Dans ses mains

partie III

 

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            Cette nuit elle n’avait pas réussi à dormir et la nuit suivante non plus. Elle était rentrée à la maison, avec André. Sans s’enfuir, cette fois. Et dans l’entrée, où il n’y avait personne qui puisse les découvrir, il l’avait embrassée encore. En faisant un sacrifice immense, ensuite, pour la laisser s’en aller.

            « Demain, je viens avec toi », lui avait-il dit en se détachant d’elle.

 

            Et il en avait été ainsi : elle n’avait plus cherché à l’en empêcher, elle ne

ne l’avait plus évité comme les premiers jours. Il lui manquait, au contraire, lorsque ses fonctions de colonel la privaient de sa présence à son côté. Lorsqu’elle se rendait à une entrevue privée avec la reine, lorsqu’elle devait s’occuper d’entraîner les soldats et d’organiser les escortes des souverains.

            Elle répondait à son salut silencieux, en le retrouvant à l’attendre, dans un silence égal et confiant, plein d’une intensité que maintenant elle reconnaissait. C’étaient des regards qui n’appartenaient qu’à eux, qu’ils échangeaient à présent, même s’il y avait d’autres personnes : dialogues sans paroles, que personne ne pouvait entendre.

            Et André avait été à la hauteur de la situation, tout de suite. Le fait qu’il l’avait embrassée et étreinte n’avait pas changé son comportement envers elle, l’égard et l’estime qu’il lui avait toujours témoignés  Qui sait pour quelle raison, elle avait redouté que cela arrive. Peut-être parce qu’elle avait senti ne pas pouvoir l’empêcher, s’il avait voulu s’imposer, tenter d’envahir son espace, s’il s’était montré incapable de garder vraiment ce secret.

            Mais il n’avait pas été ainsi. Cela ne pouvait pas arriver, bien sûr. André était encore plus discret, maintenant. Il accomplissait tranquillement ses devoirs comme il l’avait toujours fait et avait une attitude plus que naturelle. Avec les autres, mais aussi avec elle. L’amour ne s’était pas substitué, mais ajouté à l’amitié. C’était la même affection, la même familiarité qu’avant, la capacité de la soutenir et de rire ensemble qu’ils avaient toujours eue. Et il gardait la même considération pour ses qualités. Oscar savait qu’il l’avait toujours appréciée, pour ce qu’elle avait en elle et  pour sa façon d’être à l’extérieur, pour la manière dont elle était capable de faire front à ses devoirs, à toutes les responsabilités de son rôle : et maintenant il n’avait pas changé, il continuait à le lui faire comprendre. De plus c’était comme si cette estime s’était unie à une sorte d’orgueil, qui la remplissait de plaisir. Comme s’il était fier d’elle : et il le montrait, cependant, avec une discrétion silencieuse, sûre. Seule Oscar lisait la tendresse de ses regards.

            Ils s’entraînaient encore ensemble, à l’épée, et André était celui de toujours : redoutable, absorbé, et attentif à la rapidité de ses attaques, des assauts qu’elle savait si bien porter, très élégante et dangereuse. Il parait et ripostait, avec la même énergie, avec le même plaisir qu’il montrait toujours, quand ils se battaient. Et elle aussi se laissait prendre à ces échanges, concentrée et agile. Ils se souriaient, en reprenant leur souffle, avant de croiser encore le fer.

 

            Non, personne n’aurait pu le comprendre. Personne n’aurait jamais pu suspecter ce qui se passait entre eux, ni à la maison ni au dehors.

            Elle se sentait, au contraire, comme si ce danger pouvait venir davantage d’elle-même. Qu’elle ne réussissait pas, parfois, à contrôler les émotions qui l’assaillaient.

            Parce que pour elle il n’était plus le même. Elle se retrouvait dans ses bras toutes les fois où ils étaient seuls.

 

            Comment cela s’était produit qu’elle se soit habituée à ses baisers au point d’en avoir besoin chaque jour, elle ne l’avait pas encore compris. Mais c’était arrivé, et elle ne réussissait plus à se rappeler comment cela était auparavant. Dans le grenier, un autre jour, lorsqu’ils étaient montés ensemble chercher la première épée qu’ils avaient eu enfant. Ils en parlaient et avaient décidé d’aller voir si elles y étaient encore. Mais ce n’était pas la vraie raison, pour aucun des deux. Mais ils n’avaient pas eu le temps d’ouvrir  cette malle que leurs mains s’étaient cherchées, et ils s’étaient embrassés, caressés. Ils étaient restés immobiles, les bouches entremêlées, les lèvres entrouvertes, sans rien dire. Puis ils s’étaient embrassés soudainement, et avaient fini à terre, à se caresser avec des gestes anxieux, dans le carré de lumière dessiné sur le plancher par la fenêtre au-dessus d’eux.

            Ils ne s’embrassaient pas seulement, à présent. Chaque fois il y avait quelque chose de plus, qui arrivait parce qu’il y avait trop de passion en eux, et il semblait qu’à ce doux tourment il n’y avait pas de remède si ce n’est en découvrant de nouvelles manières de se tourmenter. Ils n’avaient pas fait l’amour, non, mais Oscar désirait que cela arrive, désormais, même si elle en avait peur. Et André le voulait désespérément, même s’il recherchait chaque fois avec élan la torture de cette attente, et l’acceptait sans la forcer jamais.

            Maintenant elle connaissait son corps. Elle l’avait touché, pleine d’émotion et de crainte. La même crainte et la même émotion qu’il avait ressenties, parce que pour lui aussi c’était la première fois. Cela avait été un moment très doux et intense, dans la chambre d’André, et elle avait descendu avec sa main sur sa poitrine, en lui faisant manquer une respiration, pendant qu’elle descendait encore. Elle l’avait caressé avec des gestes inexpérimentés, sans le regarder dans les yeux, tant qu’elle n’avait pas senti sa main sur la sienne. Ils étaient restés silencieux, et elle presque honteuse, pendant qu’elle restait étendue près de lui sans parler. Mais ils ne s’étaient pas lâchés, et André lui avait donné des baisers très doux, après.

 

            André, André, il y avait seulement André maintenant. Dans ses pensées, dans ses journées, au matin, en sachant qu’elle le rencontrerait, et au soir, en pensant que ce serait beau de l’avoir là, avec elle, près d’elle. S’il n’était pas allé dans sa chambre, après l’avoir embrassée sans trop insister, parce qu’il ne réussissait pas trop à résister s’il allait au-delà du baiser qu’il lui donnait chaque soir, avant de la laisser seule.

            Mais ils ne pouvaient pas continuer ainsi, elle le savait.

            Elle ne voulait pas, surtout.

 

            Elle était devenue folle, elle était vraiment devenue folle. En l’espace de peu de jours, d’un moment à l’autre. Pourquoi ?

            Et Fersen ? Fersen s’était envolé, il avait simplement disparu de ses pensées, comme si il n’y avait jamais été. Il avait disparu depuis ce premier baiser, près du fleuve. Parce que ce baiser avait été vrai, il avait été le sien. Et tous les autres baisers avec André avaient été vrais, toutes ses caresses. Les mots qu’il lui avait dits étaient vrais, il était vrai qu’il voulait faire l’amour avec elle plus que toute autre chose. Et il était vrai qu’il l’attendrait, parce que seule une chose était plus importante que cela : qu’elle lui dise qu’elle l’aimait. Tout était vrai, André était vrai. Il l’avait toujours été.

           

            L’aimait-elle ? Oui, elle aimait quelque chose, en lui, qu’elle ne savait pas définir. Et c’était étrange, parce que ce n’était ni les regards, ni les mots, ni les pensées, qu’elle avait à peine découverts : c’était quelque chose qu’elle connaissait depuis toujours, au contraire. Qu’elle connaissait  bien. Mais que seulement à présent elle pouvait nommer amour.

            Et comment cela était-il arrivé qu’il lui vînt à l’esprit de l’appeler mon amour, pourquoi avait-elle senti ses lèvres s’ouvrir pendant qu’il la caressait ? Pourquoi avait-elle accueilli avec joie ses baisers et les caresses de ses mains, depuis la première fois, sans jamais fuir ? Comment pouvait-elle nommer amour non pas la pâleur, la timidité, l’anxiété, le besoin de dessiner une image, dans son cœur, et d’y croire, la pensée de ses yeux et du don des mots qu’il ne dirait jamais, les regards qu’il avait eus, d’interpréter pleine d’incertitude, en ne réussissant jamais à se convaincre entièrement d’avoir compris ce que cela voulait vraiment dire ? Pas tout cela, pas cette peur, non. Non pas la tristesse, l’anxiété, la joie de penser à lui, la souffrance de se sentir ignorée, et les fantasmes qu’elle ferait pour la combler, et tous les rêves imprudents dans lesquels mettre son cœur en jeu et le perdre chaque fois, jusqu’à découvrir qu’il n’y a plus rien à mettre en jeu, mais que la douleur restait là ?

            Non pas tout cela, mais ses mains, et lui.

 

            C’était cela qu’elle appelait amour, avec André. Qu’elle pensait amour. Ses mains, ses caresses, comment ses yeux la regardaient quand il la touchait, ses lèvres, et le frisson que lui donnait de les penser sur elle. Ses bras qui semblaient faits pour l’enlacer. C’était cela son amour pour lui.

 

            Etait-ce juste d’appeler cela de l’amour ? Etait-il juste de lui dire je t’aime pour ses baisers ?

            Oui…  peut-être que oui… peut-être était-ce vraiment cela l’amour véritable. La vérité concrète des doigts qui s’entrecroisent dans l’obscurité, des souffles qui se confondent dans le silence.

           

Mais il y avait aussi son corps, ce corps qu’elle avait été si attentive à éduquer sans rien lui concéder, pour qu’il puisse être un instrument parfait. Et qui avait été si seul, qui avait souffert de regret et de désir, pendant trop de temps. Maintenant il se rebellait, et n’entendait plus raison, quand il y avait André. L’attraction entre eux était une force primaire, au-delà de tout contrôle, de toute argumentation.

Combien de temps avait-elle attendu avant de savoir ce que signifiait être embrassée ? Avant d’accorder à sa peau le réconfort d’une étreinte ? Elle l’avait elle-même renié, son corps, pendant toute sa vie. Elle avait refusé de croire aux signaux qu’il lui envoyait, obstinément. On l’avait forcée à le faire, oui, mais elle avait coopéré, de toutes ses forces, jusqu’à risquer de s’anéantir. Même à ses sentiments pour Fersen elle avait réagi en les niant, en s’enfermant dans une forteresse d’impassibilité.

Puis André l’avait embrassée, et elle avait perdu cette bataille.

Heureusement.

Elle était une femme, et désirait un homme, c’est tout.

Et maintenant était venu André, qui lui donnait ce que son corps demandait.

Ce n’était pas sûr qu’on pouvait nommer cela amour : peut-être était-ce la réponse plus évidente, plus immédiate, à une demande de sa nature.

 

Cela pouvait être cela, seulement cela.

 

Seulement cela ?

 

Elle ne savait pas.

Elle ne lui avait pas encore dit je t’aime.

 

Il ne l’avait pas forcée, il ne la forçait pas. Il comprenait son cœur mieux qu’elle-même, peut-être. Et ils étaient dans un monde où la seule idée d’une relation de ce genre entre eux aurait paru intolérable, absurde. Elle noble, lui du peuple, elle officier, favorite de la reine de France, lui son ordonnance, son écuyer. Elle maîtresse lui serviteur, en fin de compte : c’est ainsi qu’à la cour on mesurait ces distances. Il était plus facile pour André de lui dire qu’il l’aimait, et il le savait. Il savait que pour elle en revanche cela signifiait aller à l’encontre de toute son histoire, son éducation, sa vie. Pour un saut dans l’obscurité.

Pour cela il l’avait attendu, et l’attendait encore. Il lui avait demandé beaucoup plus que de devenir son amant.

 

 

*******

 

            Quelqu’un à la porte de sa chambre. C’était André, elle le reconnaissait à sa manière de frapper, comme si c’était un code établi entre eux. Enfin ils avaient quelques jours de repos, et le programme pour cette après-midi était une chevauchée ensemble. Tout seuls, surtout.

Elle ne répondit pas, et alla ouvrir, rapidement.

Elle lui sourit. André entra et ferma la porte derrière lui. Puis, comme il faisait toujours chaque fois qu’il restait avec elle, sans témoin, il l’enlaça sans rien dire. Il l’attira à lui, en appuyant son dos à la porte, et lui donna un baiser, un très long baiser.

Cela suffit à leur faire passer à tous les deux l’envie d’aller chevaucher. Mais il faisait jour, trop de gens circulaient dans la maison et entraient dans les chambres. Ils devaient être attentifs, ils le savaient. Il n’y eut  pas besoin de le dire.

« Allons-y Oscar… Continuons après… »

« Oui… Allons-y… »

 

L’air sur son visage et dans ses cheveux lui donnait une sensation de plaisir. Cela lui fit penser à son souffle sur sa peau, cela lui fit le désirer. Je ne veux pas être loin de toi, pensa-t-elle, tandis qu’elle galopait, courant vers quelque lieu qui soit loin des autres et sans interdit.

André pensait de même, elle le comprit comme il la regardait lorsqu’il arrêta son cheval. Elle le stoppa aussi.

Il ne dit pas un mot pendant qu’il lui tendait la main, et elle descendit de cheval en un geste agile, en attachant les rênes au tronc d’un arbre, non loin de là. En se tournant vers lui elle prit cette main, et elle se laissa soulever. Elle sentit sa poitrine contre son dos et ses bras qui enserraient sa taille.

 

Ils montèrent ainsi jusqu’au sommet de la colline, puis André tira les rênes, et envoya l’animal au pas. Elle ferma les yeux en sentant l’étreinte de son corps, et ces mains qui s’étaient relâchées, en maintenant l’allure sans la forcer, et la caressaient, comme son souffle caressait ses cheveux. Ils s’arrêtèrent, et au-delà du coteau ils découvrirent des champs frémissant sous le vent léger, et des nuages, au loin. C’était presque le soir.

 

« Oscar… »

Elle savait ce qu’il voulait faire, ce qu’il voulait dire.

Elle tourna son visage, pour chercher le sien, avec un soupir anxieux. Et elle trouva ses lèvres, qui la caressèrent doucement, et ensuite son baiser, et ses bras qui l’enserraient, maintenant. Il l’embrassa en fermant les yeux, et puis, lorsqu’elle se détacha en respirant doucement, et se tourna en appuyant sa tête sous son visage, pour regarder les mêmes champs, le même ciel, il promena ses lèvres doucement sur son cou, derrière la nuque, en lui faisant venir des frissons de plaisir. Et il parcourut son corps de ses mains, en la caressant par-dessus la chemise, chercha son sein et l’effleura doucement, longuement, en la faisant s’appuyer à lui, et en soupirant avec une émotion croissante. Oscar abandonna sa tête en arrière, alors, sur son épaule, et le laissa lui prodiguer ces caresses toujours plus intenses, plus pleines, et elle se mordit à peine les lèvres, en un gémissement retenu et langoureux lorsqu’elle sentit ses doigts s’insinuer à la recherche de sa peau nue.

            Elle commença à gémir, toujours plus anxieuse, presque impatiente, pendant qu’il la caressait, et ses soupirs l’impliquèrent en le transportant. Ils descendirent vite de cheval, alors, et les laissèrent aller, en se regardant dans les yeux, et à peine à terre ils s’étreignirent de nouveau, et s’embrassèrent, et s’allongèrent ensemble sur l’herbe, au sommet de la colline, sous le coucher de soleil, se caressant de leurs mains inquiètes, s’embrassant en baisers essoufflés.

« André… »

« Oscar… Oscar… »

Ce désir, et leurs corps enlacés, leurs souffles unis qui se cherchaient encore, et les lèvres, d’André sur ses vêtements, maintenant, sa chemise ouverte, de nouveau, et les caresses de sa bouche sur elle.

« André… je veux être tienne… tienne… »

« Oscar… »

« Faisons l’amour, André… »

« Oh… mon amour… mon amour… »

« Faisons le, je t’en prie… je t’en prie… »

« Oh, oui, Oscar, oui… oui… »

Il l’embrassa encore, dans un élan nouveau, et plus passionné, sa main cherchant son pantalon, pour pouvoir l’ouvrir, dans des gestes fiévreux jusqu’à y parvenir, aidé d’elle, et fut sur elle plein d’émotion, de désir, continuant à l’embrasser pendant qu’elle gémissait et était prête à s’offrir, à vite devenir sienne, en cet instant, au milieu de cette herbe…

« Oscar… »

Elle le regarda, comme grisée, et étourdie, haletante. Elle le vit haletant, étourdi d’elle. Le vent passa sur eux, pendant qu’ils se fixaient, dans un frisson du soir qui descendait froid sur la campagne.

« Oscar… j’ai envie de toi… je te désire… Mais pas ici… pas ici.... »

« André… »

« Rentrons à la maison, Oscar… maintenant… il fait presque nuit… rentrons à la maison… dans ta chambre, cette nuit… maintenant… »

Elle gémit, pendant qu’il l’embrassait encore, plein d’ardeur.

« Notre première fois, mon amour… Oscar… je veux que ce soit très beau… que ce soit seulement pour nous… toute la nuit pour nous… »

« Oui, André… cette nuit… oui… Embrasse moi encore, André… »

Ils restèrent, enlacés et immobiles, allongés sur l’herbe, comme incapables de bouger pour s’en aller. Puis ils se levèrent, presque soudainement, et rentrèrent à la maison ensemble, au galop.

 

 

*******

 

            Le visiteur était arrivé à cheval, et lorsqu’ André reconnut ce cheval dans les écuries il ferma les yeux et pria pour s’être trompé. Mais il savait que non, et après la prière lui vint au contraire une vocifération, et il ne s’étonna pas lorsqu’il entra dans la maison et trouva Oscar dans le salon, qui conversait aimablement avec Fersen.

            Il les regarda du pas de la porte, assis sur deux fauteuils voisins, leurs visages éclairés par les bougies, et il aurait voulu s’en aller et non devoir les regarder, et non devoir éprouver cet atroce pincement de douleur. Et il aurait voulu s’interposer immédiatement et prendre Oscar par la main et la porter dans sa chambre, où il l’aurait prise sur son lit en laissant Fersen à les attendre et en lui faisant oublier tout le reste.

Mais il ne pouvait faire aucune de ces deux choses. Il dut s’avancer, et saluer.

« Bonsoir, comte ».

« Oh, bonsoir André, je vous avais presque oublié. Une grave erreur, vu que vous êtes inséparable de mademoiselle Oscar… »

Elle sourit par courtoisie, et regarda à la dérobée André avec une expression préoccupée.

Il ne dit rien, et resta debout, auprès d’elle. Cela ne lui avait jamais pesé comme en cet instant la convention sociale qui lui défendait de s’asseoir dans un fauteuil auprès des nobles. Avec Oscar ce n’était pas ainsi, mais quand il y avait des invités il devait être à sa place, il le savait. Il le fit cette fois aussi, par une ancienne habitude.

Ce fut elle qui alluma une lueur : « Bois quelque chose avec nous, André ».

Il se versa du cognac pour occuper ses mains et trouver une attitude appropriée.

« A quoi devons-nous votre visite, comte ? », demanda Oscar gentiment.

« Je vous l’avais promis, non? » répondit Fersen avec un sourire ambiguë, qui évoquait des accords secrets. André le fixa, et s’aperçut qu’en disant cela il n’avait pas regardé Oscar, mais lui.

« D’autres fois vous avez fait cette promesse – répondit alors Oscar, avec un ton qu’elle rendit involontairement mondain -, mais il ne me semble pas que vous l’ayez tenue souvent… »

André avala une gorgée de liqueur, pendant que le Comte souriait d’assouvissement et ramassait le gant : « Si j’avais su que je vous avais fait de la peine, Oscar, je serais venu vous rendre visite bien avant. J’espère qu’il n’est pas trop tard pour y remédier ».

Oscar ne répondit pas, et regarda de nouveau vers André, qui observait avec attention le contenu de son verre. Ses doigts s’étaient serrés imperceptiblement sur le pied.

« Nous sommes toujours heureux de vous voir, Fersen, vous le savez », murmura-t-elle alors, avec un sourire gentil qui n’arriva pas à éclairer l’azur de ses yeux.

André souleva la tête et respira.

« Et je suis heureux de vous voir – dit Hans en s’adressant seulement à Oscar -. Même si à la cour nous nous rencontrons presque chaque jour, il est toujours difficile de trouver l’opportunité d’une vraie conversation. Il y a quelque chose dont je voulais vous parler, vous vous souvenez ? »

André savait qu’à ce point il aurait dû demander congé et se retirer : la demande implicite était plus qu’évidente dans la phrase de Fersen, et dans toute son attitude, ce soir. Il connaissait bien ce code. Mais il ne bougea pas.

Il s’abattit un silence embarrassant que les deux hommes ne firent rien pour rompre et qui pesa entièrement sur les épaules d’Oscar : femme, inopinément convoitée, et garante des bonnes manières de la maison. Elle était irritée contre Fersen, mais se tourna avec un regard implorant vers André. Un regard qui implorait de l’aide, faisant appel à un devoir d’amitié, et qui, en même temps, voulait être rassurant.

Trop pour un seul regard, dans un moment comme celui-ci. André accueillit seulement la demande de se retirer, et s’en alla blême, sans dire un mot.

 

« J’ai l’impression que votre ordonnance est déçu», commenta Fersen, remarquant la pâleur de son visage.

Oscar lui lança un regard lourd de reproches, et de douleur. L’unique chose qu’elle aurait voulu en cet instant était de courir après André et lui demander pardon.

Fersen vit cette douleur, et se rappela son expression mélancolique, quelques jours auparavant. Et, comme quelques jours auparavant, il se repentit.

Il porta la main à son front : « Pardonnez-moi Oscar, je ne sais rien de vous et je me permets de venir ici, dans votre maison, en me comportant comme je me comporterais dans un salon mondain. Pardonnez-moi, vous êtes très loin des courtisans de Versailles, qui doivent dire des méchancetés brillantes pour remplir leur propre vie ». Il soupira et but une gorgée de cognac, avec un air résigné : « Moi, en revanche non, malheureusement », constata-t-il désolé.

Oscar soupira : comment  se faisait-il que Fersen avait les propos justes toujours trop tard ?

« Ne vous inquiétez pas, Hans. André et moi avons grandi ensemble : ce n’est pas une chose comme cela qui peut nous faire nous disputer ».

Fersen la fixa, avec une expression à la fois consciente et interrogative :

« Vous disputer… vous savez, Oscar, j’ai souvent réfléchi à votre relation avec André… »

Elle leva la tête, surprise, et il s’en aperçut.

« Oui… ce que je veux dire… ne me comprenez pas mal, je vous prie. Vous voyez, André est votre  ordonnance, votre serviteur, il est d’une extraction sociale complètement différente… Vous êtes une personne très en vue à la cour, et vous appartenez à la meilleure noblesse… Et pourtant vous le traitez d’égal à égal, vous vous faites tutoyer avec un grand naturel. Vous avez grandi ensemble, oui, vous l’avez dit… Vous passez la majeure partie de votre temps avec lui… Et en effet André est beaucoup plus qu’un ordonnance : et cela se remarque clairement, en vous voyant ensemble ».

Oscar chercha à ne pas pâlir.

« Voilà… il est comme un ami très cher, un frère… certainement pas un serviteur, en somme. La familiarité avec laquelle vous le traitez induit aussi que les autres le considèrent de manière différente ».

« André le mérite certainement – dit-elle, avec un air un peu mélancolique-. Et vous savez que pour moi il n’a jamais importé beaucoup certaines distinctions sociales ».

« C‘est un discours louable, mais étrange, dans la bouche du colonel de la Garde Royale – commenta Fersen avec un sourire sceptique et triste -. Vous savez aussi bien que moi que certaines choses comptent finalement trop, dans notre monde. Il y a des frontières qui ne peuvent être franchies ».

Oscar le fixa, et pensa à combien de souffrance réprimée contenait les yeux de Fersen toutes les fois qu’il venait du Trianon. Même si la reine l’aimait.

 

Des frontières qui ne peuvent être franchies, certainement.

En irait-il de même entre elle et André ?

 

Elle se sentit tout à coup prise par à la même tristesse.

« Fersen… »

« Dites-moi, Oscar ».

« Vous croyez que cela vaille la peine de franchir ces frontières, si l’on ressent le désir de le faire de toutes ses forces ? »

Il la fixa, avec un regard tout à coup lumineux, et sincère, qui provenait de la contemplation d’un souvenir. Le regard de quelqu’un qui a bien compris la question.

« Oui », dit-il d’une manière intense, détournant son regard d’elle, en suivant le geste de sa propre main qui posait le verre sur la table.

Puis il la regarda, au contraire, et lui répéta, avec la même foi.

« Oui, Oscar, cela en vaut la peine, oui ».

Elle pensa, en cet instant, que Fersen pouvait vraiment être son ami. L’unique qui pouvait vraiment comprendre sa situation.

 

Ils dînèrent ensemble, tout seuls. Hans accepta l’invitation, après quelques hésitations, et la pria plusieurs fois de faire appeler André.

Mais Oscar savait qu’il ne viendrait pas, et renonça avec un sourire triste. Elle lui parlerait après. Toute seule.

 

Cependant l’atmosphère s’était faite différente, au cours du dîner, d’une familiarité nouvelle. Ils s’étaient dit tant de choses, avaient ri avec spontanéité.

« Cela me fait du bien d’être avec vous – murmura—il- vous faites jaillir mes meilleurs côtés »

« J’ai toujours pensé la même chose de vous », lui répondit-elle, avec un soudain naturel.

Fersen la regarda touché. Presque reconnaissant, il se serait dit : « Alors je suis beaucoup plus chanceux que je ne le croyais ».

Ce fut comme si en cet instant ils pouvaient se dire n’importe quelle chose.

« Vous êtes une femme extraordinaire », lui susurra-t-il, avec un ton inattendu, en se levant et lui prenant délicatement la main.

Oscar tressaillit. Il ne l’avait jamais effleurée de cette manière, et n’avait jamais dit : « vous êtes une femme ».

Elle se leva, en tremblant, soudain incertaine : « Fersen… »

« Oscar… si j’avais compris avant quelle femme vous êtes, peut-être alors… »

« Fersen, je vous en prie… »

Que voulait-il ? Que voulait-il faire ? Pourquoi son coeur avait-il commencé à battre ainsi ?

Il s’approcha encore, elle pouvait entendre sa voix très basse comme s’il parlait directement contre son coeur. Il lui prit aussi l’autre main, et la porta à lui : « Vous êtes merveilleuse, Oscar. Et vous êtes changée, vous savez ? C’est comme si on avait allumé une lumière, en vous… »

 

Elle se vit elle-même comme de l’extérieur, tout à coup.

Qui était cet homme ? Que voulait-il d’elle ? Pourquoi était-il en train de lui donner un baiser, maintenant ?

« Non, Fersen, non », dit-elle comme réveillée, laissant ses mains. Le ton résolu qu’elle avait employé le fit renoncer, et s’éloigner d’un pas.

« Oscar… »

« Non, Fersen ». Elle respira, pour retrouver son calme. La confusion de cet instant s’était dissoute, désormais, laissant place à une stupeur presque ressentie. Et à une conscience nouvelle, soudaine : André…

« Je vous en prie Fersen, ne faites plus une chose comme celle-ci ».

« Pardonnez-moi… »

« Ne le faites plus ».

Ensuite elle eut l’envie de lui jeter au visage, sans savoir pourquoi : « C‘est vrai, Hans, c‘est vrai, vous savez ? On a allumé une lumière, en moi. C ‘est vrai ».

« Oscar… »

« Mais ce n’est pas vous qui l’avez allumée. Non ce n’est pas vous ».

 

Quelques minutes plus tard, lorsque le comte Hans Axel de Fersen sortit de sa maison, Oscar se trouva à errer toute seule dans les couloirs de service sombres, pleine de peur et de douleur, et du désir de s’expliquer. Elle s’arrêta, le cœur battant et essoufflée, lorsqu’elle se trouva devant la chambre d’André. Et elle pleura en silence, devant la porte, avant de frapper.

 A suivre…

 

pubblicazione sul sito Little Corner del luglio 2005

 

mail to: imperia4@virgilio.it

French translation: Lady Rose - mail to: lady_rose_grandier@yahoo.fr

 

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