L’Auto-stoppeuse



Ça a eu lieu au stop; un de ceux qui se trouvent autour de la place du marché, celui juste en face de la grande poissonnerie, celle où je vois parfois des tentacules d’un poulpe encore vivant sortir timidement et sans espoir d’une bassine et qu’il me vient une peine jusqu’à la nausée. Je venais de sortir de ma place de parking et j’attendais (comme de coutume seule respectueuse de la priorité) au stop. Les voitures n’arrêtaient pas d’aller dans un sens et dans l’autre. J’attendais le trou ou le bon vouloir (fréquent dans ces coins-là) d’un autre conducteur, quand je l’ai vu qui me faisait signe à moitié de sa canne, à moitié en criant. Evidemment, je n’entendais rien alors j’ai baissé ma vitre. Elle se pencha vers moi; je ne savais dire si elle était une mendiante; ça ne semblait pas, elle avait un gros sac à provision rempli des commissions qu’elle venait de faire au marché sur la place. Pourtant, il lui manquait presque toutes les dents. Elle n’avait pas d’âge, elle était juste vieille. Elle me parla dans son patois incompréhensible. Je ne comprends pas le napolitain et devant mon air surpris, elle demanda dans un italien lourd d’un accent méridional et populaire si j’allais au village voisin. Je répondis oui puisque c’était la vérité. Elle me demanda si je pouvais lui offrir une petite place. Je répondis oui, n’ayant rien d’urgent ni de spécial à faire en cette fin de matinée de printemps. Elle souleva son énorme sac et entreprit de contourner la voiture, lentement, pesamment appuyée sur sa canne, pendant que j’ouvrais la porte côté passager. Il me fallut l’aider à s’installer, à installer le sac, à faire entrer la canne. Elle n’en finissait pas de parler et de rire, toute joyeuse de la vie qui lui avait offert un chauffeur. Enfin, après un temps d’éternité, elle fut assise et se décida à refermer la portière. C’est alors que surgit l’autre femme, je ne l’avais pas vu arriver, nettement plus jeune, plus vive aussi; elle attrapa la poignée de la portière et avant même que celle-ci se fut refermée, elle la rouvrit en grand tout en se penchant vers la mamie édentée. Elles commencèrent une conversation animée; je restais ébahie par leur aplomb innocent, incapable de placer une parole au milieu des jacasseries ininterrompues ponctuées de gestes évocateurs de la tête et des mains. Derrière nous quelques coups de klaxons commencèrent à se faire entendre; rien de méchant, juste histoire de rappeler aux deux bavardes la présence d’une file de voiture en attente derrière nous. Je sortis de ma stupefiante rêverie et fit comprendre à la dame qu'il était temps de repartir. Elle referma la portière tout en restant encore une bonne minute agrippée à ma voiture, parlant par la fenêtre ouverte avant de se décider à clore la palpitante conversation et à nous saluer toutes les deux. Enfin je pu démarrer, sous le récit incessant de la vieille dame concernant les membres de la famille de la plus jeune femme, entre autre la fille – la deuxième je crois- qui s’était mariée peu de temps auparavant et qui avait choisi une robe divine chez je ne sais qui, et qui était partie en voyage de noces je ne sais où, et qui était revenue depuis, ... et son mari, ils se connaissaient depuis qu’ils étaient enfants, ils étaient ensemble au même lycée… Je lui demandais où la déposer, elle me demanda de la raccompagner jusqu’à chez elle puisque j’allais dans cette direction, ça ne ferait pas un grand détour, et puis ça l’arrangeait bien avec sa jambe qui la faisait souffrir. Je demandais si elle allait souvent à ce marché-là si loin ; oui, bien sûr, elle prenait l’autobus pour y aller, et pour le retour, elle trouvait toujours une gentille personne, comme moi, qui lui offrait une petite place en voiture, et puis ensuite, sa fille viendrait l’aider à monter les étages et à porter le sac à provision. Elle me remercia beaucoup du fond du cœur, arrivée au pied de son immeuble à la peinture sale et défraîchie, dans la zone la plus populaire du pays. Elle avait crié un nom qui avait fait apparaître une femme à une des fenêtres. Elle riait encore quand je la laissais, sans complexe, les gencives découvertes, en me faisant de grands signes d’au-revoir de la main.


S.H. 2007


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