Ludovico Ariosto - Opera Omnia >>  Roland Furieux CHANT XXIII  <--  *  -->  CHANT XXV    
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texte passage intégrant cotation complète des travaux des comédies des sources travaux littéraires historiques dans prose et dans les vers



Traduit par Francisque Reynard


CHANT XXIV

[ Argument ]


I

Que celui qui met le pied sur l’amoureuse glu s’empresse de le retirer, et n’attende pas d’être englué jusqu’aux épaules. L’amour n’est, en somme, qu’une folie, de l’avis universel des sages. Si, comme Roland, tous ceux qui en sont atteints ne deviennent pas furieux, leur égarement se traduit par quelque autre signe. Et quelle marque plus évidente de folie que de s’annihiler soi-même devant la volonté d’autrui?

II

Les effets sont variés, mais la folie qui les produit est une. C’est comme une grande forêt, où quiconque se hasarde doit infailliblement s’égarer; les uns vont en haut, les autres en bas, ceux-ci d’un côté, ceux-là d’un autre. En résumé, et pour conclure, voici ce que je dis: Celui qui s’abandonne à l’amour mérite, entre autres peines, les soucis et les chaînes qui l’attendent.

III

On pourrait bien me dire: « Frère, tu vas en remontrant aux autres, et tu ne vois pas ta propre faiblesse. » À cela, je réponds que je vous comprends fort bien, maintenant que mon esprit est dans un moment lucide. J’ai grand souci — et j’espère le faire un jour — de me reposer enfin; mais dès que je veux mettre cette résolution à exécution, je ne le puis, car le mal a pénétré jusqu’au fond de mes os.

IV

Seigneur, je vous disais, dans l’autre chant, que le furieux et forcené Roland, après avoir arraché ses armes et déchiré ses vêtements, les avait dispersés dans la campagne; qu’il avait jeté son épée sur le chemin, déraciné les arbres, et qu’il faisait retentir de ses cris les cavernes et les forêts profondes, lorsque, attirés par la rumeur, de nombreux pasteurs accoururent, conduits en ces lieux par leur mauvaise étoile ou en punition de quelque péché.

V

Dès qu’ils se sont approchés d’assez près pour voir les incroyables prouesses d’un tel fou et sa force terrible, ils font volte-face pour fuir; mais ils ne savent plus par où, comme il advient dans une peur soudaine. Le fou se précipite sur leurs pas. Il en saisit un et lui arrache la tête avec la même facilité qu’on cueille une pomme sur l’arbre ou une fleur épanouie sur le buisson.

VI

Il prend par une jambe le tronc pesant et s’en sert comme d’une massue contre les autres. Il en jette deux par terre et les endort d’un sommeil dont ils ne se réveilleront probablement qu’au jour du jugement dernier. Leurs compagnons s’empressent de fuir le pays, et bien leur sert d’avoir le pied leste. Le fou les aurait eu néanmoins bientôt rejoints, s’il ne s’était pas jeté sur leurs troupeaux.

VII

Les laboureurs, rendus prudents par l’exemple, abandonnent, dans les champs, charrues, houes et faux. Les uns montent sur les toits des maisons, les autres sur les églises, car les ormes ni les saules ne seraient point un abri sûr. De là, ils contemplent l’horrible furie de Roland, qui, des poings, des épaules, des dents, des ongles, des pieds, déchire, met en pièces, anéantit bœufs et chevaux. Ceux d’entre eux qui lui échappent peuvent se dire bons coureurs.

VIII

Vous auriez pu entendre retentir jusque dans les villes prochaines l’immense rumeur des hurlements, des cornets et des trompettes rustiques, et, par-dessus tout, le bruit incessant des cloches; vous auriez pu voir mille paysans descendre des montagnes, avec des piques, des arcs, des épieux et des frondes, et tout autant se diriger de la plaine vers les hauteurs, afin de livrer au fou un assaut de leur façon.

IX

Ainsi, sur la rive salée, la vague poussée par le vent du midi s’en vient tout d’abord comme en se jouant; mais la deuxième est plus haute que la première, et la troisième suit avec plus de force encore: à chaque vague nouvelle, l’onde croît en intensité et déferle plus avant sur la grève. De même, autour de Roland, s’accroît la tourbe impitoyable qui descend des hauteurs ou surgit des vallées.

X

Il en tue dix, puis dix encore, qui lui tombent au hasard sous la main; cette expérience démontre clairement aux autres qu’ils seront beaucoup plus en sûreté en se tenant au loin. C’est en vain qu’ils le frappent; le fer ne peut répandre le sang de son corps. Le roi du ciel a accordé une telle faveur au comte, afin de le conserver pour la défense de la sainte Foi.

XI

Roland aurait été en danger de mort, s’il avait pu mourir. Il aurait appris combien il avait été imprudent en jetant son épée et en restant sans armes. Enfin la populace se retire, voyant que ses coups restaient sans effet. Roland, n’ayant plus personne devant lui, prend le chemin d’un bourg composé de quelques maisons.

XII

Il n’y trouve personne; petits et grands, tous les habitants, pris de peur, avaient abandonné le village. En revanche, il y avait une grande quantité de provisions, d’une nature grossière et appropriée à la vie des champs. Sans distinguer le pain d’avec les glands, Roland, poussé par un long jeûne et par sa furie, porte gloutonnement les mains et les dents sur les premiers objets qu’il rencontre, crus ou cuits.

XIII

Puis il erre par tout le pays, donnant la chasse aux hommes et aux bêtes, et courant à travers les bois. Tantôt il attrape les chevreuils alertes et les daims légers; tantôt il lutte avec les ours et les sangliers, et les terrasse de ses mains nues; le plus souvent, il dévore avec une avidité bestiale leur chair et toutes leurs dépouilles.

XIV

Deçà, delà, sur les monts et dans les plaines, il parcourt toute la France. Il arrive un jour près d’un pont sous lequel un fleuve, large et profond, roule ses eaux entre deux rives escarpées. Tout auprès, s’élève une tour du haut de laquelle on découvre au loin tous les alentours. Ce qu’il fit en cet endroit, vous l’apprendrez ailleurs, car il me plaît de vous parler auparavant de Zerbin.

XV

Zerbin, après que Roland fut parti, attendit quelque temps, et prit ensuite le sentier que le paladin avait suivi, laissant aller son destrier à pas lents. Il n’avait pas, je crois,,fait encore deux milles, lorsqu’il aperçut, lié sur un petit roussin, un chevalier de chaque côté duquel se tenait un cavalier tout armé.

XVI

Zerbin, dès qu’il fut près de lui, reconnut le prisonnier; Isabelle le reconnut aussi. C’était Odoric, le Biscayen,qui s’était conduit comme un loup chargé de garder une brebis. Zerbin l’avait choisi, de préférence à tous ses autres amis, pour lui confier sa dame, croyant qu’en cette circonstance il lui serait aussi fidèle que dans tout le reste.

XVII

En ce moment, Isabelle était précisément en train de raconter à Zerbin comment la chose s’était passée; comment elle avait réussi à s’échapper dans une barque avant que la mer eût brisé le navire; la violence dont Odoric avait usé à son égard, et de quelle manière elle avait ensuite été entraînée dans la grotte. Elle n’avait pas encore achevé son récit, lorsqu’ils aperçurent le scélérat conduit prisonnier.

XVIII

Les deux gardes, au milieu desquels s’avançait Odoric enchaîné, reconnurent sur-le-champ Isabelle, et se doutèrent bien que celui qui l’accompagnait était son ami et leur maître, surtout quand ils eurent vu les antiques armoiries de son illustre famille peintes sur son écu. Puis, l’ayant plus attentivement regardé au visage, ils virent qu’ils ne s’étaient point trompés.

XIX

Ils sautèrent sur-le-champ à terre; puis, les bras ouverts, ils s’en vinrent en courant vers Zerbin, et l’embrassèrent comme on embrasse un supérieur, la tête nue et fléchissant les genoux. Zerbin, les regardant tous les deux en pleine figure, vit que l’un était Corèbe, le Biscayen, et l’autre Almonio, envoyés par lui sur le même navire qu’Odoric.

XX

Almonio dit: « Puisqu’il a plu à Dieu — grâces lui en soient rendues — qu’Isabelle t’ait rejoint, je comprends très bien, mon seigneur, que je ne t’apporte aucune nouvelle. Je n’ai donc plus qu’à t’apprendre comment il se fait que tu vois ce traître ainsi lié avec nous, car ta compagne, qui a été la plus cruellement offensée, a dû te raconter toute l’histoire. »

XXI

Tu dois savoir comment, trompé par le traître, je m’éloignai de lui, et comment ensuite Corèbe fut blessé en défendant Isabelle. Mais ce qui s’est passé à mon retour n’a été ni vu ni entendu par cette dernière, et elle n’a pu te le dire; c’est sur ce point-là que je vais te renseigner. »

XXII

Je m’en revenais en toute hâte de la ville vers la mer, avec des chevaux que j’avais trouvés, les regards sans cesse tendus pour voir si je ne découvrais pas ceux qui étaient restés derrière moi. J’arrive enfin sur le rivage, à l’endroit où je les avais laissés; je regarde, et je ne vois rien, si ce n’est quelques traces encore fraîches sur le sable. »

XXIII

Je suis cette piste qui me conduit dans un bois sauvage; à peine y eus-je pénétré, que, guidé par des gémissements qui frappaient mon oreille, je retrouvai Corèbe gisant à terre. Je lui demandai ce qu’il était advenu de la dame et d’Odoric, et qui l’avait ainsi blessé lui-même. Dès que je sus la vérité, je me mis à courir après le traître, cherchant à travers tous ces ravins. »

XXIV

Je tournai ainsi tout un jour, sans retrouver aucun vestige. Enfin je revins à l’endroit où gisait Corèbe, dont le sang avait tellement rougi la terre tout autour de lui, que, s’il était resté un peu plus dans cet état, il aurait eu plutôt besoin d’une fosse et d’un prêtre ou d’un moine pour l’enterrer que d’un médecin ou d’un lit pour le guérir. »

XXV

Je le fis transporter du bois dans la ville, et le fis déposer dans la maison d’un hôtelier de mes amis. Là, par les soins et l’art d’un vieux médecin, il fut promptement guéri. Puis, nous étant munis d’armes et de chevaux, Corèbe et moi, nous nous mîmes à la recherche d’Odoric, que nous retrouvâmes à la cour du roi Alphonse de Biscaye; là, je lui livrai bataille. »

XXVI

La justice du roi, qui m’accorda le combat, le bon droit et, en outre du bon droit, la fortune, qui donne trop souvent la victoire à qui il lui plaît, tout cela m’aida à triompher du traître. Je le fis prisonnier. Le roi, instruit de son crime abominable, me permit d’en faire ce que je voudrais. »

XXVII

Je n’ai pas voulu le tuer ni le laisser mettre à mort; mais, comme tu vois, je résolus de te l’amener enchaîné, car je pense que c’est à toi de le juger et de dire s’il doit mourir ou subir tout autre châtiment. J’avais entendu raconter que tu étais auprès de Charles, et je m’y rendais dans le désir de t’y retrouver. Je rends grâces à Dieu, qui m’a fait te rencontrer ici, au moment où je l’espérais le moins. »

XXVIII

Je lui rends grâce aussi de voir près de toi ton Isabelle, — je ne sais comment elle y est, — car je craignais bien que, par suite du crime de ce félon, tu n’entendisses jamais plus parler d’elle. » Zerbin avait écouté Almonio sans prononcer un seul mot et les yeux toujours fixés sur Odoric. Il éprouvait moins de haine contre lui que de chagrin de ce qu’une telle amitié eût fini si mal.

XXIX

Après qu’Almonio eut terminé son récit, Zerbin resta longtemps silencieux, tout épouvanté qu’un homme qui n’avait jamais failli dans d’autres occasions eût pu commettre une si manifeste trahison. Enfin, sortant de sa longue rêverie, il demanda en soupirant au prisonnier si tout ce que le cavalier avait dit de lui était vrai.

XXX

Le déloyal se laissa tomber, les deux genoux à terre, et dit: « Mon seigneur, tout homme en ce monde est sujet au péché et à l’erreur. La seule différence qui existe entre le bon et le méchant, c’est que l’un cède devant le plus petit désir qui vient l’assaillir, tandis que l’autre se défend et résiste, et ne succombe que si la séduction devient par trop forte. »

XXXI

Si tu m’avais confié la défense d’un de tes châteaux, et qu’au premier assaut j’eusse, sans faire de résistance, laissé planter les bannières ennemies sur les remparts, j’aurais mérité d’être accusé de lâcheté ou, ce qui est plus grave, de trahison. Mais si je n’eusse cédé qu’à la force, je suis bien certain que, loin d’être blâmé, j’aurais acquis gloire et récompense. »

XXXII

Plus l’ennemi est puissant, plus l’excuse de celui qui perd la bataille est acceptable. Je devais garder ma foi avec autant de souci qu’une forteresse assiégée de toutes parts. Aussi me suis-je efforcé de la garder, appelant à mon secours toute la raison, toute l’énergie dont la Souveraine Prudence m’a doué. Mais enfin, vaincu par une force irrésistible, j’ai succombé. »

XXXIII

Ainsi dit Odoric; puis il ajouta d’autres excuses trop longues pour vous les raconter toutes. Il chercha à montrer qu’il avait été poussé par un entraînement fatal et non.par une fantaisie légère. Si jamais prières eurent le pouvoir d’apaiser la colère, si l’humilité du langage obtint jamais un résultat, ce dut être en ce moment, car Odoric trouva des accents capables d’émouvoir le cœur le plus dur.

XXXIV

Zerbin hésite; doit-il ou non tirer vengeance d’une telle injure? Il sent que le crime du félon mérite la mort; mais le souvenir de l’étroite amitié qui les a si longtemps unis tempère, par la pitié, la colère dont son cœur est embrasé, et réclame merci pour le coupable.

XXXV

Pendant que Zerbin était ainsi en suspens et se demandait s’il devait rendre la liberté à Odoric, l’emmener captif pour le retenir dans les tourments, ou se débarrasser par la mort de la vue du traître, le palefroi auquel Mandricard avait enlevé la bride vint à passer, hennissant et emporté par sa course. Sur son dos était la vieille qui avait, peu auparavant, failli envoyer Zerbin à la mort.

XXXVI

Le palefroi, ayant entendu de loin hennir les autres coursiers, accourait au milieu d’eux, emportant la. vieille tout en pleurs et criant en vain au secours. Dès que Zerbin la vit, il leva les mains au Ciel pour le remercier de la faveur qu’il lui faisait en lui livrant les deux seuls êtres qu’il devait haïr.

XXXVII

Zerbin fait arrêter la vieille en attendant qu’il ait décidé ce qu’il en devait faire. Il songe d’abord à lui couper le nez et les deux oreilles, pour servir d’exemple aux malfaiteurs; puis il lui paraît préférable de donner son corps en pâture aux vautours. Après avoir hésité entre plusieurs genres de châtiments, il prend enfin la résolution suivante:

XXXVIII

Il se tourne vers ses compagnons et dit: « Je suis heureux de pouvoir laisser la vie à ce félon, car, s’il ne mérite point un pardon complet, il ne mérite pas non plus un châtiment aussi terrible que la mort. Qu’il vive et qu’on le délie, j’y consens; son crime lui fut inspiré par l’amour, et les fautes que fait commettre l’amour peuvent facilement s’excuser.

XXXIX

« Amour a souvent troublé des esprits plus sains que ne l’avait celui-ci, et les a poussés à de bien plus grands excès que l’outrage dont nous avons tous été victimes. C’est moi qui devrais être puni d’avoir été assez aveugle pour lui confier une semblable mission, sans songer que le feu allume facilement la paille. »

XL

Puis, regardant Odoric: « Je veux, — lui dit-il, — qu’en punition de ta faute, tu aies pendant un an cette vieille pour compagne; tu ne pourras la quitter un seul instant, ni jour ni nuit, où que tu ailles, où que tu t’arrêtes. Enfin tu devras la défendre contre quiconque voudrait lui faire outrage. »

XLI

Je veux que, si elle te l’ordonne, tu livres combat à tous ceux qu’elle te désignera. Pendant ce temps, tu parcourras avec elle la France entière, de ville en ville. » Ainsi dit Zerbin. Le crime d’Odoric méritant la mort, c’était le placer devant une fosse profonde où il ne pourrait éviter de choir que par le plus grand des hasards.

XLII

La vieille a trahi tant de dames et tant de chevaliers, elle en a tant et tant outragé, que celui qui devra l’accompagner ne pourra rencontrer de chevalier errant sans avoir à soutenir une lutte. Ainsi, ils seront punis tous les deux: elle, de ses anciens forfaits; lui, en étant obligé de prendre injustement sa défense. Il ne pourra rester ainsi longtemps sans recevoir la mort.

XLIII

Zerbin exigea d’Odoric un serment solenne d’observer cette prescription, sous peine, dans le cas où il viendrait à y manquer, de ne plus obtenir la moindre pitié ni aucune merci s’il retombait en ses mains, et de subir une mort cruelle. Puis, se tournant vers Almonio et Corrèbe, Zerbin fit délier Odoric.

XLIV

Corrèbe, aidé d’Almonio, délia le traître, mais sans se presser. L’un et l’autre regrettaient de voir échapper ainsi une vengeance après laquelle ils avaient longtemps soupiré. Enfin le félon partit en compagnie de la vieille maudite. On ne lit pas dans Turpin ce qu’il en advint; mais j’ai trouvé, depuis, un auteur qui en a écrit plus long.

XLV

Cet auteur, dont je tairai le nom, écrit qu’après avoir marché pendant une journée à peine, Odoric, pour se débarrasser de sa gênante compagne, mit, en dépit de son serment et du pacte conclu, un lacet au cou de Gabrine, et la laissa pendue à un orme. Il ajoute que, moins d’un an après, Almonio lui fit subir le même traitement, mais il ne dit pas en quel lieu.,

XLVI

Zerbin, qui suivait la trace du paladin et ne voulait pas la perdre, envoie alors de ses nouvelles à son armée, qui devait être fort inquiète à son sujet. Il charge Almonio de ce message, en lui faisant force recommandations qu’il serait trop long de raconter. Il fait d’abord partir Almonio, puis il envoie également Corrèbe, et ne garde personne auprès de lui, excepté Isabelle.

XLVII

L’affection que Zerbin et Isabelle portaient au vaillant paladin était si grande, leur désir élait si grand de savoir s’il avait retrouvé le Sarrasin qui l’avait jeté à bas de son destrier avec sa selle, que Zerbin ne voulut point rejoindre l’armée avant la fin du troisième jour.

XLVIII

C’était le terme que Roland avait fixé pour attendre lui-même!e chevalier qui ne portait point d’épée. Zerbin ne laisse pas’ un seul des endroits par où a passé le comte sans y passer lui aussi. Enfin il arrive parmi les arbres où l’ingrate Angélique avait gravé son chiffre, un peu hors de la route. Il voit la fontaine, le rocher et tout le reste brisés en mille pièces.

XLIX

Il voit au loin briller je ne sais quoi, et il trouve que c’est la cuirasse du comte; puis il retrouve son casque, mais ce n’est pas ce casque fameux qui arma jadis la tête de l’Africain Almont. Il entend hennir un destrier au plus épais du bois, et, à ce bruit, il lève la tête. Il voit Bride-d’Or, qui paissait tranquillement l’herbe, et dont la bride pendait à l’arçon de la selle.

L

Il cherche Durandal à travers la forêt et la voit gisant hors du fourreau. Il trouve aussi, mais en lambeaux, la soubreveste dont le malheureux comte a dispersé les morceaux en cent endroits. Isabelle et Zerbin, le visage consterné, s’arrêtent tout surpris et ne savent que penser. Ils pourraient en effet tout supposer, excepté que Roland est privé de sa raison.

LI

S’ils avaient seulement aperçu une goutte de sang, ils pourraient croire qu’il est mort. Cependant ils voient venir le long du ruisseau un jeune berger couvert de pâleur. Celui-ci, du haut d’une roche, avait été témoin de la fureur terrible de l’infortuné; il l’avait vu jeter ses armes, déchirer ses habits, mettre à mort les pasteurs et faire mille autres ravages.

LII

Interrogé par Zerbin, il lui raconte tout ce qui s’est passé. Zerbin s’étonne et peut à peine y croire, malgré les preuves manifestes qu’il a sous les yeux. Quoi qu’il en soit, saisi de pitié, il met pied à terre, et, les yeux remplis de larmes, le cœur plein de tristesse, il s’en va de côté et d’autre, recueillant comme des reliques les débris épars çà et là.

LIII

Isabelle descend aussi de son palefroi et l’aide à recueillir les armes. Soudain arrive auprès d’eux une damoiselle au visage triste et dont le cœur semble plein de douleur. A ceux qui me demanderaient qui elle est, pourquoi elle s’afflige ainsi et quel chagrin l’oppresse, je répondrai que c’est Fleur-de-Lys, qui cherche les traces de son amant.

LIV

Brandimart, sans la prévenir, l’avait laissée dans la cité de Charles, où elle l’avait attendu six ou huit mois. A la fin, ne le voyant point revenir, elle se mit à le chercher partout, d’un rivage à l’autre, des Pyrénées aux Alpes. Elle l’avait cherché partout, excepté dans le palais de l’enchanteur Atlante.

LV

Si elle était allée dans ce château d’Atlante, elle l’aurait vu errer avec Gradasse, Roger, Bradamante, Ferragus et Roland. Mais ensuite, quand, au son horrible et stupéfiant de son cor, Astolphe eut chassé le nécromant, Brandimart était retourné vers Paris. Mais Fleur-de-Lys ignorait tout cela.

LVI

Comme je vous l’ai dit, arrivée par hasard près des deux amants, Fleur-de-Lys reconnut les armes de Roland, ainsi que Bride-d’Or, resté sans maître, et la bride pendue à la selle. Elle constata de ses yeux la misérable aventure et put également en entendre le récit, car le berger lui raconta à elle aussi comment il avait vu Roland courir de tous côtés comme un fou.

LVII

Zerbin rassemble toutes les armes et en forme un beau trophée qu’il suspend à un pin. Voulant éviter que chevaliers, paysans ou voyageurs ne se les approprient, il grave sur le tronc verdoyant cette courte inscription: ARMURE DU PALADIN ROLAND, comme s’il eût voulu dire: Que personne n’y touche, s’il ne veut pas éprouver la colère de Roland.

LVIII

Ce pieux devoir accompli, il se dispose à remonter sur son destrier, lorsque survient Mandricard. Celui-ci, voyant les superbes dépouilles suspendues au pin, le prie de lui dire ce que cela signifie. Zerbin lui raconte ce qu’on lui a rapporté à lui-même. Alors le roi païen tout joyeux s’avance sur-le-champ vers le pin et se saisit de l’épée,

LIX

Disant: « Personne ne m’en peut blâmer; ce n’est pas d’aujourd’hui que cette épée est mienne, et je peux à bon droit en reprendre possession partout où je la trouve. Roland, qui n’osait la défendre, a simulé la folie et l’a jetée sur le chemin. Mais, parce qu’il excuse ainsi sa lâcheté, ce n’est pas une raison pour que je n’use pas de mon droit. »

LX

Zerbin lui criait: « Ne la touche point, ou ne pense pas l’avoir sans combat. Si tu as eu ainsi les armes d’Hector, tu les as volées, et tu ne les possèdes pas légitimement. » Sans plus rien se dire, ils courent l’un sur l’autre, avec une ardeur égale, avec le même courage. La bataille commence à peine, et déjà l’air retentit de cent coups.

LXI

Preste comme une flamme, Zerbin évite Durandal partout où elle tombe. Deçà, delà, il fait sauter son destrier comme un daim, aux endroits où la place lui semble le plus favorable. Et bien lui sert de ne pas perdre une minute, car un seul coup de cette épée l’enverrait retrouver les esprits des amants qui remplissent la forêt des myrtes ombreux.

LXII

Comme le chien agile se jette sur le porc qu’il a vu s’éloigner du troupeau et errer dans les champs, et tourne autour de lui, sautant de ci, de là, tandis que celui-ci guette l’occasion de le mordre, ainsi Zerbin prend bien garde de voir si l’épée se relève ou s’abaisse, afin de l’éviter. Pour conserver d’un même coup sa vie et son honneur, il a l’oeil sans cesse aux aguets, et frappe ou s’éloigne à temps.

LXIII

De l’autre côté, partout où vibre la terrible épée du Sarrasin, qu’elle frappe à plein ou à vide, on croirait entendre un vent des Alpes descendre, comme en mars, entre deux montagnes et secouer la chevelure d’une forêt dont il couche à terre les arbres, et dont il roule dans les airs les rameaux brisés. Bien que Zerbin ait déjà esquivé plusieurs coups, il ne peut éviter qu’un dernier l’atteigne.

LXIV

Il ne peut éviter enfin qu’un grand coup de tranchant, glissant entre son épée et son écu, ne pénètre jusqu’à’ sa poitrine. Son haubert était épais, sa cotte de maille l’était également, ainsi que son panseron; cependant ils ne purent résister au choc, et donnèrent passage à la cruelle épée. Celle-ci tomba, coupant la cuirasse jusqu’à l’arçon.

LXV

Et si le coup avait porté en plein, il aurait fendu Zerbin par le milieu comme un roseau. Mais il pénétra dans la chair à peine assez pour endommager la peau. La plaie peu profonde, mais longue d’autant, n’aurait pu se mesurer avec une aune. Un sang chaud marque les armes blanches d’un filet rouge qui retombe jusqu’aux pieds.

LXVI

Ainsi, souvent, j’ai vu la main plus blanche que l’albâtre, et dont mon cœur a ressenti tant de fois les atteintes, orner d’un beau ruban de pourpre un tissu d’argent. En vain Zerbin est passé maître dans les armes, en vain il possède beaucoup de force et encore plus de courage; la finesse des armes et la vigueur du roi de Tarlarie donnent à son adversaire un trop grand avantage.

LXVII

Le coup porté par le païen fut plus terrible en apparence qu’il ne le fut réellement. Isabelle sentit son cœur se fendre dans sa poitrine glacée. Quant à Zerbin, plein d’ardeur et de vaillance, et tout enflammé de colère et de dépit, il prend son épée à deux mains, et frappe de toute sa force le Tartare au beau milieu du casque.

LXVIII

Sous l’effroyable botte, l’altier Sarrasin s’incline jusque sur le col de son destrier. Si son casque n’avait pas été enchanté, le rude coup lui aurait séparé la tête en deux. Il ne tarde pas à se bien venger, et sans dire: « Je te la réserve pour un autre moment, » il lève son épée sur le casque de son adversaire, espérant lui fendre la tête jusqu’à la poitrine.

LXIX

Zerbin, attentif à ses mouvements, fait promptement tourner son cheval à droite, mais pas assez vite cependant pour éviter l’épée tranchante qui frappe le bouclier, l’entr’ouvre du sommet à la-base en deux parties égales, coupe le brassard, entaille le bras, et, brisant l’armure, descend encore sur la cuisse.

LXX

Zerbin cherche de tous côtés à blesser son adversaire sans pouvoir jamais y parvenir, car l’armure sur laquelle il frappe ne garde pas même la moindre trace de ses coups. De son côté, le roi de Tartarie prend un tel avantage sur Zerbin, qu’il le blesse en sept ou huit endroits, lui enlève son bouclier et lui rompt à moitié son casque.

LXXI

Cependant Zerbin va perdant son sang; la force lui manque, bien qu’il ne s’en aperçoive pas encore. Son cœur vaillant, qui ne faiblit pas, suffit à soutenir son corps épuisé. Cependant sa dame, toute pâle de terreur, s’approche de Doralice et la supplie au nom de Dieu de faire cesser ce combat acharné et cruel.

LXXII

Courtoise autant que belle, Doralice, encore peu rassurée elle-même sur l’issue du combat, fait volontiers ce que lui dit Isabelle et dispose son amant à la paix et à une trêve. De même, aux prières d’Isabelle, la colère vengeresse s’enfuit du cœur de Zerbin. Il s’éloigne par la route où elle l’entraîne, sans terminer son entreprise en faveur de l’épée du Comte.

LXXIII

Fleur-dc-Lys, qui voit la bonne épée du malheureux Comte si mal défendue, s’afflige en silence. La douleur l’oppresse tellement, qu’elle pleure de colère et se frappe le front. Elle voudrait avoir Brandimart auprès d’elle pour tenter l’entreprise. Si jamais elle le retrouve, elle se propose de lui conter l’aventure, .et elle ne croit pas qu’alors Mandricart. s’enorgueillisse longtemps de posséder cette épée.

LXXIV

Fleur-de-Lys cherche en vain Brandimart du matin au soir. Elle fait un long chemin loin de lui, loin de lui qui est déjà.retourné à Paris. Elle va si loin, par monts et par vaux, qu’elle arrive au passage d’une rivière où elle voit et reconnaît le malheureux paladin. Mais disons d’abord ce qu’il advint de Zerbin.

LXXV

Laisser Durandal en de telles mains lui semble la pire de ses douleurs, bien qu’il .puisse à peine se tenir à cheval, tellement il a perdu et tellement il perd de sang. Au bout d’un moment, la chaleur l’abandonne avec la colère, et ses souffrances augmentent à tel point qu’il sent la vie lui manquer.

LXXVI

Sa faiblesse l’empêche d’aller plus loin et l’oblige à s’arrêter près d’une fontaine. .La damoiselle inconsolable ne sait ce qu’elle doit faire ou dire pour le secourir. Elle le voit mourir faute de soins, car le lieu où ils sont est trop éloigné de toute cité pour qu’un médecin puisse y venir et, par pitié ou à prix d’argent, panse le.blessé.

LXXVII

Elle ne sait que se lamenter en vain et accuser la fortune et le ciel de cruauté et de barbarie, « Hélas! — disait-elle — pourquoi ne m’avez-vous pas noyée quand je voguais sur l’Océan? » Zerbin, qui a tourné vers elle ses yeux languissants, est plus désespéré de la voir se lamenter ainsi, que de la souffrance tenace et forte qui l’a conduit aux portes de la mort.

LXXVIII

« Mon cœur—lui disait-il—consentez à m’aimer.encore quand je serai mort, car c’est de vous . laisser seule et sans appui qui me chagrine, et non point de mourir. S’il m’était arrivé de terminer ma vie vous sachant en sûreté, je serais mort heureux et plein de joie d’expirer sur votre sein. »

LXXIX

Mais puisque mon destin injuste et dur veut que je vous laisse aux mains de je ne sais qui, je jure par cette bouche, par ces yeux, par cette chevelure qui m’ont enchaîné, que je vais désespéré dans l’enfer profond et obscur, où la pensée que je vous ai ainsi laissée sera plus cruelle que tous les tourments qui peuvent y être. »

LXXX

À ces mots, la désespérée Isabelle incline son visage ruisselant de pleurs, et collant sa bouche à celle de Zerbin, pâle comme une rose qu’on a oublié de cueillir et qui se flétrit sur la tige ombreuse, elle dit: « Ne croyez pas, ô ma vie, faire sans moi ce suprême voyage. »

LXXXI

De cela, ô mon cœur, n’ayez aucune crainte; je vous suivrai au ciel ou dans l’enfer. Il faut que nos deux âmes s’envolent et partent ensemble, et soient ensemble réunies dans l’éternité. Je n’aurai pas plus tôt vu vos yeux se fermer, que la douleur me tuera, et si la douleur ne peut le faire, je vous jure qu’avec cette épée je me percerai la poitrine. »

LXXXII

J’espère que nos corps seront plus heureux, nous morts, que pendant notre vie. Quelqu’un passera sans doute par ici et, mû de pitié, leur donnera une même sépulture. » Ainsi disant, elle recueille de ses lèvres décolorées, le souffle vital que la mort va ravir; elle attend jusqu’à ce qu’il en reste le moindre vestige.

LXXXIII

Zerbin, renforçant sa voix débile, dit: « Je vous prie et vous supplie, ô ma déesse, par cet amour que vous me .témoignâtes quand vous abandonnâtes pour moi le rivage paternel, et si je puis ordonner, je vous ordonne de vivre pendant tout le temps qu’il plaira à Dieu. N’oubliez pas, quoi qu’il arrive, que je vous ai aimée autant qu’on peut aimer. »

LXXXIV

Dieu vous enverra sans doute un protecteur pour vous préserver de toute mauvaise rencontre, comme il fit quand il conduisit le sénateur romain à la caverne pour vous en arracher. Ainsi sa bonté vous a secourue jadis sur mer et contre l’infâme Biscayen. Et s’il advient que par la suite vous deviez mourir, alors vous pourrez choisir la mort la plus douce. »

LXXXV

Ces dernières paroles furent prononcées si bas qu’à peine, je crois, elles purent être entendues. Zerbin s’éteignit comme une lumière vacillante à qui la cire ou tout autre aliment contenu en elle vient à manquer. Qui pourra dire la douleur de la jeune fille, quand elle vit son cher Zerbin rester pâle, immobile et froid comme glace enlre ses bras?

LXXXVI

Elle se jette sur le corps sanglant et le baigne de larmes abondantes. Ses cris font retentir à plusieurs milles les bois et la campagne. Elle déchire, elle frappe, elle meurtrit ses joues et son sein; elle arrache sa belle chevelure d’or, appelant toujours en vain le nom aimé.

LXXXVII

La douleur l’avait jetée dans une telle rage, dans une fureur telle, qu’elle aurait tourné contre elle-même l’épée de Zerbin, peu soucieuse d’obéir à son amant, si un ermite qui avait coutume de venir souvent à la fontaine, dont sa cellule n’était pas très éloignée, n’était survenu et ne s’était opposé à son dessein.

LXXXVIII

Le vénérable vieillard, qui unissait à la bonté une prudence naturelle, et qui était plein de charité et d’éloquence, finit, par ses exhortations persuasives, à rendre le calme à la dolente jeune fille. Il lui met sous les yeux, comme un miroir, les femmes du Nouveau et de l’Ancien Testament.

LXXXIX

Puis il lui démontre comment en Dieu seul chacun trouve le vrai contentement, et que toutes les autres espérances humaines sont passagères, périssables et de peu de durée. Il lui dit tant de choses qu’il la fait revenir de son cruel dessein, et lui fait naître le désir de consacrer le reste de sa vie au service de Dieu.

XC

Non pas qu’elle pense à oublier jamais le grand amour qu’elle a eu pour Zerbin, ni à abandonner sa dépouille. Elle veut au contraire l’avoir auprès d’elle la nuit et le jour, partout où elle sera, partout où elle ira. Avec l’aide de l’ermite, plus vigoureux et plus fort que son âge ne l’indique, elle charge Zerbin sur le destrier qui semble triste lui-même, et tous deux s’avancent pendant- plusieurs jours à travers la forêt.

XCI

Le prudent vieillard ne voulut pas se retirer, seul à seule avec la belle jeune fille, dans la caverne sauvage où il avait, non loin de là, sa cellule solitaire. Il se disait à part lui: « Il y a danger de tenir dans une seule main la paille et la flamme. » Il ne se fiait point non plus à son âge ni à sa sagesse, pour risquer une semblable épreuve.

XCII

Il lui vint à la pensée de conduire Isabelle en Provence, près de Marseille, dans un château où se trouvait un monastère de saintes femmes, riche et bel édifice. Pour emporter le corps du chevalier, il fit construire dans un château qu’ils rencontrèrent sur leur route, un cercueil long et large, et bien calfeutré avec de la poix. -

XCIII

Pendant plusieurs jours, ils parcoururent un long espace, choisissant toujours les lieux les plus déserts, afin de passer inaperçus dans ce pays où tout présentait l’image de la guerre. A la fin, le passage leur fut barré par un chevalier qui les accabla d’outrages et d’injures. J’en parlerai en son lieu; pour le moment, je retourne au roi de Tartarie.

XCIV

Le combat ayant eu la fin que je vous ai dite, le jeune guerrier s’était retiré sous de frais ombrages près d’une onde limpide, après avoir ôté la selle et la bride à son destrier qu’il laissa paître en liberté l’herbe tendre. Mais au bout de quelques instants il vit venir de loin un chevalier qui descendait de la montagne vers la plaine.

XCV

À peine Doralice eut-elle levé la tête qu’elle le reconnut, et le montrant à Mandricard, elle dit: « Voici le superbe Rodomont, si mes yeux ne me trompent pas à cette distance. Il descend la montagne pour te livrer bataille. C’est maintenant qu’il te servira d’être vaillant; il considère comme une grande injure de m’avoir perdue, car j’étais son épouse et il vient pour se venger. »

XCVI

Comme le vaillant vautour, qui voit de loin venir vers lui un canard, une bécasse, une perdrix, une colombe ou tout autre oiseau semblable, lève la tête et se montre joyeux et satisfait, ainsi Mandricard, comme s’il était certain de faire de Rodomont une boucherie, un carnage, saute joyeux et léger sur son destrier, se raffermit sur ses étriers, et saisit la bride.

XCVII

Lorsqu’ils sont assez près l’un de l’autre pour pouvoir entendre leurs paroles altières, le roi d’Alger commence à menacer son adversaire des mains et de la tête, criant qu’il le ferait repentir de lui avoir, pour satisfaire un désir téméraire, manqué de respect, à lui qui s’est toujours si largement vengé.

XCVIII

Mandricard lui répond: « En vain tu essaies de m’effrayer par tes menaces. C’est ainsi qu’on épouvante les enfants et les femmes, ou ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’une arme, mais non pas moi qui me plais plus à la bataille qu’au repos. Je suis prêt à combattre, à pied ou à cheval, armé ou désarmé, en rase campagne ou en champ clos. »

XCIC

Voici qu’ils en sont aux injures, aux cris, aux exclamations de colère; ils tirent leurs épées et le choc cruel des deux fers retentit. Ainsi tout d’abord le vent souffle à peine; puis il commence à ébranler frênes et chênes; enfin, roulant jusqu’au ciel un nuage de poussière, il déracine les arbres, renverse les maisons, soulève la mer où il déchaîne la tempête, et détruit les troupeaux épars dans la forêt.

C

Les deux païens sont sans égaux sur terre, Leur audace, leur force prodigieuse leur font frapper des coups et entamer un combat dignes de leur féroce origine. La terre tremble au bruit terrible du choc produit par les épées qui se rencontrent. Les armes jettent au ciel des milliers d’étincelles, et sont comme deux flambeaux embrasés.

CI

L’âpre bataille se poursuit entre les deux rois, sans qu’aucun d’eux éprouve le besoin de se reposer ou de reprendre haleine. Ils cherchent, d’un côté ou d’autre, à ouvrir les pièces de leurs armures, à pénétrer à travers les mailles. Ni l’un ni l’autre ne perd ou ne gagne du terrain. Mais, comme s’ils étaient entourés d’un fossé ou d’une muraille, ils ne s’écartent pas d’un pouce du cercle étroit où ils combattent.

CII

Au milieu de mille coups, le Tartare frappe une fois à deux mains sur le front du roi d’Alger et lui fait voir autant de lumières et d’étincelles qu’il y en eut jamais. L’Africain sent sa force l’abandonner; sa tête va toucher la croupe de son cheval; il perd les étriers et, sous les yeux de celle qu’il aime tant, il est près de tomber de selle.

CIII

Mais, de même que l’arc de fin acier, solide et bien trempé, se redresse avec d’autant plus de force qu’il a été plus courbé par le martinet et le levier, et rend plus de mal qu’il n’en a reçu, ainsi l’Africain se relève aussitôt, et porte à son ennemi un coup deux fois plus fort.

CIV

Rodomont frappe le fils du roi Agrican juste à l’endroit où il a été frappé lui-même. Il ne peut cependant lui blesser le visage, défendu par les armes troyennes; mais il étourdit tellement le Tartare, qu’il ne sait pas s’il fait jour ou s’il fait nuit. Rodomont, plein de fureur, porte sans s’arrêter un autre coup qu’il dirige contre la tête.

CV

Le cheval du Tartare, effrayé par l’épée qui siffle en retombant de haut, fait un saut en arrière pour l’éviter, et vient ainsi, à son propre détriment, en aide à son maître. L’épée le frappe, au beau milieu de la tête, d’un coup destiné au cavalier et non à lui. La malheureuse bête n’avait pas le casque de Troyes, comme son maître; aussi elle est tuée net.

CVI

Elle tombe, et Mandricard se retrouve sur pied. Revenu de son étourdissement, il fait tournoyer Durandal. La vue de son cheval mort allume sa colère comme un vaste incendie, et le met hors de lui. L’Africain cherche à le heurter de son destrier, mais Mandricard ne bronche pas plus que l’écueil battu des ondes. Il réussit à faire tomber le destrier de son adversaire, tout en restant ferme sur ses pieds.

CVII

L’Africain, qui sent son cheval manquer sous lui, abandonne les étriers, et, s’appuyant sur les arçons, saute légèrement à terre. Ainsi l’un et l’autre se retrouvent face à face, à chances égales. Le combat recommence plus ardent que jamais. La haine, la colère, l’orgueil croissent des deux côtés et prolongent la lutte. Mais soudain arrive en toute hâte un messager qui les sépare.

CVIII

Arrive un messager du peuple maure. C’était un de ceux qui avaient été envoyés par toute la France, pour rappeler sous les drapeaux les capitaines et les chevaliers sarrasins, car l’empereur aux fleurs de lys d’or assiégeait les logements de l’armée des infidèles, laquelle, à moins d’être promptement secourue, devait nécessairement périr.

CIX

Le messager reconnaît les chevaliers à leurs armes et à leurs vêtements, mais surtout à leur façon de manier l’épée, ainsi qu’aux coups formidables que d’autres mains que les leurs n’auraient pu porter. Cependant, il n’ose s’interposer entre eux, car il n’est pas rassuré par sa qualité de messager du roi, et ne se fie pas non plus à son inviolabilité d’ambassadeur.

CX

Mais il vient à Doraliceet lui apprend qu’Agramant, Marsile et Stordilan, avec un petit nombre de soldats, sont assiégés dans leur camp par l’armée des chrétiens, et courent de grands dangers. Après lui avoir raconté le fait, il la prie d’apaiser les deux guerriers, de rétablir l’accord entre eux, et de les amener au camp, pour délivrer l’armée sarrasine.

CXI

La dame s’élance hardiment entre les deux chevaliers et leur dit: « Je vous ordonne, par l’amour que je sais que vous me portez, de réserver vos. épées pour un meilleur usage, et de venir sur-le-champ avec moi au secours du camp sarrasin, dont les tentes sont en ce moment assiégées et sur le point d’être anéanties si elles ne sont promptement secourues. »

CXII

Le messager se joint à elle et leur annonce en détail le grand péril où se trouvent les Sarrasins. Il leur remet des lettres du fils du roi Trojan adressées au fils d’Ulien. Les deux guerriers consentent enfin à ajourner leur querelle. Us concluent une trêve jusqu’au jour où le siège du camp sarrasin sera levé.

CXIII

Mais dès que leurs compagnons seront délivrés, et sans attendre un instant de plus, ils cesseront de marcher d’accord, et recommenceront leur guerre implacable, ardente, jusqu’à ce que le sort des armes ait décidé auquel des deux doit appartenir la dame. Celle-ci, entre les mains de laquelle ils font serment, leur sert de garant à tous deux.

CXIV

Cependant la Discorde, ennemie impatiente de la paix et de toute trêve, ainsi que l’Orgueil qui l’accompagne, veulent s’opposer à un tel arrangement. Mais Amour, présent au débat, et à la puissance duquel personne ne résiste, est plus fort qu’eux. Il éloigne, à coups de flèches, la Discorde et l’Orgueil.

CXV

La trêve fut donc conclue entre les deux rivaux au gré de celle qui pouvait tout sur eux. Il leur manquait un de leurs chevaux, car celui du Tartare gisait mort à terre. Aussi Bride-d’Or, qui paissait parmi les herbes fraîches le long de la rive, vint-il fort à propos. Mais me voici arrivé à la fin de ce chant, de sorte qu’avec votre agrément je ferai une pause.







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