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di Jean-Baptiste Harang
Data di pubblicazione: 06/04/2000

Ce n'est pas parce qu'on est riche, beau et plein de succès qu'on doit écrire de mauvais romans. 
Alessandro Baricco, l'auteur de "City", l'a bien compris.

Riche et célèbre. Alessandro Baricco est riche et célèbre. En Italie, surtout, célèbre. Dans les rues de Turin, la ville où il est né voici quarante et un ans, il porte des lunettes noires au volant de son coupé en aluminium allemand pour ne pas être reconnu, et pour que ceux qui le reconnaîtraient voient bien qu'il est célèbre et riche. Il est jeune, il est beau, il réussit à protéger sa vie privée. Il a du succès. Bref, il a tout ce qu'il faut pour agacer. Tellement qu'il mériterait d'écrire de mauvais livres. Mais bon, tant pis pour nous, Alessandro Baricco est un bon écrivain, un magicien du récit, un équilibriste, on l'a traité de lanceur de chats tant il jette ses livres cul par dessus tête et qu'ils retombent toujours sur leurs pattes, au millimètre, et parfois même sur les nôtres. Son dernier livre, City, fait le saut de la mort après roulements de tambour: un bond de près de quatre cents pages, neuf sauts périlleux du chat dans le soleil, et lorsqu'il retombe sur ses pattes, c'est un autre chat. On en est tout éclaboussé. 

Les romans d'Alessandro Baricco sont parvenus en France dans un désordre chronologique qui n'a pas nui à leur diffusion, et la virtuosité de sa traductrice, Françoise Brun, garantit la cohérence d'une œuvre disparate, d'une œuvre qui mise sur toutes les couleurs du tapis et rafle à chaque fois le banco. En 1995, son premier roman, premier traduit, les Châteaux de la colère (Albin Michel), obtient le prix Médicis étranger, atteint les 25 000 exemplaires en grand format et poursuit sa route vers les 50 000, en édition de poche ("Points" Seuil). 

En Italie, où Baricco paraît à la télévision dans deux émissions hebdomadaires, l'une consacrée à l'art lyrique, l'autre à la littérature ("Pickwick"), le succès mérité de l'animateur avait aidé à celui du livre: 150 000 exemplaires dans sa première édition (1). Ensuite le décalage qu'entraîne la traduction des livres fait diverger les carrières littéraires de Baricco en France et en Italie: l'immense succès de Soie (son troisième livre en Italie), 400 000 exemplaires (aujourd'hui près d'un million en Europe, bientôt au cinéma), l'impose comme son second livre en France alors que lesItaliens ont déjà lu Océan Mer (que les Français découvriront plus tard et ne bouderont pas, 100 000 copies). Bref, tout cela n'aurait aucune importance, mais permet de comprendre le trac de Baricco au moment de la sortie de City: c'est son premier titre depuis Soie, on l'attendait au virage. 

Baricco: "Le succès de Soie est un miracle, une chose très agréable difficile à expliquer. Ce livre est arrivé entre les mains des "non-lecteurs", de ceux qui n'achètent jamais de livres, qui ne s'intéressent pas à la littérature, qui aiment seulement qu'on leur raconte des histoires. J'ai ce souci, de raconter des histoires. A ma table de travail, j'écris pour un lecteur, un type assis en face de moi, je me dois de retenir son attention. Mais peu à peu, il me fait confiance, je peux me permettre d'être un peu plus exigeant, il commence à me ressembler un peu. Mais il n'y a aucune raison que le miracle se reproduise, le lecteur doit faire des efforts. C'est pourquoi les trente premières pages sont difficiles, c'est une sorte d'examen, elles sont très dépaysantes pour le lecteur de Soie, mais j'avais besoin de cette sensation, tester les lecteurs de Soie. Bon, je crois qu'en Italie ils m'ont suivi, si cela continue mes "non-lecteurs" seront de vrais lecteurs et il faudra que j'invente autre chose à raconter aux journalistes." 

Voyons donc les premières pages de ce City. Prologue, elles ont probablement été écrites après les autres (quoique Baricco s'en défende, voir ci-contre) pour ajouter une écorce ultime à la dendrologie du livre, une énième babouchka à la pile des poupées russes, celle qui pose la question de l'examen de passage de "non-lecteur" à lecteur, celui-là qui quatre cents pages plus loin, enfin lecteur patenté, se souviendra de la première question, celle qui ouvre le livre: "Alors, monsieur Klauser, est-ce que Mami Jane doit mourir?" 

Il faut savoir que Mami Jane est la mère de Ballon Mac, Ballon Mac un super héros aveugle d'une BD éditée par CRB (son héroïsme, à Ballon Mac, consiste à jouir la nuit d'une salive aux propriétés démoniaques, on ne sait pas lesquelles, et d'exercer le jour, en guise de couverture, le métier de dentiste, aveugle, donc), de son côté, Mami Jane collectionne les vieux scalps indiens, joue de la basse dans un orchestre de blues entièrement constitué de Noirs, si l'on peut dire (et c'est dit), puisqu'elle en est l'unique musicien blanc. Tout cela et bien d'autres choses encore dès la première page, c'est ainsi, avec Baricco, si vous mettez le doigt dedans, il vous happe le bras, la tête et tout le toutim et vous somme de répondre à la question de savoir, oui ou non, je vous prie, s'il faut tuer Mami Jane. Les ventes des Aventures de Ballon Mac déclinant, le directeur de la CRB organise un référendum, installe huit jeunes filles (nous sommes toujours à la première page) dans une pièce afin de répondre à la question de la mort de la mère du héros ("renversée par un train alors qu'elle s'enfuyait poursuivie par un cambiste paranoïaque"). Bref, Shatzy Shell est l'une de ces femmes, elle reçoit un appel de Gould, futur héros principal du livre, qui l'interroge aussitôt sur la présence ou non dans les locaux de la CRB de deux personnages improbables mais assez réels pour qu'on ne puisse pas s'en débarrasser de sitôt (3 ou 400 pages plus loin), Diesel, compagnon muet, et Poomerang (il reviendra), géantissime géant. Pour ceux qui ne souhaiteraient pas poursuivre la lecture de cet article, disons tout de suite que Mami Jane est morte par 64% des voix contre 30, "les 6% restants voulant les envoyer tous se faire foutre et ayant téléphoné pour le dire", on l'apprend dès la deuxième page. Pour les autres: Shatzy Shell prend langue avec Gould qui l'embauche aussitôt comme gouvernante, elle se fait virer de CRB et s'en va, un sac à l'épaule avec marqué dessus "Sauvons la planète Terre des ongles de pieds vernis", et les portraits d'Eva Braun et Walt Disney. 

A la fin du prologue, on a derrière soi matière à six ou sept romans. Et, au fond, on les aura, car Gould est un génie. Il se définit comme tel, à 13 ans les universités se l'arrachent, il est élevé en vue de l'obtention d'un prix Nobel, et tellement sûrement que seule une intelligence de son acabit aura une petite chance de l'éviter. Gould n'est pas seul, il a une gouvernante, deux amis, on le sait, et chacun d'eux, réels ou non, ont des vies en tête, des vies plus réelles que les rêves, plus réelles que les romans, plus réelles que la vie, le seul indice de leur irréalité est qu'elles figurent dans un roman de Baricco. Certaines de ces vies sont simples, elles peuvent être dites en quelques phrases, Poomerang, par exemple, fréquente les terrains de foot-ball (il y en a un million huit cent quatre dans le monde), il est à la recherche d'une action de jeu, bizarre, d'une bizarrerie regrettable (si on veut l'aider dans ses recherches, la description de l'action est page 37). Gould parfois l'accompagne, fasciné par le professeur Taltomar, grand observateur d'arbitrage, et philosophe, il pense que l'univers est un match joué sans arbitre et que Dieu est un juge de touche qui laisse passer tous les hors-jeu. 

Gould, lui, à supposer qu'il n'ait pas inventé les autres personnages, écrit plusieurs romans à lui tout seul, à l'université, tout d'abord, où il aime clouer le bec aux plus grands professeurs, ou leur acheter des caravanes, (il en a 27, des professeurs, dont Mondrian Kilroy qui étudie les objets courbes et finira par mal tourner. Des Nymphéas, il dit: "c'est du rien vu par l'œil de personne", page 109, il peut en parler pendant des jours, il le fait), mais son grand œuvre , avec la complicité de Poomerang (Diesel est muet mais il n'en pense pas moins) est la boxe, la boxe à l'ancienne, du temps de LaMotta, du temps des matches à la radio. Le lecteur, apprenti ou non, comprend vite que Gould ne produit de boxe que dans l'intimité des toilettes où l'on reviendra (voir entretien). Shatzy, elle, sa vie est un western, pas un film, ni un livre, non, un western, avec son saloon, ses prostituées, ses chercheurs d'or, sa fusillade finale, des dizaines d'anecdotes. Dans les livres de Baricco, on raconte trois ou quatre histoires par page, sans perdre le fil, l'imagination débridée de fantaisie et d'intelligence. L'histoire de Joaquin Murieta, au hasard, dans le western: le pistolero mexicain avait descendu onze shérifs, il a fallu lui mettre l'armée aux trousses pour le prendre. On lui coupa la main gauche (il était gaucher), on la mit dans un sac et on la fit circuler dans tous les villages du Texas. Le shérif l'exposait dans le saloon puis l'envoyait à la ville voisine, "comme ça les gens comprenaient qui était le plus fort" (page 91), mais pour accélérer la pédagogie, on amputa trois autres Mexicains et on fit circuler leurs mains gauches. On se trompa dans les calculs et, un jour, à Martintown, il en est arrivé deux en même temps, des mains gauches de Joaquin Murieta. 

Interrogé à ce propos sur son imagination, Baricco nous répondit: "Vous vous trompez, c'est une histoire vraie, j'ai d'ailleurs personnellement une photo de la main gauche de Murieta". Baricco a toujours prétendu n'avoir rien inventé. Sinon un rythme, une vitesse, une façon d'écrire apprise au piano ou au cinéma, de s'adresser à l'œil zappeur du lecteur, il dit: "mes romans sont complexes, peut-être, mais la narration a changé, ils paraîtront très simples aux utilisateurs de Windows 98."Mais quelqu'un l'a inventée, l'a programmée, cette immense construction de papier plié jusqu'à l'extrême, obscure, kaléïdoscopique, mêlé de vrai et de faux, que seule la lecture éclaircit, que l'on déplie en tournant les pages et qui finit à plat comme elle avait commencé, sur ses pattes. Comme le chat d'un autre. Baricco est un virtuose, sa gravité disparaît derrière la légèreté du prestidigitateur. Mais sous l'habit de l'artiste maniaque de précision, dans la faconde prodige de l'enfant Gould, le surdoué, le génie réfugié dans ses propres cabinets, l'orphelin de parents en vie, l'auteur a caché beaucoup de lui-même, de ce beaucoup il ne veut rien dire, la peur bleue de se perdre dans la ville, dans cette City dont il a retardé la publication d'une semaine pour être certain que le plan muet sur la couverture serait bien de ce superbe bleu. 


1-Depuis, agacé par cette notoriété de télévision où il excellait, Baricco cessa d'y paraître, au point de refuser les invitations de Bernard Pivot et des autres. Il dirige aujourd'hui à Turin, l'école Holden, le cours de narration qu'il a créé en 1994, voir Libération du 13 février 1997.

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