Roland Lew*, "Inprecor", n. 472/473, luglio-agosto 2002
La République populaire de Chine (RPC) est entrée à
l’OMC (l’Organisation mondiale du commerce), non sans mal et après
quinze ans d’efforts acharnés de la part du pouvoir que l’on qualifie
de postmaoïste mais qui est en fait antimaoïste dans sa logique
sociale et économique. Le prochain congrès du PCC se tiendra
à l’automne. Il devra faire le bilan des années Deng Xiaoping,
organiser la succession, ou l’apparence de succession, des héritiers
directs de Deng autour de Jiang Zemin.
Le congrès devra aussi faire le point, ou plutôt entériner
des accords au sommet, sur l’évolution économique du pays,
de plus en plus ouvert à l’économie de marché internationale,
et faire le point sur l’ampleur des privatisations à l’intérieur
du pays, privatisations qui bouleversent la donne, y compris celle établie
par Deng dans les années 1990. Et tout cela dans un contexte de
crise sociale persistante qui, après avoir touché des larges
secteurs de la paysannerie, atteint le monde ouvrier, tout particulièrement
ceux de l’économie étatique, un peu partout, et dramatiquement
dans les anciens bastions de l’industrie lourde au nord du pays et dans
les champs pétrolifères de Daqing. A Liaoyang, capitale du
Liaoning, et à Daqing, on a assisté à une importante
agitation ouvrière qui fait suite à une période de
licenciements massifs. Révolte qui a été réprimée
; les animateurs de ces actions — qui échappent à l’autorité
du parti et au contrôle des syndicats officiels — ont été
arrêtés, ce qui entretient l’agitation (1).
La crise sociale et l’entrée dans l’OMC
Depuis décembre 2001 la RPC est entrée officiellement
dans l’OMC. Pour le régime c’est une victoire, le résultat
d’une bataille de longue haleine. Pour ladite communauté internationale,
et surtout pour le capitalisme mondial, c’est une bonne nouvelle, l’espoir
d’une Chine plus solidement arrimée au marché et aux lois
contraignantes du capitalisme, sous la houlette du gendarme de l’OMC. Pour
le courant appelé réformiste du PCC, qui a pesé de
tout son poids pour faire accepter les conditions, parfois très
strictes, d’entrée du pays dans l’OMC, il s’agit de tirer les bénéfices
économiques promis de cette officialisation de l’ouverture économique.
Ce cours nouveau a commencé modestement à la fin des années
1970 et depuis lors a changé du tout au tout l’économie et
la nature sociale du pouvoir « communiste » instauré
en 1949 par Mao.
Et pour le peuple ? On lui a fait beaucoup de promesses. Il devrait,
lui a-t-on répété à l’envi, bénéficier
des retombées d’une nouvelle percée commerciale du pays,
y compris en terme d’emplois. Et les consommateurs, eux, devraient avoir
un accès plus large et moins cher (du fait de la baisse des tarifs
douaniers) aux produits de consommation des pays industrialisés,
considérés
comme de meilleure qualité, et si prestigieux pour ceux qui
ont les moyens de se les offrir.
En attendant ces jours de merveille, c’est la crise sociale qui continue
et s’amplifie. L’agitation sociale devient même explosive dans certaines
régions du nord du pays. Le préalable à cette intégration
plus poussée de la Chine dans l’économie mondiale, c’est
en effet une gigantesque restructuration de l’économie chinoise
qui atteint avant tout, depuis le milieu des années 1990, le
secteur d’État. Celui-ci constituait jusqu’alors le pilier du
régime du « socialisme réel » — un socialisme
largement irréel mais assez favorable à la condition ouvrière
— et formait la très grande majorité du secteur industriel.
La restructuration a abouti à une nouvelle extension du secteur
privé, ou semi-privé, et à une mise au chômage
massive, effective ou déguisée, des ouvriers du secteur d’État.
Dans ce secteur se retrouvait l’industrie lourde, pour une bonne part
concentrée dans les provinces du nord-est, les trois provinces de
l’ancienne Mandchourie, occupées par le Japon dès les début
des années 1930. Ce sont les autorités nippones qui ont transformé
ces régions en zones d’industrie lourde pour répondre à
leurs besoins de guerre. En 1949 les communistes chinois héritent
de ce potentiel, de fait la seule industrie lourde qu’ils ont alors à
leur disposition. Le nouveau pouvoir
maoïste installera des usines d’industrie lourde dans d’autres
régions (ou à Shanghai plutôt dominée avant
1949 par l’industrie légère…). Le nord-est restera cependant
le grand centre de l’industrie lourde chinoise, surtout la province du
Liaoning, et sa capitale Liaoyang. Le Liaoning sera pour des dizaines d’années
la seule province du pays qui n’était pas majoritairement agricole.
C’est dans cette partie du pays que les Chinois découvriront leur
premier champ pétrolifère important à Daqing, dans
la province du Heilongjiang, qui leur procura longtemps une autosuffisance
bienvenue dans le domaine stratégique du pétrole. Le champ
pétrolifère de Daqing lancé de façon très
volontariste par le pouvoir au début des années 1960 était
devenu un des grands projets maoïstes ; il devait illustrer les préceptes
du grand timonier, la voie socialiste à la chinoise, à partir
de rien. Un peu comme le fut la ville de l’acier Magnitogorsk, en URSS,
construite au milieu de nulle part, au début des années trente,
et devenue l’incarnation de la ville « socialiste » d’industrie
lourde de type stalinien. Daqing, elle, devait démontrer une capacité
d’autosuffisance, vérifier le mot d’ordre maoïste de «
compter sur ses propres forces ». Il s’agissait donc, outre, bien
sûr, d’extraire le plus vite possible le pétrole qui devait
assurer l’autosuffisance d’un pays replié largement sur lui-même,
de vivre par ses propres moyens, y compris d’assurer ses ressources en
nourriture. Jusqu’à 200 000 personnes ont travaillé à
Daqing. C’était un des grands fleurons du maoïsme, la fierté
du pays, un véritable exploit qui avait en peu d’années libéré
la « Chine socialiste » de la hantise de devoir dépendre
d’un monde extérieur qui lui était hostile, pour son approvisionnement
énergétique.
Que Daqing ait été aussi autosuffisant que le régime
le proclamait, cela reste à voir. D’autres expériences dans
le pays, tout aussi célébrées pour avoir admirablement
pratiqué cette autosuffisance maoïste, se sont révélées
bien illusoires…
Quoi qu’il en soit, le secteur pétrolier, et Daqing, en particulier,
constituait un des enfants chéris du régime et un secteur
bien protégé. Même des années après la
mort de Mao (1976) le lobby pétrolier était fortement représenté
au sommet du parti et au gouvernement ; c’était une puissance avec
laquelle il fallait compter. Mais la logique du marché et le capitalisme
(privé et d’État) ont modifié la situation et bouleversé
les rapports de force.
Explosions ouvrières à Liaoyang et à Daqing
Or, c’est dans ces deux provinces que se sont produites les explosions
ouvrières les plus sérieuses de ces dernières années.
C’est là que se sont fait sentir avec le plus de gravité
les effets de la restructuration du secteur d’État en vue de préparer
la Chine « new look » au paradis d’une économie de marché
capable d’affronter la concurrence internationale, selon les critères
de l’OMC ; en fait , et pour l’essentiel, l’accord a d’abord été
âprement négocié bilatéralement entre les autorités
américaines et chinoises.
Le nord-est est devenu la « rust-belt » chinoise, une zone
d’industries lourdes en perdition totale, couverte d’usines obsolètes,
non rentables dans la logique économique actuelle, et surtout face
à la concurrence internationale, voire nationale. Insistons : dans
la logique économique actuelle, et du fait des inconséquences
du pouvoir qui n’a pas préparé la reconversion d’industries
que l’on savait condamnées. Il s’agissait pourtant du résultat
prévisible, inéluctable même de la politique économique
« réformiste » dans sa phase radicalisée, celle
qui poussait résolument en direction du marché et du capitalisme
mondial. Elle est mise en pratique dans les années 1990, après
plus de dix années de tâtonnements, d’expérimentations,
d’hésitations, et plus généralement de stratégie
de contournement qui laissait en l’état les grands secteurs industriels
datant de l’époque du « socialisme d’État ».
Liaoyang est la capitale peuplée de 1,8 million d’habitants
de cette province de Liaoning qui avait, deux ou trois décennies
plus tôt, le niveau de vie le plus élevé par habitant
de toutes les provinces chinoises (on ne compte pas ici, les trois grandes
villes, Shanghai, Beijing, Tianjin, qui ont statut de province), et qui
connaissait le taux le plus important d’urbanisation. Cette ville est maintenant
ravagée par le chômage qui affecte entre 60 % et 80 % des
ouvriers du secteur d’État. Un désastre.
Un désastre d’autant plus grave que rien, ou très peu,
n’a été fait pour faire face à cet effondrement. Ni
pour constituer un autre tissu industriel, ni pour répondre au problème
de la protection sociale des ouvriers brutalement mis au chômage.
Au contraire tous les méfaits et malversations caractéristiques
du cours nouveau, celui d’un capitalisme sauvage piloté, ou laissé
à lui-même par les maîtres du pouvoir, s’abattent sur
un monde ouvrier hier relativement protégé et valorisé,
aujourd’hui laissé à
l’abandon, à la misère et au mépris. D’où
l’explosion de révolte, qui est pour beaucoup une révolte
du désespoir. Mais aussi, on peut espérer qu’il s’agit des
véritables débuts d’un important mouvement ouvrier indépendant,
animant des formes d’action séparées des structures officielles
d’encadrement, en dehors d’un syndicat officiel qui de fait, mais aussi
statutairement, est la courroie de transmission des instructions du régime,
ou, pire, des patrons, qu’ils soient des « camarades chefs »
ou même des patrons privés. Il n’est pas rare, en Chine, que
le patron, même capitaliste privé, soit aussi un des chefs
du syndicat. Patron et syndicaliste ouvrier : merveilleuse dialectique…
Plus souvent, il est vrai, les rôles sont séparés :
les syndicalistes se contentant d’être étroitement soumis
aux besoins du patron. Au mieux, le syndicat, sous la pression des autorités
locales, régionales et nationales fait de la bienfaisance, en organisant
des tombolas, et autres opérations de charité, pour soulager
la nouvelle
misère.
Les raisons d’une explosion
Comment échapper au sentiment de désespoir ? Comment éviter
que la colère n’explose ? Disons le tout net : la surprise ne vient
pas du constat de ces dizaines de milliers d’actes d’opposition ouvrière
de toutes natures à l’échelle du pays – des sources officielles
parlent de plus d’un quart de million « d’incidents » du travail
pour 2001, en augmentation constante d’une année à l’autre.
La surprise vient de ce que la révolte ouvrière ne soit pas
plus affirmée, voire plus brutale. Il y a en effet quantité
de motifs de frustration, de refus.
La pire frustration ouvrière provient de la rapide dévalorisation
de son statut symbolique et réel. La Chine n’a jamais été
un « État ouvrier », l’État des ouvriers, mais
incontestablement la condition d’ouvrier d’État dans les villes
était appréciable, en comparaison du passé et même
de la vie de la grande majorité paysanne. C’était un statut
protégé, envié de la majorité rurale, et de
plus en plus au fur et à mesure des progrès économique
du pays, même si le salaire payé était modeste et si,
au surplus, la dépendance était totale à l’égard
des autorités de l’entreprise, elles-mêmes soumises au pouvoir
« communiste ». Tout cela se situait dans une logique économique,
le plus souvent, beaucoup moins décentralisée que le discours
maoïste ne pouvait le laisser croire. Aujourd’hui l’ouvrier d’État
est mis au chômage en masse et brutalement, parfois sans préavis
: officiellement 25 millions depuis 1998. L’ouvrier, ledit maître
du pays de l’époque maoïste, est l’objet du mépris des
anciennes élites reconverties, et plus encore des nouvelles élites
sociales de plus en plus ouvertement, et même agressivement capitalistes.
Il est souvent licencié du jour au lendemain. Il ne reçoit
pas toujours, et même pas souvent, les primes de départ qui
lui sont dues. Avant cela, il n’a pas toujours obtenu son salaire : les
retards peuvent être de longue durée. Et devenu chômeur,
il n’obtient pas forcément une indemnité de chômage
de toute façon souvent modeste, ou doit l’attendre de longs mois,
au risque ne pas la recevoir en entier. Ou de ne rien recevoir.
Pire encore, la sécurité sociale (retraite, chômage,
soins de santé, logement…) dépend encore dans une grande
mesure des entreprises, comme c’était le cas depuis les débuts
de la RPC. La volonté, pourtant hautement affichée par le
pouvoir central d’établir une sécurité sociale nationale,
ou au moins régionale, par ville, n’a pas encore abouti à
des résultats significatifs. Mais l’entreprise n’a plus les moyens
d’assurer cette sécurité sociale, ou souvent, ne le veut
plus. De toute façon, des entreprises complètes cessent leur
activité, ou sont fusionnées avec d’autres, et ne reconnaissent
plus leurs anciennes obligations.
Et tout cela souvent dans une très grande illégalité.
La prédation des biens, l’accaparement des actifs publics par des
cadres locaux, associés à des entrepreneurs privés,
tout cela est fréquent au vu et su de tous. La corruption est généralisée,
ce qu’aucun Chinois n’ignore. L’inégalité sociale croît
à une vitesse considérable. Les nouveaux privilégiés,
souvent d’anciens cadres et chefs d’entreprises, étalent avec une
rare insolence leurs richesses. A Liaoyang, où la misère
s’étale partout, on trouve comme dans toute la Chine urbaine, quantité
de voitures de luxe, des magasins rutilants, des bars pour riches. Il y
a une sorte de volonté revancharde de nouveau riche d’étaler
sa prospérité et son mauvais goût, d’humilier le pauvre.
C’est la Chine nouvelle, celle du PCC qui exalte maintenant officiellement
les entrepreneurs comme la nouvelle force motrice de la Chine « socialiste
» ! Pas étonnant alors que le cynisme soit aux postes de commande.
La corruption, les complicités mafieuses
se retrouvent à tous les niveaux de la hiérarchie de
la ville. Le chef du parti de la ville de Liaoyang est ouvertement haï
de la population.
Indéniablement, si l’on fait le point sobrement de la manière
dont sont traités des dizaines de millions d’ouvriers, on peut comprendre
l’ampleur des tensions sociales et s’étonner que cela ne débouche
pas sur une révolte générale. Constatons que pour
le moment le monde populaire, à la ville comme à la campagne,
est souvent, et à juste titre, mécontent, voire plus encore,
mais qu’il garde de son passé lointain, et aussi des années
d’atomisation sociale induite par le maoïsme, une grande capacité
à
endurer, à s’adapter, à trouver des bouts de solutions
pour survivre, avec stoïcisme, et souvent beaucoup de décence.
Mais aussi parfois par le banditisme, la délinquance, ou en s’enfonçant
dans la désespérance.
En Chine aujourd’hui l’agitation est répandue. Mais comme souvent
dans le passé, il s’agit surtout de rappeler aux maîtres du
jour leurs anciennes obligations plutôt que de remettre en cause
leur légitimité. C’est là une grande difficulté
dans la constitution de forces organisées d’opposition, et en particulier
d’un combat de classe du monde ouvrier capable d’une véritable indépendance
d’action et de revendication. Il est vrai que l’expérience manque
en Chine. Un peu — moins que ce qu’on a
longtemps cru — au milieu des années 1920 autour de l’influence
du jeune PCC. Un peu encore, en dehors des partis communiste et nationaliste,
à Shanghai , vers 1946-1947. Très peu est acquis durant la
période maoïste et postmaoïste, et souvent contre le pouvoir
qui réprime durement toute velléité d’indépendance
ouvrière, et de toute façon atomise le monde ouvrier.
De Daqing à Liaoyang : les formes de la protestation ouvrière
A Liaoyang et à Daqing, c’est la volonté de se battre
qui l’a emporté, au printemps de cette année-ci, mais le
dos au mur, et soutenue peut-être par l’exaspération, voire
le désespoir. A Daqing, l’agitation a commencé le 1er mars.
Des dizaines de milliers d’ouvriers sont descendus dans la rue, pour défendre
leur emploi menacé, ou obtenir les primes de licenciement qui ne
viennent pas, mais aussi pour sauvegarder leur sécurité sociale,
elle aussi menacée par la direction ou dont les avantages (notamment
les soins de santé) sont toujours plus réduits, alors que
les sommes exigées pour assurer leur future et bien incertaine retraite
sont fortement augmentées. Le pouvoir a tout fait pour isoler le
mouvement et pour que rien ne transpire dans les médias nationaux.
Ils furent jusqu’à 50 000 dans la rue. Des heurts se sont produits
avec la police paramilitaire provoquant des blessés. Les autorités
locales ont même prétendu que le mouvement était infiltré
par des membres de la « secte » interdite et pourchassée
du Fanlun Gong, manière d’effrayer les ouvriers, de disqualifier
leur action et de préparer une sévère répression.
L’action des manifestant a été menée indépendamment
des structures officielles : les ouvriers se sont choisis des délégués
à eux. Le mouvement de Daqing a influencé l’action à
Liaoyang, ville située à près de 600 kms de Beijing.
On pourrait dire a relancé, car cette ville qui est en train
de devenir un désert industriel avait connu déjà une
certaine agitation au printemps 2000.
Le 11 mars de cette année, 5 000 travailleurs, surtout des ouvriers
licenciés des entreprises d’État, sont descendus dans la
rue et se sont dirigés, comme c’est le cas souvent dans des périodes
d’agitation, vers le bâtiment du gouvernement municipal. Ils demandent
le versement des allocations de chômage non versées, parfois
depuis deux ans et ils s’en prennent à la corruption, au détournement
d’argent, cet argent volé qu’on leur doit. Ils élisent eux
aussi leurs délégués. Le mouvement s’étend,
et le 18 mars, ce sont 30 000 ouvriers venus de 20 usines de la ville qui
descendent dans la rue exigeant la libération de leur leader, Yao
Fuxin, un ouvrier de 53 ans de l’usine d’État de ferro-alliage qui
a été arrêté la veille en pleine rue par des
policiers en civil. Le 19, ils sont encore de 10 000 à 20 000 à
manifester avec banderoles, slogan et portraits de Mao. Sur les banderoles,
on peut lire des slogans comme : « Voler l’argent des retraites
est un crime ». Le portrait de Mao comme ce type de slogan, tout
comme le fait de pétitionner auprès de l’autorité
municipale, est caractéristique des demandes ouvrières aujourd’hui
: c’est un rappel des obligations, celles promises ou acquises du temps
de Mao, et celles qui étaient dans le contrat implicite entre le
régime et les ouvriers, c’est-à-dire la protection sociale
et de garantie à vie du travail en échange de la soumission
des travailleurs, de l’allégeance au régime. C’est ce contrat
non écrit, mais longtemps contraignant pour les deux parties, qui
définissait les rapports entre le régime et sa classe ouvrière
et assurait la stabilité sociale (relative) du régime.
Le 20 mars, un important déploiement de police, aidé
par des militaires, procède à l’arrestation de trois autres
leaders du mouvement. Cette arrestation fait suite à une manifestation
de 10 000 personnes qui crient, entre autres, « le peuple a faim
et veut du travail » ; les autorités de la ville refusent
le dialogue avec les manifestants et font évacuer par la force les
bâtiments administratifs occupés par un millier d’entre eux.
Et dans les jours qui suivirent des centaines de travailleurs exigent
inlassablement la libération des animateurs ouvriers détenus.
Ainsi, le 28 mars de 500 à 600 ouvriers se rendent une nouvelle
fois à l’hôtel de ville et supplient à genoux les autorités
de libérer leurs délégués. Au total, c’est
5 délégués qui sont encore emprisonnés fin
mai. Une action internationale est menée en vue d’obtenir
leur libération (2).
La ténacité des manifestants, leur volonté, comme
à Daqing, d’élire librement leurs délégués
et de les protéger face à la répression montrent une
nouvelle maturité de l’action ouvrière, une orientation en
direction d’une « structure » (c’est trop tôt de parler
de syndicat) autonome ouvrière. Mais bien des aspects de l’action
ouvrière révèlent des traits anciens, de respect,
d’allégeance, ou en tout cas de crainte face aux autorités,
aux représentants du régime. L’ouvrier, de ce point de vue,
ne
se comporte pas différemment — disons pas complètement
différemment — du Chinois traditionnel, ou du paysan aujourd’hui.
Si le pouvoir n’est pas populaire, et est même méprisé,
notamment pour sa corruption, son mépris du peuple, il est encore
l’incarnation du maître qu’il faut ménager. Même si
l’on pense qu’il s’agit de voleurs et d’exploiteurs, il s’agit avant tout,
comme dans une très longue tradition paysanne, de rappeler les devoirs
réciproques plutôt que de préparer une bataille pour
rejeter le pouvoir illégitime. Il est aussi possible que les
actes d’allégeance maquent une réelle dérision, un
retournement des slogans et règles du régime contre lui-même,
une façon de le mettre en contradiction avec ses principes proclamés.
Mais ce contournement, cette prudence révèlent une faiblesse
face au pouvoir, le manque encore cruel d’une organisation indépendante,
et d’une conception indépendante du discours creux du régime,
le « socialisme chinois », qui n’est plus cru par personne.
L’affrontement de classe est implicite, de facto, plutôt que conscient
et voulu. Mais des progrès sensibles vers une plus grande autonomie
ouvrière ont été accomplis. Jusqu’où ? Avec
quelle vitesse ? Et cela concerne-t-il les régions et les secteurs
caractéristiques du développement économique actuel,
là où se constitue le nouveau monde ouvrier de la Chine ?
Voilà un des enjeux majeur de la période actuelle.
* Roland Lew enseigne à l’Université libre de Bruxelles. Il a publié, entre autres, “1949 : Mao prend le pouvoir”, éd. Complexe, Paris 1999, “La Chine populaire”, PUF, Paris 1999, “L’intellectuel, l’État et la révolution — essais sur le communisme chinois et le socialisme réel”, L’Harmattan, Paris 1997 et, avec Gérard Duménil, “Où va la Chine ?”, Actuel Marx n° 22, PUF, Paris 1997.
1. Je voudrais remercier Marie Holzman d’avoir généreusement
partagé avec moi sa documentation
et ses réflexions sur les grèves analysées
dans ce texte. On pourra lire, sous sa plume, une étude plus
détaillée à paraître dans la revue Politique
Internationale (Paris), automne 2002. (note de l’auteur)
2. On consultera La lettre d’information, bimensuel de la Commission
internationale d’enquête du
mouvement ouvrier et démocratique contre la répression
en Chine [25 rue Ledion, 75014 Paris,
France], qui travaille en contact étroit avec China Labour
Bulletin à Hong Kong.