux est celui, où une indulgence mutuelle du souverain et des sujets, répand sur la société cette douceur, sans laquelle la vie est un poids qui devient à charge, et le monde une vallée d'amertumes et non d'un théatre de plaisirs.



CHAPITRE XXVI.
 
Des différentes sortes de Négociations, et des raisons, qu'on peut appeller justes, de faire la guerre.

NOus avons vu dans cet ouvrage la fausseté des raisonnemens, par lesquels Machiavel a prétendu nous donner le change, en nous présentant des scélerats sous le masque de grands hommes.

J'ai fait mes efforts pour arracher au crime le voile de la vertu dont Machiavel l'avoit enveloppé, et pour désabuser le monde de l'erreur où sont bien des personnes sur la politique des princes. J'ai dit aux rois que leur véritable politique consistoit à surpasser leurs sujets en vertu, afin qu'ils ne se vissent point obligés de condamner en d'autres ce qu'ils autorisent en leur personne. J'ai dit qu'il ne suffisoit point d'actions brillantes pour établir leur réputation; mais qu'il faut des actions qui tendent au bonheur du Genre humain.

J'ajouterai à ceci deux considérations, l'une regarde les négociations, et l'autre les sujets d'entreprendre la guerre, qu'on peut avec fondement appeller justes.

Les ministres des princes aux cours étrangères sont des espions privilégiés, qui veillent sur la conduite des souverains chez lesquels ils sont envoyés; ils doivent pénetrer leurs desseins, approfondir leurs démarches, et prévoir leurs actions, afin d'en informer leurs maîtres à temps. L'objet principal de leur mission, est de resserrer les liens d'amitié entre les souverains: mais au lieu d'être les artisans de la paix, ils sont souvent les organes de la guerre. Ils emploient la flatterie, la ruse et la séduction pour arracher les secrets de l'État aux ministres: ils gagnent les faibles par leur adresse, les orgueilleux par leurs paroles, et les intéressés par leurs présens, en un mot ils sont quelquefois tout le mal qu'ils peuvent; car ils pensent pécher par devoir, et ils sont sûrs de l'impunité.

C'est contre les artifices de ces espions, que les princes doivent prendre de justes mesures. Lorsque le sujet de la négociation devient plus important, c'est alors que les princes ont lieu d'examiner à la rigueur la conduite de leurs ministres, afin d'approfondir si quelque pluie de Danaé n'auroit point amolli l'austerité de leur vertu.

Dans ces temps de crise où l'on traite d'Alliances, il faut que la prudence des souverains soit plus vigilante encore qu'à l'ordinaire. Il est nécessaire qu'ils dissèquent avec attention la nature des choses qu'ils doivent promettre, pour qu'ils puissent remplir leurs engagemens.

Un traité, envisagé sous toutes ses faces, déduit avec toutes ses conséquences, est tout autre chose que lorsqu'on se contente de le considérer en gros. Ce qui paraissoit un avantage réel, ne se trouve, lorsqu'on l'examine de pres, qu'un misérable palliatif qui tend à la ruine de l'État. Il faut ajouter à ces précautions le soin de bien éclaircir les termes d'un traité, le Grammairien pointilleux doit toujours précéder le Politique habile, afin que cette distinction frauduleuse de la parole et de l'esprit du Traité ne puisse point avoir lieu.

En politique on devroit faire un recueil de toutes les fautes que les princes ont faites par précipitation, pour l'usage de ceux qui veulent faire des Traités ou des Alliances. Le temps qu'il leur faudroit pour le lire, leur donneroit celui de faire des réflexions, qui ne sauroient que leur être salutaires.

Les négociations ne se sont pas toutes par des ministres accrédités; on envoie souvent des personnes sans caractère dans des lieux tiers, où ils sont des propositions avec d'au-tant plus de liberté, qu'ils commettent moins la personne de leur maître. Les préliminaires de la dernière Paix entre l'Empereur et la France, furent conclus de cette manière, à l'insçu de l'Empire et des Puissances Maritimes. Cet accommodement se fit chez un Comte (2), dont les terres sont au bord du Rhin.

Victor Amedée, le prince le plus habile, et le plus artificieux de son temps, savoit mieux que personne, l'art de dissimuler ses desseins. L'Europe fut abusée plus d'une fois par la finesse de ses ruses; entre autres lorsque le Maréchal de Catinat, dans le froc d'un moine, et sous prétexte de travailler au salut de cette ame royale, retira ce prince du parti de l'empereur, et en fit un prosélyte à la France. Cette négociation entre le Roi et le Général, fut conduite avec tant de dextérité, que l'Alliance de la France et de la Savoye qui s'ensuivit, parut aux yeux de l'Europe comme un phénomène de politique inopiné et extraordinaire.

Ce n'est point pour justifier la conduite de Victor-Amedée, que j'ai proposé son exemple; il s'en faut de beaucoup: je n'ai prétendu louer en sa conduite que l'habileté et la discrétion, qui, lorsqu'on s'en sert pour une fin honnête, sont des qualités absolument requises dans un souverain

C'est une règle générale qu'il faut choisir les esprits les plus transcendans, pour les emploier à des négociations difficiles; qu'il faut non seulement des sujets rusés pour l'intrigue, souples pour s'insinuer; mais qui aient encore le coup d'oeil assez fin pour lire sur la physionomie des autres les secrets de leur coeur, afin que rien n'échappe à leur pénétration, et que tout se découvre par la force de leur raisonnement.

Il ne faut point abuser de la ruse et de la finesse; il en est comme des épiceries, dont l'usage trop fréquent dans les ragoûts émousse le goût, et leur fait à la fin perdre ce piquant, que la coutume leur ôte à la fin.

La probité au contraire est pour tous les temps, elle est semblable à ces alimens simples e naturels qui conviennent à tous les tempéramens; et qui rendent le corps robuste sans l'échauffer.

Un prince, dont la candeur sera connue, se conciliera infailliblement la constance de l'Europe, il sera heureux sans fourberie, et puissant par sa seule vertu. La paix et le bonheur de l'État sont comme un centre, où tous les chemins de la politique doivent se reunir, et ce doit être le but de toutes ses négociations.

La tranquillité de l'Europe se fonde principalement sur le maintien de ce sage équilibre, par lequel la force supérieure d'une monarchie est contrebalancée par la puissance réunie de quelques autres souverains. Si cet équilibre venoit à manquer, il seroit à craindre qu'il n'arrivât une révolution universelle, qu'une nouvelle monarchie ne s'établît sur les débris des princes que leur désunion rendroit trop foibles.

La politique des princes de l'Europe semble donc exiger d'eux qu'ils ne négligent jamais les alliances et les traités par lesquels ils peuvent égaler les forces d'une puissance ambitieuse, et ils doivent se méfier de ceux qui veulent semer parmi eux la désunion et la zizanie. Qu'on se souvienne de ce consul, qui, pour montrer combien l'union étoit nécessaire, prit un cheval par la queue, et fit d'inutiles efforts pour la lui arracher; mais lorsqu'il la prit crin à crin en les séparant il en vint facilement à bout. Cette leçon est aussi propre pour certains souverains de nos jours, que pour les légionaires Romains, il n'y a que leur réunion qui puisse les rendre formidables, et maintenir en Europe la paix et la tranquillité.

Le monde seroit bienheureux s'il n'y avoit d'autres moyens que celui de la négociation, pour maintenir la justice et pour rétablir la paix et la bonne harmonie entre les nations. L'on employeroit les raisons, au lieu d'armes, et l'on s'entre-disputeroit seulement, au lieu de s'en tre-égorger; une fâcheuse nécessité oblige les princes d'avoir recours à une voie beaucoup plus cruelle. Il y a des occasions ou il faut défendre par les armes la liberté des peuples qu'on veut opprimer par injustice, ou il faut obtenir par violence ce que l'iniquité refuse à la douceur, où les souverains doivent commettre la cause de leur nation au sort des batailles. C'est dans un des cas pareils que ce paradoxe devient véritable, qu'une bonne guerre donne et affermit une bonne paix.

C'est le sujet de la guerre qui la rend juste ou injuste. Les passions et l'ambition des princes leur offusquent souvent les yeux, et leur peignent avec des couleurs avantageuses les actions les plus violentes. La guerre est une ressource dans l'extrémité; Ainsi il ne faut s'en servir qu'avec précaution et dans des cas désesperés, et bien examiner si l'on y est porté par une illusion d'orgueil, ou par une raison solide et indispensable.

Il y a des guerres défensives, et ce sont sans contredit les plus justes.

Il y a des guerres d'intérêt que les rois sont obligés de faire pour maintenir eux-mêmes les droits qu'on leur conteste; ils plaident les armes à la main, et les combats décident de la validité de leurs raisons.

Il y a des guerres de précaution, que les princes font sagement d'entreprendre. Elles sont ossensives à la vérité; mais elles n'en sont pas moins justes. Lorsque la grandeur excessive d'une puissance semble prête à se déborder, et menace d'engloutir l'univers, il est de la prudence de lui opposer des digues, et d'arrêter le cours orageux d'un torrent, lors encore qu'on en est le maître. On voit des nuages qui s'assemblent, un orage qui se forme, les éclairs qui l'annoncent; et ce souverain que ce danger menace, ne pouvant tout seul conjurer la tempête, se réunira, s'il est sage, avec tous ceux que le même péril met dans les mêmes intérêts. Si les rois d'Egypte, de Syrie, de Macédoine se fussent ligués contre la puissance Romaine, jamais elle n'auroit pu bouleverser ces empires; une alliance sagement concertées et une guerre vivement entreprise auroient fait avorter ces desseins ambitieux dont l'accomplissement enchaîna l'univers.

Il est de la prudence de préférer les moindres maux aux plus grands, ainsi que de choisir le parti le plus sûr, à l'exclusion de celui qui est incertain. Il vaut donc mieux qu'un prince s'engage dans une guerre offensive, lorsqu'il est le maître d'opter entre la branche d'olive et la branche de laurier, que s'il attendoit à des temps désesperés, où une déclaration de guerre ne pourroit retarder que de quelques momens son esclavage et sa ruine. C'est une maxime certaine qu'il vaut mieux prévenir que d'être prévenu: les grands hommes s'en sont toujours bien trouvés en faisant usage de leurs forces avant que leurs ennemis ayent pris des arrangemens capables de leur lier les mains, et de détruire leur pouvoir.

Beaucoup de princes ont été engagés dans les guerres de leurs alliés par des traités, en conséquence desquels ils ont été obligés de leur fournir un nombre de troupes auxiliaires. Comme les souverains ne sauroient se passer d'alliances, puisqu'il n'y en a aucun en Europe qui puisse se soutenir par les propres forces, ils s'engagent à se donner un secours mutuel en cas de besoin; ce qui contribue à leur sûreté, à leur conservation. L'événement décide lequel des Alliés retire les fruits de l'Alliance; une heureuse occasion favorise une des parties en un temps, une conjoncture favorable seconde l'autre partie contractante dans un temps différent. L'honnêteté et la sagesse du monde exigent donc également des princes qu'ils observent religieusement la foi des traités, et qu'ils les accomplirent même avec scrupule; d'autant plus, que par les alliances ils rendent leur protection plus efficace à leurs peuples.

Toutes les guerres donc qui n'auront pour but que de repouisser les usurpateurs, de maintenir des droits légitimes, de garantir la liberté de l'univers et d'éviter les opressions et les violences des ambitieux, seront conformes à la justice. Les souverains qui en entreprennent de pareilles, n'ont point à se reprocher le sang répandu; la nécessité les fait agir, et dans de pareilles circonstances la guerre est un moindre malheur que la paix.

Ce sujet me conduit naturellement à parler des Princes, qui par un négoce inoui dans l'antique, trafiquent du sang de leurs peuples: leur cour est comme un encan, où leurs troupes sont vendues à ceux qui offrent le plus de subsides.

L'institution du soldat est pour la défense de la patrie; les louer à d'autres, comme on vend des dogues et des taureaux pour le combat, c'est, ce me semble, pervertir à la fois le but du négoce et de la guerre. On dit qu'il n'est pas permis de vendre les choses saintes: eh! qu'y a-t-il de plus sacré que le sang des hommes?

Pour les guerres de Religion, si ce sont des guerres civiles, elles sont presque toujours la suite de l'imprudence du souverain, qui a mal-à-propos favorisé une secte aux dépens d'une autre; qui a trop resserré, ou trop étendu l'exercice public de certaines Religions qui sur-tout a donné du poids à des querelles de parti, lesquelles ne sont que des étincelles passagères quand le souverain ne s'en mêle pas, et qui deviennent des embrâsemens quand il les fomente.

Maintenir le gouvernement civil avec vigueur, et laisser à chacun la liberté de conscience; être toujours roi, et ne jamais faire le prêtre, est le sûr moyen de préserver son État des tempêtes que l'esprit dogmatique des théologiens cherche toujours à exciter.

Les guerres étrangères de religion sont le comble de l'injustice et de l'absurdité. Partir d'Aix-la-Chapelle pour aller convertir les Saxons le fer à la main, comme Charles-Magne, ou équiper une flotte pour aller proposer au Soudan d'Egypte de se faire Chrétien, sont des entreprises bien étranges. La fureur des Croisades est passée; fasse le Ciel qu'elle ne revienne jamais!

La guerre en général est si séconde en malheurs, l'issue en est si peu certaine, et les suites en sont si ruineuses pour un pays, que les princes ne sauroient allez refléchir avant que de s'y engager. Les violences que les troupes commettent dans un pays ennemi, ne sont rien en comparaison des malheurs qui réjaillissent directement sur les États des princes qui entrent en guerre; c'est un acte si grave et de si grande importance de l'entreprendre, qu'il est étonnant que tant de rois en aient pris si facilement la résolution.

Je me persuade que si les monarques pouvoient voir un tableau vrai et fidèle des misères qu'attire sur les peuples une seule déclaration de guerre, ils n'y seroient point insensibles. Leur imagination n'est pas assez vive pour leur représenter au naturel des maux qu'ils n'ont point connus, et à l'abri desquels les met leur condition. Comment sentiront-ils ces impôts qui accablent les peuples; la privation de la jeunesse du pays que les recrues emportent; ces maladies contagieuses qui désolent les armées; l'horreur des batailles, et ces sièges plus meurtriers encore; la désolation des blessés que le fer ennemi a privés de quelques-uns de leurs membres, uniques instrumens de leur industrie et de leur subsistance; la douleur des orphelins qui ont perdu par la mort de leur père l'unique soutien de leur faiblesse; la perte de tant d'hommes utiles à l'État, que la mort moissonne avant le temps?

Les Princes, qui ne sont dans le monde que pour rendre les hommes heureux, devroient bien y penser, avant que de les expossr pour des causes frivoles et vaines, tout ce que l'humanité a de plus à redouter.

Les souverains qui regardent leurs sujets comme leurs esclaves, les hasardent sans pitié, et les voient périr sans regret; mais les princes qui considèrent les hommes comme leurs égaux, et qui envisagent le peuple comme le corps dont ils sont l'ame, sont économes du sang de leurs sujets.

Je prie les souverains en finissant cet ouvrage de ne se point offenser de la liberté avec laquelle je leur parle; mon but est de dire la vérité, d'exciter à la vertu, et de ne flatter personne. La bonne opinion que j'ai des princes qui règnent à présent dans le monde, me les fait juger dignes d'entendre la vérité. C'est aux Nérons, aux Alexandres VI. aux Césars Borgia, aux Louis XI. qu'on n'ôseroit la dire. Graces au ciel, nous ne comptons point de tels hommes parmi les princes de l'Europe, et c'est faire leur plus bel éloge, que de dire qu'on ôse hardiment blâmer devant eux tous les vices qui dégradent la Royauté, et qui sont contraires aux sentimens d'humanité et de justice.


________________

(1) Madame Masham.

(2) Le Comte de Neuwied.


EDIZIONE DI RIFERIMENTO: Frédéric II (roi de Prusse; 1712-1786), Oeuvres, vol. I, A Postdam: aux dépens des associés, 1805







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