Dans
le panorama littéraire italien, occupé par le témoignage personnel ou
la revisitation d'un passé local, se ressentaient encore les effets
d'une glaciation survenue dans les années soixante-dix : la nouvelle
génération d'écrivains ne croyait plus au roman, et bien rares
étaient ceux et celles qui écrivaient pour le simple plaisir de
raconter des histoires. Et ces Châteaux de la colère, roman
foisonnant, à la fois baroque et tonique, petite galaxie d'histoires de
personnages farfelus et attachants dont chacun laissait derrière lui un
sillage lumineux, rencontra très vite le succès, d'abord critique,
puis public. Ce sont les jeunes générations, en particulier, qui
allaient faire de Baricco, notamment après la sortie en 1993 de son
second roman, Oceano mare (à paraître chez Albin Michel) un de
leurs auteurs-culte.
Lorsque, en 1993, la télévision italienne lui demanda d'animer une
émission littéraire, " Pickwick ", l'image de Baricco devint
familière à toute l'Italie : chacun des livres dont il était question
ces soirs-là, qu'il s'agisse de L'Attrape-coeurs de Salinger, des
monuments de la littérature mondiale ou d'un roman tout juste paru,
était dès le lendemain acheté par des milliers de lecteurs pressés
de retrouver entre leurs pages la magie que Baricco leur avait fait
entrevoir.
Pour la parution de son troisième roman (dont la traduction française,
Soie, a été publiée en janvier 1997 chez Albin Michel),
Baricco qui, après l'arrivée de Berlusconi, avait décidé de mettre
un terme à son travail télévisuel, choisit un mode de présentation
inédit, celui de la lecture publique. Dans un théâtre de Rome, au
milieu d'un décor composé d'une chaise et d'une carafe d'eau, une
jeune comédienne lut dans son intégralité ce court roman (une
centaine de pages d'une écriture simple et savante, aussi fine et
précise que la facture d'un bijou). Pris sous le charme du texte, le
public, composé en grande partie de jeunes, mais aussi de quelques
écrivains et quelques critiques, réserva un accueil chaleureux au
livre et l'on se bouscula devant l'entrée des artistes pour rencontrer
l'auteur. Mais celui-ci, insouciant, était déjà parti, vêtu de son
éternel jean, son sac à dos jeté sur l'épaule.
Qu'on ne s'y méprenne pas : si Baricco est en Italie une star, s'il y a
autour de lui une légende, à l'égal des chanteurs de rock dont l'aura
fascine les " groupies ", il est d'abord et avant tout un
écrivain, un de ceux qui compteront dans les décennies à venir. Sa
richesse d'écriture, son talent multiforme peuvent évoquer les
explorations stylistiques d'un Gadda ; son sens du burlesque, la finesse
et la délicatesse de son humour, joints à une profonde tendresse pour
tous ses personnages, le rendent frère d'un Italo Calvino.
Mais ce qui n'appartient qu'à lui, c'est l'étonnant mariage entre la
jubilation de l'écriture, la joie d'être au monde et de le chanter, et
le sentiment prégnant d'une fatalité, d'un destin. Un destin qui, par
quelque signe invisible, a écrit d'avance chacune de nos vies, et qui
fera feu de tous bois pour s'accomplir. Un certain " désespoir
" traverse peut-être, vif et léger, les livres de Baricco. Mais
c'est que la vie humaine est finie, délimitée, quand le monde, lui,
est immense, infini, merveilleux et terrible. Et de cette multiplicité
infinie du monde, aucun texte jamais, aucune musique, ne pourra rendre
compte.
© Mille et une nuits, tous droits réservés,1998
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