Dans ses mains
partie VI
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Ce fut le malaise, et la souffrance qu’ils durent dominer, le sentiment qui s’empara d’eux lorsqu’ils retournèrent à la vie réelle. Un soleil qui leur blessa les yeux illuminait la place devant le palais Jarjayes, grouillant de gens affairés à leurs tâches. Lorsqu’ils les virent arriver, deux valets coururent vers Oscar et s’inclinèrent jusqu’à terre. Un domestique se précipita dans la maison de maîtres pour annoncer que la fille du général était arrivée. Il en sortit trois serviteurs, qui prirent son manteau et ses bagages tandis qu’elle franchissait le seuil, en prononçant de respectueuses phrases de bienvenue. Il lui fut communiqué que l’attendait un message de la reine.
André conduisit les chevaux à l’écurie.
Il se retourna, lorsqu’il fut à mi-chemin. Il la vit encore sur le seuil, qui regardait vers lui.
Jusqu’au soir il ne put la voir un instant, et même au dîner ils n’échangèrent pas un mot : il y avait le général son père, qui lui demandait quand elle reprendrait le service, et André les regardait dîner, debout derrière la table. La retrouver dans sa chambre cette nuit-là était un risque impensable : il lui semblait presque ne pas pouvoir croire sa propre mémoire, qui lui parlait de ses bras nus autour de son cou, et de ses paupières closes, et de mots d’amour murmurés entre les gémissements. A un moment donné il éprouva une sensation d’oppression très forte, et dut sortir sur un des balcons pour respirer profondément l’air du soir, parce qu’il avait eu l’impression d’en manquer. Personne ne le remarqua.
Il ne réussissait pas à accepter l’idée de la voir aller au lit ainsi, sans même pouvoir la serrer, lui donner un baiser. Le soir avant de quitter la Normandie ils étaient montés dans la chambre enlacés, dans la maison vide, et avaient fait l’amour la porte ouverte : leurs voix s’étaient unies dans des soupirs que les voûtes décorées de fresques avaient recueillis. Et la nuit suivante, sur le chemin du retour, ils avaient trouvé à se loger dans une auberge. Ils avaient pris une seule chambre avec deux lits séparés : il n’avait pas été difficile de se faire passer pour deux hommes en voyage. Il l’avait déshabillée en hâte, à peine fermée cette porte à clé, comme s’il sentait sur sa peau le souffle pressant du peu d’heures qui leur restaient. Elle l’avait fait jouir en l’embrassant avec une frénésie passionnée.
Pourtant il dut supporter de ne pas même l’effleurer, ce soir-là. Il arriva des invités, après dîner, de grands officiers amis du général, et ils restèrent longtemps dans un des salons, à boire et à parler d’expéditions militaires. Oscar participa à la réunion, comme elle l’avait toujours fait selon la volonté de son père. Il la regarda de loin, à demi dissimulé par le rideau qui couvrait la porte : elle lui sembla parfaitement à son aise. A un moment donné il la vit même rire, en posant son verre sur la table.
Alors il décida de l’attendre jusque tard, tant qu’ils ne seraient pas partis en les laissant seuls. Il l’attendit au bas de l’escalier qui menait aux chambres à coucher. Elle le fixa avec une expression impénétrable, en marchant dans sa direction, et tourna à peine les yeux pour regarder de côté, par-dessus son épaule : seulement alors il s’aperçut que deux femmes de chambres étaient entrées pour ranger. « Bonne nuit Oscar », put-il seulement dire, en retenant son souffle et sa douleur dans sa poitrine. « Bonne nuit », s’entendit-il répondre d’une voix qui lui sembla glacée.
Il ne dormit pas.
Le matin suivant ils durent se lever très vite, parce qu’Oscar était attendue à la cour, et d’après l’instruction elle serait reçue en audience privée par la reine. Lorsqu’il leva les yeux et la vit descendre en uniforme, les bottes cirées, la veste flamboyant de ses décorations, les gants tenus avec une élégance naturelle dans une main, l’épée attachée au côté, il sentit quelque chose de très fragile qui était en train de se briser dans son cœur. Pourtant il l’avait vue tant de fois ainsi.
Il voulait lui dire, mais il n’y avait pas de mots qu’il parvenait à prononcer. Elle gardait une expression altière et composée, devant les domestiques, qui pendant un instant le terrorisa.
Il alla à l’écurie chercher les chevaux, avec le cœur gonflé d’effroi, la tête qui lui tournait.
Oscar, Oscar…
Il ne réussissait pas à trouver un moyen pour réagir à ce manque.
Puis il perçut la lumière que le soleil du dehors projetait sur la paille diminuer, s’assombrir, et il entendit se fermer la porte de l’écurie avec le verrou. Il se retourna, encore confus, et n’eut pas le temps de comprendre, parce qu’il la retrouva sur lui en un instant dans une étreinte fébrile et anxieuse, la veste rouge de cet uniforme pressée contre sa poitrine, ses lèvres qui le cherchaient désespérément dans un baiser fiévreux, qu’il savait de la même douleur que la sienne.
Il répondit en pleurant à ce baiser, avec un désespoir égal, et se plongea dans le parfum de son visage avec une égale félicité, pendant que la peur s’envolait en libérant de son poids son cœur. Elle resta cramponnée à son corps longtemps, sans abandonner sa bouche, et il la laissa faire autant qu’elle voulut, en la serrant avec la même passion. Jusqu’à ce que la douleur passe, et devienne désir.
Seulement alors, avec un gémissement, Oscar se détacha, et ils restèrent à se fixer bouleversés, leurs yeux qui les brûlaient comme dans une fièvre.
« Ne m’oublie pas », lui dit-elle sur le même ton qu’il le lui aurait dit.
Alors il fut un peu plus facile de l’accompagner à Versailles, de l’assister pendant qu’elle accomplissait ses devoirs, de l’attendre pendant qu’elle s’entretenait avec la reine. Mais il ne réussissait plus à demeurer tranquille comme auparavant, et il ne savait pas comment faire pour ne pas aller aussi mal.
Auparavant, quand il l’embrassait seulement, en cachette, il n’était pas ainsi. Il se sentait beaucoup plus fort : il croyait presque que c’était lui qui menait le jeu, qui poussait en avant cette relation secrète en rassurant Oscar. C’étaient des moments merveilleux, qui étaient venus après une vie de tristesse, et il ne pensait à rien d’autre, pendant qu’il l’embrassait.
Après qu’elle soit devenue sienne tout avait changé. L’amour qu’il éprouvait avait renversé toutes les barrières, il ne se sentait plus capable de jouer la comédie d’une quelconque manière. Au moins, cependant, il était encore habitué au palais Jarjayes, aux rôles qu’il imposait.
Mais ensuite ils étaient allés en Normandie. Et il avait su ce que signifiait pouvoir l’aimer librement, sans devoir regarder autour de lui avant de l’embrasser, s’il ne voyait pas quelqu’un. Il avait goûté à ce que voulait dire passer ses journées avec elle comme si elle était sa compagne. Même si ce n’était pas vrai, parce que personne n’accepterait jamais qu’elle soit sa compagne et qu’ils vivent ensemble. Il avait connu les soirées passées à se promener en lui tenant la main, sa respiration avant le réveil sans l’anxiété de se lever à l’aube et de devoir fuir en silence du lit où il lui avait offert ses gémissements et son cœur. Il l’avait regardée sourire pendant qu’ils dînaient ensemble, l’avait tenue sur ses genoux quand elle se levait pour lui mettre ses bras autour du cou, et avait bu le vin qu’elle lui tendait dans son verre. Sans que quelqu’un puisse le juger, et lui dire qu’il n’en avait pas le droit.
Comment pouvait-il, maintenant, renoncer à cela ? Supporter que personne, noble ou serviteur, n’estime concevable qu’ils s’aiment ? Qu’à tous elle semblât normale cette distance forcée que le monde décrétait entre eux, inflexible ?
Non, il n’en était pas capable. Et pourtant il le devait.
Il fut contraint de faire appel à toute sa force d’esprit, pour résister, pour ne pas se trahir. C’était beaucoup plus difficile que ce qu’il aurait cru.
Il le fit pour elle, parce qu’il vit qu’elle aussi souffrait.
*******
La reine avait décidé de déménager du Trianon et de retourner au Palais, sur le conseil de Fersen. Une décision tardive mais sage. Oscar dut organiser l’escorte.
C’était un matin plein de soleil, et Marie-Antoinette roulait dans un carrosse découvert, avec les petits princes. Ils riaient, mais la tension au milieu des soldats était palpable : une lettre anonyme avait annoncé un attentat. Et il y avait même un dessin, avec la souveraine morte et pleine de sang dans les cheveux. Oscar avait serré ce dessin dans sa main avec rage. André s’était senti se glacer, à la vue de la chevelure blonde ensanglantée : « Fais attention », lui avait-il dit sans pouvoir se l’empêcher de le dire.
Puis il avait chargé les pistolets avec un soin particulier et avait décidé d’être attentif lui aussi, parce qu’il la connaissait, et savait qu’elle ne s’économiserait pas s’il était nécessaire. Il chevauchait à son côté, non loin, en suivant chaque regard qu’elle lançait aux alentours, chaque signe qu’elle adressait aux soldats.
C’était une belle journée. Et l’attentat eut lieu.
Un fou, seul un fou aurait pu faire cela. Un homme tout seul qui surgit tout à coup à pied de derrière une haie. « La reine doit mourir ! », cria-t-il en brandissant un pistolet.
Il n’arriva pas à se rapprocher, parce que les gardes qui suivaient le carrosse arrêtèrent sa marche, en faisant barrière devant lui. Marie-Antoinette ne s’en aperçut même pas. Mais l’homme tira, et, en profitant de la frayeur des chevaux, s’enfuit. Ils lui tirèrent dessus. Oscar le poursuivit.
Elle était partie au galop sans dire un mot avant même que le mouvement commence, parce qu’elle avait vu de loin cette silhouette sortir du buisson, et lorsque l’auteur de l’attentat se faufila dans le bosquet d’Apollon elle était déjà descendue de cheval pour le poursuivre, en s’enfonçant dans l’enchevêtrement des arbres.
Il n’avait pas eu le temps de la rejoindre, et il ne la vit plus, lorsqu’il y arriva aussi. Il se retint de crier « Oscar ! » à la seule pensée qu’il l’aurait mise en danger. Il erra désespéré entre les arbres et les buissons, sans penser à lui-même et au risque qu’il courait. Son cœur battait comme un fou dans sa poitrine, et il s’arrêta lorsqu’il entendit le coup de feu.
« Oscar ! », dit-il dans un hurlement étranglé.
Ce fut des instants de terreur, et lorsqu’il entendit le bruit d’un corps tomber au milieu des feuilles il se précipita là, le pistolet à la main. Il était au cœur de la végétation, et parcourut la zone en cercles concentriques toujours plus étroits, ne réussissant pas à respirer, sans précaution, sans penser à rien. Puis il vit une main abandonnée qui dépassait derrière un tronc, et cria, avec le cœur dans la gorge pendant qu’il s’approchait : « Oscar ! »
Mais c’était cet homme, ce n’était pas elle. Il était mort, et devant ce mort qui n’était pas elle il éprouva une joie très aigue, qui l’abasourdit en le forçant à s’appuyer contre un arbre, en respirant fort.
« Il était blessé –l’entendit-il dire à voix basse derrière lui-. Il a préféré se tuer que se faire capturer ».
Alors il se retourna et alla vers elle en quelques pas. Il la serra tout à coup contre lui, très fort, la main dans ses cheveux, en pressant son visage contre le sien. Il la tint serrée, en tremblant. « Ne le fais plus –murmura-t-il sur un ton effrayé et traversé de colère-. Ne le fais jamais plus, Oscar ! »
« André… », l’entendit-il dire presque surprise, comme si elle voulait objecter quelque chose.
« Non –répondit-il-, non… Tu ne le feras plus et cela suffit. Tu ne dois plus le faire, jamais plus… »
Lorsque les autres soldats arrivèrent, quelques instants après, le colonel était en train d’examiner le corps, penchée sur lui, et son ordonnance était à genoux par terre, les mains ouvertes sur l’herbe.
*******
Il n’avait jamais vécu de jours plus douloureux.
Peut-être était-ce l’amour qu’il éprouvait, qui lui ôtait le souffle et la raison. Peut-être le soudain contraste avec le bonheur complet de cette semaine tout seuls. Peut-être de ne pas pouvoir la toucher, l’embrasser. Cela faisait dix jours qu’ils n’avaient pas fait l’amour, depuis qu’ils étaient rentrés à la maison. Trop dangereux, ils le savaient tous les deux, même s’ils n’avaient même pas eu la possibilité d’en parler.
Le général séjournait au palais Jarjayes, comme il l’avait rarement fait ces derniers temps, et quand il y avait le général à la maison les domestiques étaient dans un état d’agitation continue : il semblait que le nombre de personnes qui circulaient autour des chambres doublait. A l’écurie il y avait une effervescence constante parce que le maître montait à cheval tous les matins et était très sévère dans son exigence d’animaux frais et parfaitement étrillés. Il avait ses domestiques personnels, mais tous les autres aussi étaient en état d’alerte, et même André. Surtout André, parce que le père d’Oscar connaissait sa proximité avec sa fille et souvent avait recours à lui pour faire préparer le cheval, en profitant ensuite de ces moments pour s’enquérir d’elle. De ses engagements, des dernières choses qui lui étaient arrivées, parce qu’Oscar ne parlait jamais d’elle-même, et son père n’était pas capable de lui demander de plus grandes confidences.
Le général l’interrogeait en lui adressant la parole sur un ton distant et hautain, et André lui répondait toujours avec des phrases respectueuses et synthétiques, qui toutefois le satisfaisaient, parce qu’elles lui donnaient l’impression de suivre de près sa fille. Avec les années Oscar était devenue toujours plus résolue dans sa réserve, et intimidait même son père, qui avait décidé du cours de sa vie : bien qu’elle se comporte toujours avec lui avec une parfaite correction, elle ne lui accordait absolument rien d’elle-même. C’était le bouclier qu’elle s’était construit pour se défendre, et il était impénétrable. André l’avait compris depuis longtemps, mais il avait aussi compris l’affection de son père pour elle. Pour cela il ne se dérobait jamais à ces questions, et donnait des réponses qui avaient le pouvoir de le rassurer, sans trahir en aucune manière Oscar. A la fin de ces entretiens arrivait immanquablement la recommandation de prendre soin d’elle, de la protéger, faite sur un ton renfrogné et sévère. André souriait en lui-même, et avec le temps il avait même commencé à apprécier le général.
Mais à présent ce n’était plus ainsi. Même si rationnellement il savait être dans le vrai, que son sentiment pour Oscar était sincère et pur comme leur lien, se soumettre à ces questions le mettait profondément mal à l’aise. Ces moments qu’auparavant il acceptait, comme un témoignage rare d’amour paternel, à présent étaient une vraie torture. Il lui semblait presque trahir la confiance qui lui était accordée : à tel point ce système de valeurs était ancré même en lui, malgré lui. L’évidence avec laquelle la vraie réponse à ces questions se présentait à son esprit pendant qu’il était forcé à inventer des mensonges le laissait effaré. « Qu’avez-vous fait cette semaine ? », lui demandait Jarjayes. André le regardait dans les yeux et pensait : « Nous avons fait l’amour toutes les nuits », et répondait désorienté autre chose, en se haïssant parce qu’il mentait et haïssant le général parce qu’il devait le faire.
Mais il aimait Oscar. Il aimait Oscar, et tout le reste ne comptait pas face à cela.
Oscar. Qui sait quand Oscar descendrait de cette chambre. Qui sait quand elle cesserait de jouer du piano toute seule parce qu’il ne pouvait aller l’écouter, submergé d’engagements que les autres lui avaient confié.
Qui sait quand il l’embrasserait de nouveau, quand de nouveau il l’étendrait sur le lit, ou sur l’herbe, ou sur la rive d’un fleuve où personne ne pourrait les voir, quand de nouveau il la ferait sienne et sentirait lui appartenir et trouverait dans les gestes qu’ils échangeaient la confirmation de ce qu’il sentait dans son cœur. Qu’ils étaient nés pour être ensemble, que cet amour avait tous les droits du monde, que rien au monde ne pouvait se permettre de les séparer, de les regarder avec stupeur et mépris. Il l’aimait, et il n’y avait rien d’autre à dire, parce qu’Oscar aussi lui rendait ces sentiments. Tout le reste ne comptait pas face à cela.
Mais il avait besoin d’elle. Qu’elle vienne l’embrasser, qu’elle lui donne cette confirmation. Parce que personne ne lui en donnait de confirmation. Parce que, au contraire, tout ce qui l’entourait chaque jour paraissait une continuelle confirmation du contraire : qu’il était fou d’aimer Oscar et de la vouloir pour lui ; que si seulement cette histoire se savait elle entraînerait la famille dans le plus atroce déshonneur ; qu’Oscar serait tuée par son père et lui avant elle par ses serviteurs, parce que le général ne s’abaisserait même pas à le toucher et l’aurait fait simplement fouetter puis éliminer par quelqu’un; parce que personne ne se serait étonné que tout cela arrive.
Le général qui s’enquérait auprès de lui de sa fille. Qui se servait de lui comme intermédiaire pour être proche d’Oscar. Il ne le demandait pas à ses amis nobles, il le demandait à lui : et de lui il avait une compréhension qu’il n’aurait pu espérer de personne d’autre. Le père d’Oscar, qui savait combien André lui était lié, et il ne lui venait même pas à l’esprit que ce lien puisse être de l’amour. Et si cela lui était venu il l’aurait mis à la porte sans y réfléchir à deux fois. Ou bien il aurait fait semblant de rien, parce qu’il était sûr que sa fille noble et élevée comme un homme n’aurait jamais pu aimer, et l’aimer lui.
Le général qui cherchait et trouvait en André ce qu’un père aurait pu chercher dans le compagnon, le mari de sa fille. Et il ne le comprenait pas, ne le comprendrait jamais.
Ce fut des jours terribles, pleins de peur et de douleur.
Et cette vie qu’elle menait, le continuel danger de la perdre, devoir supporter qu’elle la risque chaque jour sans savoir si ce jour serait le dernier. Le colonel de la Garde Royale… Qu’aurait-il fait le matin de l’attentat si cette main abandonnée qui dépassait de derrière le tronc d’un arbre avait été celle d’Oscar ? Si ce fou au lieu de tirer sur lui avait tiré sur elle ? S’il l’avait tuée ? Que se serait-il passé ? Il n’arrivait même pas y penser.
Pourtant c’était cela sa vie, la vie de la femme qu’il aimait, et il ne savait même pas s’il était juste de désirer qu’elle ne la mène plus. Ne lui avait-il pas dit qu’il aimait tout d’elle ? Oscar n’était-elle pas contente de savoir ferrailler, monter à cheval, jouer un rôle aussi important, et aussi prenant, qu’elle réussissait aussi bien ? N’était-elle pas très liée à sa reine ? Et de quel droit l’en aurait-il empêchée ? Aurait-il désiré qu’elle mène une vie différente ? Oscar n’aurait jamais voulu s’habiller comme une dame de la cour et faire des commérages à Versailles.
Et avec lui, ensuite ? Que pouvait-elle s’attendre de faire avec lui, que pouvait-il lui offrir ? L’emmener et lui faire faire la ménagère dans une humble maison par amour pour lui ?
Pourtant une peur qui le tourmentait l’oppressait chaque fois qu’il la voyait en uniforme : une peur qu’il n’avait pas auparavant, même si déjà il l’aimait. Pourquoi ? Pourquoi maintenant en était-il aussi terrorisé ?
Peut-être parce qu’à présent il savait ce que signifiait avoir son amour. Parce depuis qu’il avait son amour il l’aimait infiniment plus.
Et parce qu’à présent il savait pouvoir faire quelque chose, et qu’il ne savait pas quoi.
*******
C’était le coucher du soleil, un autre coucher de soleil sans elle. Un dimanche sans la voir, parce qu’elle était allée à la cour avec son père, et il n’avait pas pu la suivre. Il y avait une réception dans les jardins de Versailles. Une sortie mondaine.
Il était rentré à la maison et s’était rafraîchi, puis il était resté un moment dans le salon, le regard fixé au-delà de la baie vitrée.
« André –il entendit sa grand-mère, la gouvernante, l’appeler-. André… vu que tu n’as rien à faire, pourquoi ne me rends-tu pas un service ? Porte ces draps dans la chambre d’Oscar, sans que je doive appeler une femme de chambre ».
Il se retourna pour la regarder, et pendant un instant ne répondit pas. La femme âgée remarqua une expression intense et triste passer dans les yeux de son petit-fils : une expression qu’elle ne lui avait jamais vue, même si elle avait compris qu’il aimait Oscar, depuis très longtemps.
« Oui, bien sûr », l’entendit-elle répondre sans rien dire d’autre. Elle lui tendit le linge, et elle le regarda monter l’escalier. Elle retourna à son travail, avec un soupir.
La chambre d’Oscar était propre et parfumée d’elle. Son lit était parfumé d’elle. La chemise de nuit repliée avec soin sur l’oreiller avait l’odeur de son corps dans le sommeil. André la prit dans ses mains, et y enfouit son visage lentement, en s’asseyant sur le lit.
Il resta ainsi peut-être une demi-heure, sans rien faire. Il avait eu envie de pleurer, et ne se l’était interdit pas.
Elle le trouva ainsi.
Elle entra sans faire de bruit, et le vit assis sur son lit, dans cet instant de faiblesse sans défense. S’il était entré quelqu’un d’autre, non pas elle, il l’aurait trouvé ainsi, également.
« André… », murmura-t-elle.
Il leva la tête et la regarda, comme surpris de la voir, de la voir en cet instant, de la voir dans un lieu où ils étaient seuls ensembles et où il n’y avait personne d’autre. Depuis tant de temps que cela n’arrivait plus.
Il ne répondit pas, et ne bougea pas d’où il était. Il laissa doucement ses bras tomber sur ses genoux, les mains ouvertes avec dans une main la chemise, en continuant à la regarder sans savoir que dire.
« André, André… »
Ce fut elle qui alla vers lui, en posant vite le manteau et les gants sur le lit, et se pencha sur lui, lui prit les mains. Elle lui caressa le visage avec le sien en pleurant, en lui donnant des baisers légers et intenses, et lui posa la tête sur ses genoux, en silence. « Mon amour, mon amour… », lui disait-elle.
Alors il se sentit comme il se sentait enfant, quand il était en train d’éclater en sanglots, et dut serrer les lèvres pour ne pas le faire pendant qu’elle le caressait. Et tandis qu’elle se levait et l’enlaçait, et l’embrassait encore sur le visage, André se rendit compte qu’il avait besoin qu’elle le tienne serré, qu’elle le tienne contre lui, et qu’il désirait seulement s’abandonner à cette étreinte, poser la tête sur son sein, recevoir sa voix pleine d’amour et ses caresses pour se consoler. Il porta ses mains à son visage, et l’attira à lui en fermant les yeux. Puis il se confia à ses bras, et pleura.
Il ouvrit les yeux quand il faisait jour. Le jour suivant. Il était dans le lit d’Oscar, avec elle à ses côtés.
Et il n’arriva pas tout de suite à comprendre ce qui était arrivé, pourquoi à cette heure il était encore là, pourquoi ils étaient ensemble dans sa chambre et qu’elle l’enlaçait et lui souriait, et ne semblait avoir aucune peur, aucune hâte.
« Oscar… », murmura-t-il tout à coup préoccupé. Elle lui donna un baiser :
« Reste tranquille », dit-elle.
« Mais quelle heure est-il, Oscar… »
« Neuf heures ».
Il se leva sur un coude, soudain, et la fixa étonné : « Et la maison… ton père… »
Elle sourit de nouveau : « Il est reparti –répondit-elle-. Aujourd’hui j’ai une journée de repos, et j’ai disposé que personne n’entre, hier soir, que je ne me sentais pas bien ».
Elle se frotta contre lui : « Et puis j’ai fermé à clé… », dit-elle d’un air complice.
« Mon amour, mais… et quand sortirai-je? Pourquoi tu ne m’as pas réveillé, Oscar ? Quelqu’un pourrait me voir… »
« J’ai dit que je recevrais seulement toi, pour une question importante. On ne s’étonnera pas de te voir ».
Alors il se détendit, avec un regard encore incertain, presque, et laissa aller sa tête en arrière sur l’oreiller avec un soupir : « Oscar, Oscar… ». Il sentit son corps nu sous le drap.
Maintenant il se souvenait, oui. Il avait pleuré dans ses bras, il avait pleuré longtemps, et elle l’avait bercé, en le laissant s’épancher. Elle lui avait donné de petits baisers sur le visage, pendant qu’elle le serrait d’une manière presque maternelle. Elle l’avait appelé par son nom doucement : « André… André… ». Plusieurs fois, sans ajouter d’autres mots.
Et puis elle avait chassé avec d’autres baisers cette tristesse, peu à peu, et il l’avait désirée et avait tout oublié. Il avait de nouveau fait l’amour avec elle, après tant de jours, en se confiant à son corps comme perdu, parce qu’elle l’accueillait encore. Il avait pleuré de joie, pendant qu’il se réfugiait dans le plaisir très doux et imprévu qu’elle lui donnait, et avait désiré pouvoir rester en elle, plus que les autres fois qu’il l’avait aimée. Maintenant il se souvenait. Il se souvenait, oui.
« Oscar, je… »
Elle posa un doigt sur ses lèvres, en faisant signe que non avec la tête : « Ne dis rien –dit-elle à voix basse-, je sais ».
Alors il la regarda plus intensément et comprit que ses yeux aussi avaient pleuré, cette nuit. Qu’elle aussi avait souffert de la même manière, ces jours où ils étaient éloignés sous le même toit.
Peut-être fut-ce cela qui lui fit reprendre courage.
Il se tourna plein de tendresse sur elle, et la prit dans ses bras. Puis il l’embrassa une fois, et une autre, et commença à l’embrasser avec une ardeur toujours plus intense, pendant qu’il sentait ce corps fragile trembler sous le sien et s’abandonner au même besoin de caresses que cette nuit il avait eu. Et Oscar aussi pleura lorsque André ne put plus résister à ces baisers, et s’avança entre ses jambes et la prit, elle pleura pendant qu’il entra de nouveau en elle et posait ses lèvres moelleuses sur son visage, et l’implora de l’aimer et de la consoler de tout.
Ils firent l’amour avec passion, enfermés à clé dans la maison pleine de monde, jusqu’à ce qu’il soit tard dans la matinée, et que les rayons du soleil sur les vitres réchauffent la chambre.
Personne ne les dérangea.
A suivre…
pubblicazione sul sito Little Corner del novembre 2005
mail to: imperia4@virgilio.it
French translation: Lady Rose - mail to: lady_rose_grandier@yahoo.fr