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texte passage intégrant cotation complète des travaux des comédies des sources travaux littéraires historiques dans prose et dans les vers
Traduit par Francisque Reynard
CHANT III
[ Argument ]
I
Qui me donnera la voix et les paroles qui conviennent à un si noble sujet? Qui prêtera des ailes à mon vers, pour qu’il vole jusqu’à ce qu’il atteigne à la hauteur de mon entreprise? Il me faut maintenant, pour m’échauffer le cœur, beaucoup plus que l’ardeur ordinaire, car elle est due à mon seigneur, cette partie de mon œuvre qui chante les aïeux dont il tira son origine.
II
Parmi tous les illustres seigneurs sortis du ciel pour gouverner la terre, tu ne vois pas, ô Phébus qui éclaires le grand univers, race plus glorieuse, soit dans la paix, soit dans la guerre, ni qui ait conservé plus d’éclat sur sa noblesse; et, si en moi n’erre pas cette prophétique lumière qui m’inspire, elle le conservera tout le temps qu’autour du pôle le ciel tournera.
III
Et comme je veux en raconter pleinement les honneurs, j’ai besoin, au lieu de la mienne, de cette lyre avec laquelle toi-même, après les fureurs de la guerre des géants, tu rendis grâce au roi de l’éther. Que ne m’as-tu donné de meilleurs instruments, propres à sculpter, sur une pierre digne d’elles, ces grandes figures! j’y consacrerais tous mes efforts et tout mon talent.
IV
En attendant, je vais, de mon ciseau malhabile, enlever les premiers et rugueux éclats. Peut-être qu’encore, grâce à une étude plus soignée, je rendrai par la suite ce travail parfait. Mais retournons à celui dont ni écu ni haubert ne pourrait rassurer le cœur; je parle de Pinabel de Mayence qui espérait avoir tué Bradamante.
V
Le traître croit la damoiselle morte au fond du précipice; le visage pâle, il quitte cette sombre caverne par lui déshonorée et s’empresse de remonter en selle. Et en homme qui avait l’âme assez perverse pour accumuler faute sur faute, crime sur crime, il emmène le cheval de Bradamante.
VI
Laissons ce misérable, — pendant qu’il attente à la vie d’autrui, il travaille à sa propre mort,— et retournons à la dame qui, trahie par lui, a failli trouver du même coup mort et sépulture. Après qu’elle se fut relevée tout étourdie, car elle avait frappé contre la rude pierre, elle s’avança vers la porte qui donnait entrée dans 1a seconde et beaucoup plus large caverne.
VII
L’emplacement, carré et spacieux, semble une chapelle vénérable et consacrée, soutenue par des colonnes d’un albâtre rare et d’une belle architecture. Au milieu s’élevait un autel bien ordonné, devant lequel était une lampe allumée, dont la flamme brillante et claire rendait une vive lumière dans l’une et l’autre caverne.
VIII
Saisie d’une pieuse humilité, la dame, aussitôt qu’elle se voit dans un lieu saint et consacré, s’agenouille, et du cœur et de la bouche commence à adresser ses prières à Dieu. Pendant ce temps une petite porte, placée en face d’elle, s’ouvre et crie; il en sort une femme sans ceinture, les pieds nus et les cheveux épars, qui salue la damoisellc par son nom,
IX
Et dit: « O généreuse Bradamante, tu n’es pas venue ici sans un vouloir divin. Depuis plusieurs jours l’esprit prophétique de Merlin m’a prédit ta venue, et que tu devais, par un chemin inusité, venir visiter ses saintes reliques. Et je suis restée ici, afin de te révéler ce que de toi les cieux ont déjà statué. »
X
C’est ici l’antique et mémorable grotte qu’édifia Merlin, le savant magicien — dont peut-être tu as parfois entendu rappeler le souvenir — alors qu’il fut trompé par la Dame du Lac. C’est ici qu’est le sépulcre où gît sa chair corrompue; c’est là que, pour satisfaire celle qui le lui demanda, il se coucha vivant et resta mort. »
XI
Avec son corps mort, son esprit vivant y est enfermé, jusqu’à ce qu’il entende le son de l’angélique trompette qui le bannisse du ciel ou l’y admette, selon qu’il sera corbeau ou colombe. Sa parole vit, et tu pourras entendre comme elle sort claire du tombeau de marbre; car les choses passées et futures, à qui les lui demande, il les révèle toujours. »
XII
Il y a quelque temps que, de pays très éloignés, je suis venue dans ce lieu sépulcral, pour que Merlin me rendît plus clairs les profonds mystères de ma science. Et parce que j’avais le désir de te voir, je suis ensuite restée un mois de plus que je n’en avais l’intention, car Merlin, qui m’a toujours prédit la vérité, avait marqué ce jour pour terme à ton arrivée. »
XIII
Muette, étonnée, la fille d’Aymon se tient attentive aux paroles de cette dame; et elle a le cœur si rempli d’admiration, qu’elle ne sait si elle dort, ou si elle est éveillée. Les yeux baissés et confus, tant elle était modeste, elle répond: « Quel mérite ai-je donc, pour que les prophètes prédisent ma venue? »
XIV
Et, joyeuse de l’insolite aventure, elle suivit sur-le-champ la magicienne qui la conduisit au sépulcre renfermant l’âme et les os de Merlin. Ce monument était en pierre dure, brillante et polie, et rouge comme flamme; de telle sorte que, bien qu’elle fût privée de soleil, la caverne resplendissait de la lumière qui s’en échappait.
XV
Soit qu’elle fût produite par des marbres qui faisaient se mouvoir les ombres à la façon des torches, ou par la seule force d’enchantements, d’évocations, ou de signes empruntés aux étoiles observées, cette splendeur découvrait les nombreuses beautés sculptées et peintes dont, tout autour, le vénérable lieu était orné.
XVI
A peine Bradamante a-t-elle mis le pied sur le seuil de la demeure secrète que, du sein de la dépouille mortelle, l’esprit vivant lui parle d’une voix très distincte: « Que la fortune favorise tous tes désirs, ô chaste et très noble damoiselle, du ventre de laquelle sortira la semence féconde qui doit honorer l’Italie et le monde entier! »
XVII
L’antique sang issu de Troie, en toi mêlé par ses deux meilleures sources, produira l’ornement, la fleur, la joie de la plus éclatante lignée qu’ait jamais vu le soleil entre l’Inde et le Tage, le Nil et le Danube, entre le pôle antarctique et l’Ours. Parmi ta postérité parvenue aux honneurs suprêmes, on comptera des marquis, des ducs et des empereurs. »
XVIII
Les capitaines et les chevaliers robustes qui en sortiront, feront, par le fer ou le génie, recouvrer à leur chère Italie l’antique honneur de ses armes invincibles. De là aussi tireront leur sceptre, les justes princes qui, comme le sage Auguste et Numa, sous leur bon et doux règne feront revenir le primitif âge d’or.
XIX
« C’est donc pour cela que la volonté du ciel, qui t’a dès le principe choisie pour être la femme de Roger, t’ordonne de suivre courageusement ton chemin; car nulle chose ne pourra t’arrêter ni te détourner de cette pensée que tu dois terrasser à la première rencontre ce larron maudit qui te détient tout ton bien. »
XX
Merlin se tut, ayant ainsi parlé, et laissa agir la magicienne qui se préparait à montrer à Bradamante l’aspect de chacun de ses descendants. Elle avait évoqué un grand nombre d’esprits — je ne sais si c’était de l’enfer ou de quel autre séjour — et tous étaient rassemblés en un seul lieu, sous des vêtements variés et des physionomies diverses.
XXI
Puis elle ramène avec elle la damoiselle dans la chapelle où elle avait tout d’abord tracé un cercle, qui pouvait la contenir tout entière et la dépassait encore d’une palme. Et pour qu’elle ne soit pas maltraitée par les esprits, elle la recouvre d’un grand pentacule et lui dit de se taire et de se contenter de regarder. Ensuite elle prend son livre et parle avec les démons.
XXII
Voici, hors de la première caverne, qu’une foule d’esprits s’accroît autour du cercle magique. Mais dès qu’ils veulent y entrer, la voie leur est interdite, comme si un mur et un fossé l’entouraient. Dans la cavité où le beau mausolée renferme les ossements du grand prophète, les ombres rentraient, après avoir trois fois tourné autour du cercle.
XXIII
« Si je voulais — dit l’enchanteuse à Bradamante — te dire les noms et les actes de tous les esprits qui, avant d’être nés, viennent d’être évoqués par les incantations, je ne saurais quand je pourrais te rendre la liberté, car une seule nuit ne suffirait pas à une telle besogne. C’est pourquoi je vais en choisir quelques-uns, selon l’époque et selon qu’il sera opportun. »
XXIV
Vois ce premier qui te ressemble par sa belle physionomie et son air aimable: il sera en Italie le chef de ta famille, et en toi conçu de la semence de Roger. Je vois, par ses mains, la terre rougie du sang des Ponthieu; ainsi de leur trahison et du tort qu’ils lui auront fait, il se vengera contre ceux qui lui auront tué son père. »
XXV
La chute du roi des Lombards, Didier, sera son ouvrage. Pour ce fait méritoire, il obtiendra du souverain empire le beau domaine d’Este et de Calaon. Celui qui vient derrière lui est ton petit-fils Uberto, honneur des armes et des pays occidentaux. Par celui-ci, la sainte Église sera plus d’une fois défendue contre les Barbares. »
XXVI
Vois ici Alberto, capitaine invaincu, qui de trophées ornera tant de temples; son fils Ugo est avec lui, qui de Milan fera l’acquisition et déploiera les couleuvres. Cet autre est Azzo, auquel, après son frère, restera en mains le royaume des Insubriens. Voici Albertazzo, dont la sage politique chassera d’Italie Béranger et son fils. »
XXVII
Et il-méritera que l’empereur Othon l’unisse en mariage avec sa fille Alda. Vois un autre Ugo. Ô belle succession, en qui la valeur paternelle ne s’amoindrit pas! Celui-ci, avec juste raison, aux Romains superbes rabat l’orgueil; il leur enlève des mains le troisième Othon et le pontife, et leur fait lever le dur siège. »
XXVIII
Vois Folco qui, après avoir donné à son frère tout ce qu’il avait en Italie, s’en va bien loin de là, au milieu des États allemands, prendre possession d’un grand-duché. Il donne la main à la maison de Saxe, qui, d’un côté, sera complètement éteinte. Il en hérite du chef de sa mère, et par sa postérité il la remettra sur pied. »
XXIX
Celui qui maintenant vient à nous est le second Azzo, de paix plus que de guerre ami; il s’avance, entre ses deux fils Bertoldo et Albertazzo. Par l’un, Henri Il sera vaincu, et du sang tudesque Parme verra un horrible cloaque sur toute sa campagne découverte. Par l’autre sera épousée la glorieuse, sage et chaste comtesse Mathilde. »
XXX
Sa vertu le fera digne d’un tel hymen; car à cette époque j’estime que ce n’est pas une petite gloire que d’avoir presque la moitié de l’Italie en dot et la nièce d’Henri I. Voici de ce Bertoldo le cher fils, ton Renaud, qui aura l’honneur insigne d’arracher l’Église des mains de l’impie Frédéric Barberousse. »
XXXI
Voici un autre Azzo, et c’est celui qui aura en son pouvoir Vérone et son beau territoire; et il sera appelé marquis d’Ancône par Othon IV et Honoré II. Il serait trop long de te montrer toutes les personnes de ton sang qui auront le gonfalon du consistoire, et de te raconter toutes les entreprises surmontées par eux pour l’Église romaine. »
XXXII
Vois Obizzo et Folco, d’autres Azzo, d’autres Ugo, les deux Henri, le fils à côté du père; tous deux guelfes, dont l’un subjugue l’Ombrie et revêt le manteau ducal de Spolète. Voici celui qui essuie le sang et les grandes plaies de l’Italie affligée, et change sa plainte en rire; je parle de celui — et elle lui montre Azzo V — par lequel Ezelin sera vaincu, pris, anéanti. »
XXXIII
Ezelin, tyran très inhumain, qui sera réputé fils du démon, fera, égorgeant ses sujets et détruisant le beau pays d’Ausonie, un tel ravage, qu’auprès de lui passeront pour accessibles à la pitié, Marius, Sylla, Néron, Caius et Antoine. Et l’empereur Frédéric second sera, par cet Azzo, vaincu et mis à bas. »
XXXIV
Celui-ci, sous le règne le plus heureux, tiendra la belle terre qui est assise sur le fleuve où Phébus, de sa lyre plaintive, appelait le fils qui avait mal dirigé le char de la lumière, alors que fut pleuré l’ambre dont parle la fable, et que le Cygne se revêtit de plumes blanches. Et elle lui sera donnée par le Siège apostolique en récompense de mille services. »
XXXV
Dois-je passer sous silence son frère Aldobrandino? Voulant venir au secours du Pontife contre Othon IV et le camp gibelin, — qui étaient parvenus presque au Capitole et s’étaient emparés de tout le pays voisin, portant leurs ravages chez les Ombriens et les Pisantins, — et ne pouvant lui donner son aide sans avoir beaucoup d’argent, il en demandera à Florence. »
XXXVI
Et, n’ayant pas de bijoux ou d’autre gage précieux, il lui donnera son frère en garantie. Il déploiera ses étendards victorieux, et taillera en pièces l’armée allemande. Il replacera l’Église sur son siège, et livrera à de justes supplices les comtes de Celano. Et, au service du souverain Pasteur, il terminera ses jours dans leur plus belle fleur. »
XXXVII
Et il laissera son frère Azzo héritier du domaine d’Ancône et de Pise, de toutes les villes situées entre le Tronto, la mer et l’Apennin, jusqu’à l’Isauro, en même temps que de sa grandeur d’âme, de sa foi et de sa vertu, préférables à la pierre précieuse et à l’or; car la fortune, qui donne et enlève tous les autres biens, sur la vertu seule n’a pas de pouvoir. »
XXXVIII
Vois Renaud, dont la valeur ne brillera pas d’un moindre rayon. En présence d’une telle grandeur acquise par cette race, comment la Mort ou la Fortune n’en aurait-elle pas été jalouse et ennemie? La douleur causée par la fin malheureuse de Renaud sera ressentie jusqu’à Naples,où son père est retenu comme otage. Voici maintenant venir Obizzo, qui, tout jeune, sera élu pour succéder à son aïeul. »
XXXIX
A ce beau domaine, il ajoutera celui de Reggio, la joyeuse, et de Modène, la sauvage. Telle sera sa valeur, que, d’une voix unanime, les peuples le demanderont pour seigneur. Vois Azzo VI, un de ses-fils, gonfalonier de la croix chrétienne; il aura le duché d’Andria, avec la fille du roi Charles Il de Sicile. »
XL
Vois,-dans, un beau et aimable groupe, la fleur des princes illustres, Obizzo, Aldobrandino, Nicolas le Boiteux, Alberto rempli d’amour et de clémence. Je tairai, pour ne pas trop te retenir, comment, au beau royaume, ils ajouteront Faïence et, par une énergie plus grande encore, Adria, qui a l’honneur de donner son nom à la mer aux eaux indomptées. »
XLI
De même qu’en Grèce, la terre qui produit des roses en a reçu un nom plaisant, ainsi a été nommée la cité qui, au milieu des marais poissonneux, tremble entre les deux embouchures du Pô, et dont les habitants sont sans cesse désireux de voir la mer se troubler, et souffler les vents furieux. Je ne parle pas d’Argenta, de Lugo et de mille autres châteaux et villes populeuses. »
XLII
Vois Nicolo, qui, tendre enfant, est acclamé, par le peuple, seigneur de son domaine. Il rend vaines et nulles les espérances de Tideo, qui suscite contre lui la guerre civile. Les.jeux de son enfance consisteront à suer sous les armes et à se fatiguer à la guerre; et, grâce à ce travail des premières années, il deviendra la fleur des guerriers. »
XLIII
Il fera avorter et tourner à leur désavantage tous les projets deses sujets rebelles. Et il sera si au courant de tout stratagème, qu’il sera difficile de pouvoir le tromper. De cela s’apercevra trop tard Othon III, de Reggio et de Parme affreux tyran, car d’un seul coup Nicolo lui arrachera son domaine et sa coupable existence. »
XLIV
Ce beau royaume s’augmentera toujours par la suite, sans que ses princes mettent jamais le pied hors du droit chemin, ni qu’aucun d’eux fasse jamais tort à autrui, à moins qu’il n’ait tout d’abord reçu quelque injure. Satisfait de cette sagesse, le grand Moteur ne leur posera aucune limite; mais ils iront prospérant toujours de plus en plus, tant que le ciel tournera autour de son axe. »
XLV
Vois Léonello, et vois le premier duc, gloire de son époque, l’illustre Borso, qui, régnant en paix, obtiendra plus de triomphes qu’il n’en aurait recueilli sur les terres d’autrui. Il enfermera Mars dans un endroit où il ne puisse voir le jour, et liera à la Fureur guerrière les mains derrière le dos. L’unique pensée de ce prince remarquable sera de faire vivre son peuple heureux. »
XLVI
Vient maintenant Hercule, avec son pied à demi brûlé et ses pas débiles, qui reproche à son voisin, dont à Budrio il a protégé et rallié l’armée en fuite, de lui avoir ensuite, pour récompense, fait la guerre et de l’avoir chassé jusqu’aux frontières de Barco. Celui-ci est le prince à propos duquel je ne saurais décider s’il y a plus de gloire à acquérir dans la paix que dans la guerre. »
XLVII
Les habitants de la Pouille, des Calabres et de la Lucanie garderont de ses faits une longue mémoire; il tirera une gloire sans égale de son combat singulier avec le roi des Catalans, et, par plus d’une victoire, se fera un nom parmi les capitaines invincibles. Sa valeur lui vaudra le trône plus de trente années avant qu’il lui soit dû. »
XLVIII
Et autant qu’on peut avoir d’obligation à un prince, sa cité lui en aura. Et ce ne sera pas pour avoir changé ses marais en champs d’une grande fertilité; ce ne sera pas pour l’avoir entourée de murs et de fossés qui la rendront plus spacieuse à ses habitants, ni pour l’avoir ornée de temples et de palais, de places, de théâtres et de mille embellissements; »
XLIX
Ce ne sera pas pour l’avoir défendue des griffes et de la fureur du lion ailé, ni pour l’avoir seule maintenue en paix, ainsi que tout l’État, alors que la torche française aura incendié la belle Italie tout entière, et l’avoir préservée de toute crainte et de tout tribut; ce ne sera pas pour de tels services, ou pour d’autres du même genre, que ses sujets seront reconnaissants à Hercule; » Mais pour ce que leur rapportera son illustre descendance, Alphonse le Juste et Hippolyte le Bienfaisant, qui réaliseront ce que l’antique renommée rapporte des fils du cygne de Tyndare, lesquels se privaient alternativement de la lumière du soleil pour se soustraire l’un l’autre à l’air malin. Chacun d’eux sera fort et toujours prêt à sauver l’autre en consentant à mourir. »
L
La grande affection de ce digne couple donnera plus de sécurité à leur cité que si, par l’œuvre de Vulcain, ils avaient entouré ses murailles d’une double ceinture de fer. Alphonse est celui qui au savoir joint une telle bonté, qu’au siècle suivant le peuple croira qu’Astrée est revenue du ciel, d’où elle peut faire le chaud et le froid. »
LI
Ce lui sera grand besoin d’être prudent et de ressembler à son père par la valeur, car, n’ayant que peu de gens avec lui, il aura affaire d’un côté aux escadres vénitiennes, de l’autre à celle dont je ne sais si l’on devra plus justement dire qu’elle fut pour lui une marâtre ou une mère. Mais si elle fut sa mère, elle n’eut pas plus pitié de lui que Médée et Progné n’eurent pitié de leurs fils. »
LII
Et autant de fois que, de jour ou de nuit, il sortira de sa ville avec son peuple fidèle, autant de fois il infligera à ses ennemis, sur mer ou sur terre, des désastres et des défaites mémorables. Les gens de la Romagne, malencontreusement soulevés contre leurs voisins, jadis leurs amis, s’en apercevront dans la guerre où ils couvriront de leur sang le sol compris entre le Pô, le Santerno et le Zanniolo.
LIII
« Dans ces mêmes régions s’en apercevra aussi l’Espagnol mercenaire du grand Pasteur, peu de temps après lui avoir enlevé Bastia, et en avoir mis à mort le châtelain, une fois la ville prise. En châtiment d’un tel dommage, il ne restera personne, du moindre fantassin au capitaine, qui, de la reprise de la ville et de la garnison égorgée, puisse porter la nouvelle à Rome. »
LIV
Ce sera lui qui, par sa prudence et son épée, aura l’honneur, dans les champs de la Romagne, de donner à l’armée de France la grande victoire contre Jules et l’Espagne. Par toute la campagne, les chevaux nageront jusqu’au poitrail dans le sang humain, et les bras manqueront pour ensevelir les morts allemands, espagnols, grecs, italiens et français. »
LV
Celui’qui, revêtu de l’habit pontifical, couvre du chapeau de pourpre sa chevelure sacrée, est le libéral, le magnanime, le sublime, le grand cardinal de l’Église de Rome, Hippolyte; lequel sera éternellement célébré en prose et en vers dans toutes les langues. Le Ciel juste veuille que son époque florissante ait un Maron, comme Auguste eut le sien. »
LVI
Il resplendira sur sa belle postérité, comme le soleil qui illumine la machine du monde beaucoup plus que la lune et toutes les étoiles, car toute autre lumière est inférieure à la sienne. Je vois celui-ci avec un petit nombre de fantassins et encore moins de cavaliers, partir chagrin et revenir joyeux, car il ramène sur ses rivages quinze galères captives, en sus de mille autres navires. »
LVII
Vois ensuite l’un et l’autre Sigismond; vois Alphonse et ses cinq fils bien-aimés; les monts et les mers ne pourront faire obstacle à leur renommée, qui remplit le monde. Gendre du roi de France, Hercule Il est l’un d’eux. Cet autre, — afin que tu les connaisses tous, — est Hippolyte, qui ne jettera pas moins d’éclat sur sa race que son oncle. »
LVIII
François est le troisième; les deux autres portent tous deux le nom d’Alphonse. Or, comme je t’ai dit d’abord, si je devais te montrer tous ceux de tes descendants dont la valeur élèvera si haut la race, il faudrait que le ciel s’éclairât et s’obscurcît plusieurs fois avant que je te l’eusse exprimé. 11 est temps désormais, si cela te plaît, de rendre la liberté aux ombres et de me taire. »
LIX
Ainsi, avec l’assentiment de la damoiselle, la docte enchanteresse ferme le livre. Alors tous les esprits disparurent en toute hâte dans la grotte où les ossements étaient renfermés. Bradamante, dès qu’il lui fut permis de parler, ouvrit la bouche et demanda: « Quels sont les deux que nous avons vus si tristes entre Hippolyte et Alphonse? »
LX
Ils venaient en soupirant, et paraissaient tenir les yeux baissés et complètement privés de hardiesse; et, loin d’eux, je voyais leurs frères s’écarter comme avec répugnance. » Il sembla que la magicienne changeât de visage à cette demande et fît de ses yeux deux ruisseaux. Et elle s’écria: « Infortunés, à quelle peine vous ont conduits les longues instigations d’hommes méchants! »
LXI
O bonne et digne race du bon Hercule, que votre bonté ne leur fasse pas défaut; les malheureux, ils sont en effet de votre sang. Que la justice cède ici à la pitié! » Puis elle ajoute plus bas: « Il ne convient pas que je t’en dise plus sur ce sujet. Reste avec tes douces pensées, et ne te plains pas de ce que je ne veux pas te les rendre amères. »
LXII
Dès qu’au ciel pointera la première lueur, tu prendras avec moi le chemin qui conduit le plus directement au resplendissant château d’acier, où Roger vit sous la dépendance d’autrui. Je serai ta compagne et ton guide, jusqu’à ce que tu sois hors de la forêt âpre et dangereuse. Puis, quand nous serons sur les bords de la mer, je t’enseignerai si bien la route, que tu ne pourras t’égarer. »
LXIII
L’audacieuse jeune fille reste là toute la nuit, s’entretenant longuement avec Merlin, qui la persuade d’aller promptement au secours de son Roger. Puis, dès que l’air s’est embrasé d’une splendeur nouvelle, elle abandonne les chambres souterraines, à travers un long chemin obscur et sombre, ayant la magicienne avec elle.
LXIV
Et elles débouchèrent dans un précipice caché entre des montagnes inaccessibles aux gens; et tout le jour, sans prendre de repos, elles gravirent les rochers et franchirent les torrents. Pour que la marche fût moins ennuyeuse, elles tenaient de plaisants et beaux raisonnements, et, s’entretenant de ce qui leur était le plus doux, l’âpre chemin leur paraissait moins rude.
LXV
De ces entretiens la plus grande partie fut consacrée par la docte magicienne à montrer à Bradamante avec quelle ruse, avec quel artifice elle devait procéder si elle voulait délivrer Roger. « Quand tu serais — disait-elle — Pallas ou Mars, et quand tu aurais à ta solde plus de gens que n’en ont le roi Charles et le roi Agramant, tu ne résisterais pas au nécromant. »
LXVI
Car, outre que la forteresse inexpugnable est entourée d’acier et si haute; outre que son coursier s’ouvre un chemin au milieu des airs, où il galope et bondit, il possède l’écu mortel dont, aussitôt qu’il le découvre, la splendeur éblouit tellement les yeux, qu’elle aveugle et qu’elle s’empare des sens de telle sorte qu’il faut rester comme mort. »
LXVII
Et si peut-être tu penses qu’il te suffira de combattre en tenant les yeux fermés, comment, dans la bataille, pourras-tu savoir quand il faudra t’esquiver ou frapper ton adversaire? Mais pour éviter la lumière qui éblouit, et rendre vains les autres enchantements de ce magicien, je te montrerai un moyen, une voie toute prête. Et il n’en est pas d’autre au monde que celle-ci. »
LXVIII
Le roi Agramant d’Afrique a donné à un de ses barons, nommé Brunel, un anneau qui fut dérobé dans l’Inde à une reine. Brunel chemine à peu de milles devant nous. L’anneau est doué d’une vertu telle, que celui qui l’a au doigt possède un remède contre le mal des enchantements. Brunel en sait autant, en fait de ruses et de fourberies, que celui qui détient Roger en sait en fait d’enchantements. »
LXIX
Ce Brunel, si adroit et si rusé, comme je te dis, est envoyé par son roi afin que, grâce à son génie et avec l’aide de cet anneau dans de tels cas éprouvé, il tire Roger de ce château où il est détenu. Il s’est vanté de réussir, et a promis à son seigneur de lui ramener Roger, qui lui tient plus que tout autre à cœur. »
LXX
Mais pour que ton Roger, à toi seule et non au roi Agramant, ait l’obligation d’avoir été délivré de sa prison enchantée, je t’enseignerai le moyen dont tu dois te servir. Tu t’en iras pendant trois jours le long des sables de la mer qui va bientôt se montrer à ta vue. Le troisième jour, dans la même auberge que toi, arrivera celui qui a l’anneau avec lui. »
LXXI
Sa taille, afin que tu le reconnaisses, n’atteint pas six palmes. Il a la tête crépue, les cheveux noirs et la peau brune. Sa figure est pâle et plus barbue qu’elle ne devrait. Il a les yeux enflés, le regard louche, le nez écrasé et les sourcils hérissés. Son vêtement, pour que je le dépeigne entièrement, est étroit et court, et ressemble à celui d’un courrier. »
LXXII
Tu auras sujet de lui parler.de ces enchantements étranges. Montre-lui ton désir — et tu l’auras en effet — d’en venir aux mains avec le magicien; mais ne lui laisse pas voir qu’on t’a dit que son anneau rend les enchantements inutiles. Il t’offrira de te montrer le chemin jusqu’au château, et de te tenir compagnie. »
LXXIII
Suis-le, et lorsque tu seras assez près de cette roche pour qu’elle se découvre à tes regards, donne-lui la mort. Que la pitié ne te détourne pas de mettre mon conseil à exécution. Fais en sorte qu’il ne devine pas ton dessein, car il disparaîtrait à tes yeux, dès qu’il aurait mis l’anneau magique dans sa bouche. »
LXXIV
Ainsi parlant, elles arrivèrent sur le bord de la mer, près de Bordeaux, à l’endroit où se jette la Garonne. Là, non sans quelques larmes, les deux femmes se quittèrent. La fille d’Aymon, qui, pour délivrer son amant de prison, ne s’endort pas, chemine tant, qu’en une soirée elle arrive à l’auberge où Brunel était déjà.
LXXV
Elle reconnaît Brunel dès qu’elle le voit, car elle avait son portrait sculpté dans la mémoire. Elle lui demande d’où il vient et où il va. Celui-ci lui répond- et lui ment sur toute chose. La dame, prévenue, ne lui cède point en mensonges et dissimule également sa patrie, sa famille, sa religion, son nom et son sexe; et elle tient constamment les yeux fixés sur les mains de Brunel.
LXXVI
Sur ses mains, elle va fixant constamment les yeux, craignant toujours d’être volée par lui; et elle ne le laisse pas trop s’approcher d’elle, bien informée qu’elle est de ce dont il est capable. Ils se tenaient tous les deux dans cette attitude, quand leur oreille fut frappée par une rumeur. Je vous dirai, seigneur, quelle en fut la cause, après que j’aurai pris un repos qui m’est bien dû.
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