Classica

 

 

 Classica -Répertoire   Octobre 2005

l’entretien


 

Réalisé par Xavier Lacavalerie /Lieu : Prato (Toscane)/Date: août 2005

Nella Anfuso

Une autre voix

Au service du seul art... fustigeant la musique dite « baroque », l'Italienne Nella Anfuso se fait le porte-drapeau de la bona vocalità, la seule bonne manière de chanter. Rencontre avec une personnalité haut en couleurs.

Nella Anfuso, soprano italienne, a opéré une véritable révolution dans le domaine de l'interprétation de la musique vocale italienne 'avant le XIXe siècle. Dernière présentante de la prestigieuse école romaine de Cotogni (à laquelle appartenait Beniamino Gigli), bardée de diplômes universitaires, elle bataille pour essayer de défendre autrement, avec plus de justesse et de vérité stylistique, ce vaste répertoire qui va de Caccini ou de Monteverdi jusqu'au chant mozartien et ne mâche pas ses mots pour critiquer le petit monde des baroqueux actuels. Une attitude radicale qui ne lui a pas fait que des amis, on s'en doute. Mais imperturbable, elle persiste, enregistrant disque sur disque(1), organisant séminaires, masterclasses et concerts dans son fief d'Artimino (Italie), dirigeant le Centro Studi Rinascimento Musicale(2) et ses innombrables publications. Classica-Répertoire n'a pas hésité à lui donner la parole, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de sa discographie, qui prend sûrement date avec l'Histoire.

(1)Trente titres parus chez Stilnovo et presque une dizaine de DVD. Distribution française: CD Diffusion.
(2)Fondazione Centro Studi Rinascimento Musicale, Villa Medicea « La Ferdinanda », 59015 Artimino, tél. (0039) 0773 80 32 87,

Dans vos écrits comme dans vos propos, vous partez délibérément en guerre contre certaines interprétations de la musique ancienne et ce qu'il est convenu d'appeler la musique « baroque ». Le mot, seul, déjà semble vous choquer...


Je ne suis pas la seule ! Ce vocable, qui a fait son apparition soudaine à la fin des années 1950 dans le domaine musical sans qu'on sache très bien pourquoi, faisait déjà sourire de grands musicologues comme Théodore Adorno, Massimo Mila ou Annibale Gianuario. Il ne veut absolument rien dire. Comment peut-on employer un terme générique aussi vague pour parler de plus de trois siècles de musiques, à l'intérieur desquels il y a tellement de mouvements esthétiques différents – ne serait-ce qu'en Italie ! –, sans parler des personnalités des compositeurs ou de leurs interprètes? Un monde sépare l'art du recitar cantando (« réciter en chantant ») – Caccini, lui, parle de favellare in armonia cher aux florentins du début du xvile siècle, fondé sur l'unification des rythmes de la parole poétique et de la musique – et le canto figurato (« chant orné ») propre à Vivaldi, Porpora, ou Scarlatti, et par exemple, au répertoire opératique italien (Cimarosa, Bellini) ou italianisant (Auber, Meyerbeer, Mozart, Beethoven).
Non, le mot « baroque » a été créé par commodité, pour lancer une mode volant au secours de l'industrie musicale (pas seulement discographique, pensons aux facteurs d'instruments par exemple ou aux organisateurs de concerts), avide de nouveauté et prête à vendre tout et n'importe quoi... Cette vogue du baroque a malgré tout eu quelques aspects positifs, par exemple dans le domaine instrumental. On a pu redécouvrir le clavecin, le luth et la manière plus appropriée de jouer des instruments à vent. Ailleurs elle a des effets moins heureux, je pense particulièrement aux cordes, viole de gambe comprise, et surtout au roi des instruments, au violon, sur lequel aucune véritable recherche historique, c'est-à-dire scientifique, n'a encore vraiment été entreprise. Justement, à Artimino, sur les collines florentines, vrai phare d'Europe, nous sommes en train de travailler, avec un important expert mondial, sur la reconstitution du violon historique, mais je ne peux vous en dire plus pour l'instant. Sauf que ce projet est vraiment révolutionnaire...
Mais c'est sur le plan vocal que cette early music, comme disent ceux qui ont inventé le mot, a été surtout catastrophique. Pourquoi? Parce que la tradition pluriséculaire des grandes écoles italiennes (et d'ailleurs) avait peu ou prou disparu. Alors, ils ont pu faire n'importe quoi. Pour réagir face aux hurlements de l'opéra, la early music a donc inventé de toutes pièces un nouveau type de voix, limitées, sans puissance, sans extension du registre, sans virtuosité, sans aucune technique, ne pouvant même pas chanter le grand répertoire romantique, qui assassinent les ceuvres d'art avec la bénédiction d'ignorants faisant joujou avec l'argent public. Ces artistes occupent les devants de la scène quelques années et puis hop ! Ils disparaissent du jour au lendemain, mais se lancent dans la direction d'orchestre, donnent des leçons de chant ou dirigent des masterclasses, quand ils ne s'autoproclament pas musicologues ! C'est absolument pathétique !

Mais aucun chanteur actuel - vos collègues, quand même - ne trouve grâce à vos yeux?


Une précision s'il vous plaît: je n'ai aucun collègue, car je ne fais pas (et je n'ai jamais fait) le même métier qu'un artiste du circuit. D'abord, parce que ma conception du chant est liée à l'idée originaire antique des liens entre la Poésie et le Chant, ce qu'un chanteur d'opéra ne peut comprendre. Cela implique par conséquent une éthique – et aussi une pratique – qui exclut les mots de carrière, de profession, de métier. C'est pour cette raison que je chante quand je veux et ce que je veux. Je me laisse uniquement guider par l'inspiration, tout le contraire d'un artiste du show-business qui prévoit de chanter telle chose parfois plusieurs années à l'avance. L'avantage c'est que moi je suis toujours libre, et peux dénoncer, en paroles et par écrits, les mystifications et les erreurs esthétiques, historiques et techniques de soidisant artistes qui ne sont que des spéculateurs, saccageant un patrimoine d'art et de culture. Pardonnez-moi ce qui pourrait passer pour de l'orgueil mais qui n'est que de l'humilité: je suis au-dessus de ce petit monde, ou en dehors. Car comme disait notre Monteverdi, je suis « a servitio de la bona arte », « au service du seul art ». Uniquement.
La décadence du chant ne date pas d'hier. Heureusement, certains enregistrements du début du xxe siècle sont là pour nous faire comprendre comment la tradition de la bona vocalità, la seule bonne manière de chanter, a tout de même perduré. Encore faudrait-il accepter de les écouter. On comprendrait mieux alors la nullité des soi-disant divi actuels (quel mot ridicule !) créés par le show-business, qui poussent les sons (grand et gros) ou la nullité de ces divas littéralement sans voix (oui, il faut les sonoriser, on en est arrivé là, et elles, en reculant de Rossini au baroque, font la une des magazines spécialisés!), qui émettent des notes savonnées ou à la moresca (staccato aspirato avec la gorge) !
Il suffit de lire tous les traités anciens pour rester effaré. Et je ne parle pas des falsettisti et autres contre-ténors monstrueux jusqu'à l'absurde apparus comme par magie, qui ne réalisent pas le b. a.-ba de tout bon chanteur: la fusion des deux registres de petto (« poitrine ») et de testa (« tête »), le fondement même de la bona vocalità, sans la-quelle il ne peut y avoir de qualités expressives ni de virtuosité.

Alors, qu'est-ce que la bonne manière de chanter?


Avoir une bonne émission qui permet de tout faire avec l'instrument vocal: homogénéité, rondeur, douceur, intonation parfaite qui rend capable d'exécuter le quart de ton mineur et majeur (mode enharmonique grec). Cette bonne émission entraîne infailliblement l'extension du registre sur trois octaves (du contralto grave au soprano aiguë – pour les voix féminines; ou basse grave et ténor aigu – pour les voix masculines. J'en veux pour illustration les madrigaux pour « tenore che ricerca le corde del basso » de Caccini). Cette émission correcte permet une virtuosité sans limites, la vraie, la spiccata, détachée, capable des plus grandes prouesses, que je suis malheureusement la seule à pouvoir exécuter aujourd'hui. C'est peut-être pour cela que ma voix dérange autant. Mais citez-moi un ou une chanteuse qui puisse actuellement réaliser un trillo détaché de vingt-cinq battements avec résolution d'une seule respiration cet ornement virtuose pourtant presque banal aux temps de Hasse ou de Nicolà Porpora? Savez-vous, à ce propos, que la classification des voix est une affaire récente? Jusqu'au début du xlxe siècle, il n'y avait pas de mezzo, de baryton ni de différents types de soprano, de ténor, de basse, etc., mais seulement des voix d'hommes et de femmes. Ce fait indique sans équivoque que l'on savait à l'époque ce qu'était la bona vocalità. Après il a fallu inventer des idioties, comme ce pseudo-concept de « timbre », qui ne veut absolument rien dire, et inventer de nouvelles catégories pour classer les chanteurs. Cherubino, « mezzo », qu'est-ce que cela peut me fait rire ! Vous savez ce que c'était une mezzo, selon les traités anciens ? Une voix limitée, manquant de possibilités techniques et expressives ! A ce propos, je me souviens d'une expérience incroyable lors d'une de mes rarissimes rencontres avec le petit monde baroqueux. Avec une mezzo française, justement. Elle éprouvait beaucoup de difficultés à chanter dans une pièce de Monteverdi une longue phrase avec plein de notes mi – cette note toujours délicate et difficile située au moment du « passage », ce n'est pas pour rien que notre Claudio en avait truffé sa partition ! Elle pouvait en sortir un, en forçant, mais pas plusieurs à la suite et risquait de se casser la voix. Voilà ce qui arrive quand on n'arrive pas à réunir correctement les deux registres ! Alors, que voulez-vous, pour abréger son supplice, j'ai chanté (elle me l'a demandé) sa partie à sa place...

Les baroqueux
assassinent les
oeuvres d'art,
avec la
bénédiction
d'ignorants.

Ma voix reste et restera longtemps dans l'état où elle est, comme celle de ma maestra qui, à 80 ans passés, chantait comme une jeune demoiselle. C'est une question de qualité d'émission. Car seule une bonne émission permet la longévité –et la préservation – d'une voix. Vous ne vous êtes jamais posé la question de savoir pourquoi les chanteurs modernes disparaissent si vite ? Quant aux hauts et bas de ma présence sur les devants de la scène – je n'aime pas le mot et l'idée de carrière, comme je l'ai expliqué plus haut –, elle a dépendu du fait qu'à la fin des années 1980, j'ai pris la direction générale du centre d'Artiminoiz). Naturellement, cela a limité mon activité artistique sur le plan pratique. En plus j'ai voulu me concentrer sur la recherche musicologique, en particulier faire une édition critique de Monteverdi et des Florentins, et sur la réalisation de véritables films historiques.
Et puis il y a le Festival Mediceo di Artimino, qui a eu un grand succès cette année encore, tant les spectacles que les concerts consacrés à l'âge d'or du clavecin italien. On prépare l'année 2006 avec beaucoup de choses italiennes: l'Orgue positivo et la danse de la Renaissance, séminaires et congrès au museo della Ferdinanda, mais surtout le projet Iulius Caccinius De Urbe ouvert aux jeunes. Car il est urgent de former une nouvelle génération de vocalistes qui seraient dépositaires d'une école italienne menacée de disparition. Alors seulement on pourra enfin écouter les opéras de Vivaldi ou Haendel ou Porpora, le « Stile fiorentino », les madrigaux de Monteverdi, Arianna et le chant virtuose d'incantamento « Possente spirto » de l'Orfeo, avec la   « gorgia et soave et spiccata », comme le veut Monteverdi !

Entretien: Xavier Lacavalerie

 

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