Avant que je t’appelle mon amour
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Note: Cette fanfiction est la traduction d’un texte écrit en italien, se basant sur la version italienne de la série animée de « Lady Oscar ». Dans cette version – de la même façon que dans l’original japonais et à la différence de la version française – le fait qu’Oscar est une femme est connu de tous dès le début. Cela crée quelques différences significatives dans les rapports entre les personnages. Particulièrement, en ce qui concerne Alain, le fait qu’il connaisse dès le début la vraie identité du colonel provoque un développement très suggestif de son histoire, dans lequel on suggère, avec une grande délicatesse, qu’il éprouve un sentiment pour Oscar (vous pouvez trouver des renseignements ultérieurs sur cette question dans les notes de bas de page de cette traduction).
Le récit que je présente ici tente précisément d’approfondir cette suggestion, qui dans l’animé est à peine esquissée.
Titre: Avant que je t’appelle mon amour.
Titre original italien : Prima che ti chiami amore.
Genre: Fanfic.
Série: Lady Oscar.
Auteur: Alessandra.
Traduction française: Traduction par l’auteur.
Beta lecteurs: Je remercie avant tout la très chère Lady Rose, qui a lu la première version de cette traduction et l’a corrigé avec une grande précision (et patience!), en me donnant de très précieux conseils. Son aide a été indispensable pour réaliser ce projet, parce que toute seule je n’aurais jamais osé proposer aux lecteurs français une histoire traduite par moi-même. Puis je voudrais remercier mon amie Marina, qui a relu la traduction « d’un œil italien » et - grâce à son excellente connaissance du français - m’a aidée à résoudre quelques problèmes de correspondance entre le texte italien et la version française. Et enfin un grand merci à Virginie, qui m’a procuré la version française du doublage de la série animée dans un passage fondamental du épisode 31.
Rating. Warning : scènes torrides. Le langage pourrait dans certains passages paraître un peu cru, mais cela tient au caractère des personnages et à la construction de l’atmosphère de l’histoire.
Disclaimer: Les personnages ne sont pas les miens, mais appartiennent à Riyoko Ikeda et à la maison de production TMS-K.
Avant que je t’appelle mon amour
Il rentra chez lui en pleine nuit, avec l’uniforme qui lui serrait le cœur. Il l’ouvrit sur son cou, d’une main, d’un geste presque enragé. De ses lèvres échappa un soupir sans réconfort.
La chambre était totalement sombre, et il ne trouva pas tout de suite la bougie à allumer. Il maugréa, en buttant contre une chaise. Enfin, il éclaira, s’assit sur le lit.
Un mauvais goût dans la bouche, trop de vin répugnant mêlé, d’une gargote à l’autre. Pendant trop de nuits. Une belle façon de profiter de sa permission. Il n’avait plus un sou.
Les derniers il les avait donnés à cette putain-là, dans la chambre pouilleuse d’où il était parti presque avec dégoût. Cela ne lui était jamais arrivé, comme cela. Il s’était allongé sur le lit sans soulever la couverture, avec la bouteille dans une main, retenue par le goulot, pendillant du bord. « Mets-y du tien, mon amour », lui avait-il dit. Puis, qui sait pourquoi, il avait eu envie de vomir.
Ce n’était pas la première fois qu’il rencontrait une prostituée, et celle-ci n’était même pas particulièrement sympathique. Mais à un certain moment il avait eu de la compassion pour elle. Pour lui-même, aussi. Il était venu dans sa bouche et puis il l’avait presque regretté. Il s’excusait, presque. Il avait payé et il s’en était allé en hâte, hors de ce nid à rats.
C’est sûr, sa maison n’était pas mieux. Depuis qu’il n’y avait plus personne, d’ailleurs, elle avait perdu l’aspect d’une maison : elle avait l’air d’une tanière. Il regarda tout autour de lui: vêtements éparpillés, bouteilles vides. Les draps qu’un jour ou l’autre il devrait changer. Quand il y avait sa mère et Diane, cette pauvreté avait au moins un aspect humain. Mais maintenant…
Et puis il n’était jamais à la maison, trop pris à la caserne. C’était mieux ainsi, pensa-t-il. Au moins là je n’ai pas le temps de rester tout seul.
Mais à la caserne il y avait elle. Et être auprès d’elle de cette manière était bien pis qu’être tout seul.
Et il y avait André, à la caserne. Il était son ami. Et elle était sa femme : on ne touche pas la femme d’un ami. Maudite vie.
Ils étaient ensemble, maintenant il le savait. C’était arrivé depuis peu, très peu de temps. Mais ils étaient amants, en cachette de tout le monde. Il les avait vus.
Il les avait vus sans le vouloir, et ils ne s’en étaient pas rendu compte. Mais il connaissait leur histoire, et heureusement pour eux il était le seul ici-même qui pouvait les découvrir sans danger. Il le savait qu’André aimait Oscar depuis des années, et il avait compris qu’elle aussi le désirait. Jusqu’à ce jour elle s'était enfuie. Mais ce jour-là, non.
Ils étaient dans son bureau, il les avait vus alors qu’il allait remettre le rapport de la dernière mission. C’était tard dans la soirée. La clé était tournée dans la serrure, mais la porte n’avait pas été bien poussée et ainsi elle était restée ouverte, le verrou tourné dans le vide, entrebâillée.
Il ne put éviter de voir les corps par l’entrebâillement, et pendant un moment il ne réussit pas à s’en détacher, stupéfait. André était sur elle, il l’avait allongée sur son bureau[1], il la prenait dans une étreinte pleine de fougue et de passion. Ses cheveux blonds éparpillés sur les procès-verbaux, l’uniforme ouvert sur son sein blanc. Elle entourait son cou, les yeux clos. Elle gémissait, et en gémissant elle lui disait je t’aime. Que de fois elle le lui disait.
Il s’était reculé, comme s’il avait été renversé par un coup de poing.
Et il passait des gens, dans le couloir.
Il avait monté la garde, devant la porte, au garde-à-vous. « Le colonel ne veut pas être dérangé », avait-il même dû dire.
Ensuite il n’avait pas pu s’empêcher de rire. Non, décidément il ne veut pas être dérangé, en ce moment.
Qui sait depuis combien de temps ils étaient ensemble.
Une paire de semaines, peut-être. Cela faisait deux semaines qu’André ne touchait pas terre, quand il marchait.
Et lorsque son ami était revenu dans le dortoir et s’était allongé sur son lit, en regardant le sommier métallique du lit au-dessus de lui comme s’il était un ciel étoilé, lorsqu’il l’avait vu sourire et avait entendu lui échapper ce soupir, alors la scène qu’il avait vue s’était enrichie d’un sens bien plus profond. Parce que cela aurait été facile d’appeler cela du sexe, mais ce n’était pas cela, c’était beaucoup plus.
Il l’avait envié. Parce qu’il l’avait, elle, et avait son cœur.
Et il l’avait beaucoup aimé, parce que c’était beau après tout de savoir que l’amour existait vraiment.
Mais oui, l’amour.
Il le connaissait lui aussi.
Cela ne faisait pas longtemps, en réalité. Et il était si peu habitué à penser selon cette perspective qu’il avait eu de la peine à le comprendre, au début.
Non qu’il eût toujours eu des liaisons légères, cela non. Et les femmes de mauvaise vie non plus il ne les voyait guère. Mais il ne s’était jamais pris au sérieux, autrefois. Il n’était pas tombé sur la bonne personne, peut-être... ce n’était pas lui, peut-être, qui était la bonne personne.
Et la vie qu’il menait était dure, avec beaucoup de problèmes. Il s’était engagé à les résoudre, et pendant trop longtemps il n’avait dû penser qu’à eux.
Il était plus désinvolte, auparavant, il savait tout tourner à la plaisanterie et affronter chaque chose. Avec désenchantement, bien sûr.
Ensuite, la mort de Diane, et de sa mère.
Il était resté tout seul, sans plus aucune envie de plaisanter.
Tout seul.
Eh bien, tout à fait seul, non.
Il y avait André, qui dans ces jours avait été auprès de lui en véritable ami, de la même façon qu’il l’avait aidé au début, alors que les autres soldats avaient des soupçons sur son arrivée, avec cette femme qu’on avait envoyée pour les commander.
C’était André qui était venu chez lui et qui l’avait enlevé du corps de sa sœur étendu sur le lit, dont il n’arrivait pas à se détacher, parce qu’il ne pouvait pas accepter qu’elle se soit tuée. Qu’elle ne soit plus.
Par amour.
André l’avait arraché de là de force, les mains sur ses épaules. Après il l’avait même flanqué contre le mur en le tenant au collet de la veste, les poings serrés, parce qu’il se révoltait.
Jusqu’à ce qu’il soit revenu à lui.
Alors il l’avait laissé s’appuyer sur son épaule, pour pleurer.
Pendant qu’Oscar, qu’il avait emmenée avec lui, les regardait pétrifiée sans savoir quoi faire.
Elle regardait André, surtout. Même à ce moment-là il l’avait remarqué.
André lui avait apporté sa solde, et peu de temps après il l’avait de nouveau aidé, quand il avait s’agi d’enterrer sa mère.
Oui, il était un ami, et il l’aimait bien.
Mais elle, alors ?
Comment pouvait-il éprouver cela pour elle, si elle était sa femme ?
Et non pas depuis deux semaines, non.
Depuis bien avant, c’était plus qu’évident. Oscar n’avait plus qu’à s’en rendre compte.
Peut-être même que c’était lui, Alain, qui lui avait fait entendre cela. Par ces phrases piquantes qu’il lui adressait toujours.
« Je crois qu’il vous aime, colonel ». N’était-ce pas lui qui avait dit cela, alors qu’on avait rossé André et qu’elle était sur le pas de la porte, devant son corps étendu par terre, les larmes aux yeux ?
« Bien, alors je vous laisse seuls, je crois qu’il vaut mieux que vous vous occupiez de lui »
Il était ironique, le ton qu’il avait employé.
« En tout cas il vous aime tellement qu’il risque sa vie pour vous... »[2]
Cela il le lui avait murmuré, le visage à quelques centimètres de son visage, dans un sourire sérieux, en la transperçant de part en part du regard. Et il avait fait mouche, il s’en était aperçu.
Mais ses yeux azurs aussi avaient fait mouche.
Colonel, colonel...
Il hocha la tête qu’il tenait entre ses mains, assis sur le lit. Je le connais moi aussi, l’amour, colonel.
C’est de ta faute.
Parce qu’elle était belle. Mais non, pas seulement pour cela.
Parce qu’elle savait se battre à l’épée : d’autant plus qu’elle l’avait même battu, une fois. Plus ou moins.
Parce qu’elle savait donner des ordres et ramener à la maison la troupe toute entière, parce qu’elle était héroïque mais ne demandait à personne d’héroïsme inutile.
Parce qu’elle était vraiment un soldat, et qu’elle connaissait la vie. Elle respectait la mort.
Parce qu’elle entrait dans les dortoirs et marchait impassible au milieu de cette soldatesque sale, moite.
Mais rien ne pouvait la salir, elle. Elle semblait encore plus femme, au milieu d’eux.
Non, elle n’avait jamais renié sa féminité : cela Alain l’avait compris.
Elle vivait comme un homme, mais elle savait bien qu’elle n’en était pas un.
Il n’y avait plus qu’une chose : qu’elle en ait un, d’homme.
Elle pouvait choisir, il y en avait beaucoup qui la désiraient.
Souvent il écoutait ses compagnons qui se moquaient, lorsqu’ils jouaient aux cartes. « Qu’est-ce que tu lui ferais, à elle, Alain? »
Il répondait d’un grognement, et faisait taire ces conversations : mais il le faisait pour éviter qu’André doive le faire, autrement son ami aurait eu à se battre tous les deux jours.
Quand il n’y avait pas André il était moins dans l’embarras, et les laissait parler. Mais il n’y prenait pas part.
« Je lui ôterais cet uniforme pour voir ce qu’il y a en dessous ».
« Ecoute-moi, celle-là a un corps qui va te faire un sacré coup ».
« Mais es-tu vraiment sûr de ne pas y trouver une surprise, en fait ? »
« Non, l’unique surprise c’est que si tu te risques à la toucher, tu te retrouves avec l’épée enfilée dans ton cul ».
Rire générale, bruyant.
Mais au fond cela même voulait dire qu’ils la respectaient. Personne ne pensait à elle comme à une femme qu’on pouvait avoir.
Personne sauf André, qui ne disait jamais rien, mais se conduisait comme si elle était sienne.
Et elle était sienne, en effet. Il avait raison. Il avait mis longtemps, mais il l’avait eue.
Alain tâchait de ne pas y penser, mais la scène lui revint à l’esprit de nouveau.
Qu’est-ce qui leur était passé par la tête, à ces deux-là, de faire une chose pareille à la caserne ? Et la porte ouverte ? Étaient-ils devenus fous?
Ils étaient fous, oui. Les chanceux, ils étaient fous.
Combien devait-elle l’aimer pour se laisser prendre de cette façon, dans son bureau, sans attendre de rentrer à la maison, alors même qu’ils habitaient ensemble? Pour courir ce risque ? Elle-même, le très sévère colonel Oscar ?
Et sans même bien fermer à clef ? Quelle hâte avaient-ils eue.
Bien sûr que du temps ils en avaient perdu...
Que de fois elle lui avait dit je t’aime.
En réalité Alain n’avait jamais rien vu de plus romantique de sa vie.
Ces cheveux dénoués sur le bureau étaient une lueur aveuglante dans l’obscurité. Ce sein très blanc, dont, plus qu’il ne l’avait vu, il avait eu l’intuition, était un mystère dévoilé, un trésor précieux et impossible à atteindre. Les mains fuselées, les cils très longs clos. Et André complètement perdu, qui ne fermait pas les yeux, au contraire, et la regardait comme s’il n’y croyait pas.
Bien sûr, avec tout ce qu’il avait enduré pour elle...
Était-ce possible qu’il fût content pour André et que son désir pour elle ne le laisse pas dormir...
Mais ce n’était pas seulement du désir, c’était bien pis.
Il passa sa main sur son front. Il se rendit compte avec une lucidité incroyable que ce qu’il voudrait c’était qu’elle le regarde de la même manière.
Il s’en était rendu compte depuis peu.
C’était pour cela qu’il avait demandé une permission. Pour s’éloigner de ces pensées.
Elles étaient mauvaises, et tout à fait inutiles, entre autres.
Il ne prendrait jamais la femme d’André, pas même si c’était elle qui était entrée dans son lit, et l’avait prié de la faire sienne.
Eh bien, en ce cas-là il résisterait avec beaucoup de difficulté, reconnaissait-il avec un rire amer.
Oscar qui entrait dans son lit, quelle absurdité !
Il avait encore rêvé d’elle, la nuit dernière. Il rêvait d’elle si souvent, désormais, que parfois il se demandait s’il n’était pas éveillé, au contraire, et si ce n’étaient pas des fantasmes qu’il voyait les yeux ouverts, en leur donnant, après, le nom de rêves, pour clore le bec à la conscience.
Il avait rêvé d’elle. Et dans ces images il la voyait pleine de désir[3].
Il se retrouvait seul avec elle dans un château abandonné, pendant qu’ils exploraient la campagne, qui les enveloppait dans une explosion de fleurs. Comme ce jour de l’escorte du prince espagnol. Mais c’était elle qui le cherchait, pas le contraire.
Ses yeux azurs, tout à coup, dans l’obscurité fraîche de cette pièce transformée en grenier. Et la lumière filtrée par les fissures. Il n’y avait qu’eux. Aucun monde n’existait autour d’eux.
Elle lui prenait les mains et lui souriait. Et c’était étrange, parce qu’à ce moment les larmes lui montaient aux yeux, et il les laissait couler en la regardant, alors qu’elle le tenait ainsi.
Mais ensuite il l’embrassait, et elle répondait à son baiser.
Elle répondait, oui, et s’abandonnait à son étreinte sans aucune timidité, et Alain pouvait enfin connaître les lignes douces de son corps de femme, qui était exactement comme il l’avait toujours imaginée.
Et elle le désirait, lui.
Elle s’allongeait sur le blé et l’attirait à elle, en gardant les yeux fermés pendant qu’il déboutonnait son uniforme, il glissait ses lèvres sur sa chemise légère, il la caressait en des gestes hésitants, comme s’il n’avait jamais touché une femme de sa vie.
Elle gardait les yeux fermés, tremblante d’émotion : mais soudain, alors qu’il s’approchait pour l’embrasser encore, elle ouvrait les yeux en le regardant, en le rappelant à elle. Et dans ces yeux Alain ne se retrouvait plus.
Il se déshabillait lui-aussi, alors. Non, il était déjà nu, comme elle, à présent, et leurs corps s’effleuraient dans un mouvement très lent et doux, elle passait ses doigts délicatement sur toute sa poitrine, et avec ses mains, ensuite, elle descendait à sa taille, et elle serrait ses hanches dans un frémissement soudain, et l’attirait à elle. Il perdait la tête, et l’embrassait dans le cou plein d’ardeur, l’embrassait sur la bouche sans la détacher de sa bouche, et il ne voulait rien d’autre qu’entrer dans son corps. Et il le faisait, oui.
Il la prenait, il entrait en elle avec douceur, avec fougue, avec une passion délicate et impétueuse, et il ne réussissait presque pas à croire qu’il était en elle, il ne pouvait pas croire à son corps qui bougeait dans son corps à elle, à ses bras qui l’enveloppaient, en la serrant sous lui, pour la cacher au monde entier pendant qu’il la sentait soupirer de plaisir et lui dire : encore, encore..., et ses yeux azurs lui transperçaient le cœur.
Il l’aimait désespéré et heureux, et la regardait haleter et trembler parce qu’il était en train de la faire jouir, et c’était très beau de la faire jouir et de la regarder, et c’était très beau de suivre ce rythme et ce plaisir, et de comprendre que c’était son plaisir aussi, et de s’abandonner en un gémissement tourmenté, complet, en elle.
Ensuite il ne voulait pas se détacher de son corps, de son parfum. Il ne voulait pas ouvrir les yeux, il ne voulait pas bouger. Il ne voulait pas se retrouver tout seul, où elle n’était pas.
Il se réveillait, mais il n’était pas excité. Il était rempli de douleur, seulement de douleur.
Reste avec moi, colonel.
Seulement avec moi.
Mais c’étaient les mots du rêve. Rien que cela.
Il ôta ses bottes, l’uniforme qu’il lui avait fallu porter même ce jour-là, parce qu’il était en permission mais ils étaient en état d’alerte, au corps de garde, et on pouvait le rappeler à chaque instant. Désormais il y avait un état d’alerte continuel, dans l’armée. La situation à Paris n’annonçait rien de bon.
Vraiment le bon moment pour se faire certaines idées, alors que les événements pouvaient se précipiter en un instant, et peut-être que demain il attraperait une balle venue d’on ne sait où.
Peut-être que demain il mourrait. Tous les soldats couraient ce risque, à présent, et ils le savaient.
Voilà ce qui leur était passé par la tête à ces deux-là.
« C’est une femme qu’il faut admirer, non pas aimer ». N’était-ce pas lui-même qui avait dit cela à André, il y avait longtemps ? « Écoute-moi, tu devrais arrêter de penser à elle ».
« On finit dans les ennuis jusqu’au cou, pour un amour impossible ». C’était cela qu’il lui avait dit.[4]
Oui... dans les ennuis jusqu’au cou.
Très bon conseil, vraiment. Et très mauvais exemple.
Il haussa les épaules et rit, une grimace sur ses lèvres serrées.
Heureusement André ne s’en était pas aperçu. Au début parce qu’il avait fait attention à très bien le masquer, depuis qu’il avait compris ce qu’il ressentait pour le colonel : car André, quand Oscar n’était pas encore sienne, était capable de pressentir une chose pareille même à demi-mot.
Ensuite parce qu’André l’avait eue, elle, et depuis qu’il l’avait eue il était si sûr d’elle, si pris par elle, qu’il ne le comprendrait pas même s’il l’avait vu pleurer sur son portrait.
Combien fallait-il qu’elle l’aime, pour le rendre si sûr...
Il finit de se déshabiller et resta nu, au milieu de la chambre. Il versa de l’eau froide dans la cuvette, par le broc. Il se lava la figure, le cou, il fit un brin de toilette.
Il fit le lit et y jeta dessus un nouveau drap. Ensuite il s’étendit, ainsi.
Qui sait où ils étaient, à présent, Oscar et André.
Probablement à la maison, eux aussi, en attendant des ordres. Toutes les fois où c’était lui qui était allé porter des ordres au commandant, il les avait trouvés ensemble. Ils s’exerçaient aux armes, ils buvaient du thé. Ils ne se parlaient pas, le plus souvent, pendant qu’il y avait quelqu’un : mais on percevait toujours une intimité qui excluait tous les autres.
Et il y avait une chose qui l’avait toujours frappé, alors qu’il allait à cette maison : les voir sans uniforme, en civil, simplement une chemise et un pantalon, tous les deux. Parfaitement naturels.
Ils se connaissaient sans uniforme.
Peut-être cette nuit ils étaient en train de dormir ensemble.
Oui, c’était sûrement comme cela.
Bien sûr qu’ils devaient faire attention à ne pas se faire découvrir.
Mais au fond qui y aurait pensé après tant d’années?
Peut-être que même entrer dans la chambre d’Oscar était habituel, pour André. Oui, c’était certainement ainsi.
André.
Bien sûr qu’il l’aimait, elle. Comment aurait-il pu éviter de l’aimer, en vivant avec elle une vie comme celle-là ?
C’était déjà beaucoup qu’il ne soit pas devenu fou, jusqu’alors.
Quelle histoire incroyable... une femme élevée comme un homme, avec à côté d’elle un homme qui ne voit en elle que la femme. Et l’aime.
Comment avait-il fait pour l’aimer en silence durant tout ce temps-là ? Pour résister ?
Était-il possible qu’il n’eût jamais perdu la tête, pas même un instant ?
Mais peut-être bien que oui. Ils devaient avoir plus d’un secret, dans ce passé. Quelque chose que seuls eux savaient. On pressentait clairement qu’il y avait quelque chose de personnel. Même avant qu’ils ne soient ensemble.
Autrement pourquoi André était-il en train de s’enivrer, cette nuit où il l’avait connu ? Pourquoi l’unique phrase qui lui avait échappé, dans toute cette boisson, avait été : « Ne me renvoie pas » ?
Et certainement ce n’était pas à lui qu’il parlait : il était en train de regarder une image dans son esprit, un souvenir frais.
Ils se couchaient ensemble, maintenant, et elle l’embrassait. Elle ne le renvoyait pas, ils faisaient l’amour toute la nuit.
Ils ne perdaient plus un moment, sûrement.
Lui, s’il avait été André, n’en aurait pas perdu.
Et sûrement André ne le faisait pas non plus.
Il lui ressemblait en tant de choses, sans qu’il y paraisse tout à fait. C’était pour cela qu’il était son ami.
Bien sûr, à les voir ensemble, on aurait dit qu’ils étaient de deux tempéraments opposés: et il y avait de ça. Mais ils étaient opposés seulement pour ceux qui ne les connaissaient pas bien. Pour ceux qui ne connaissaient pas Alain.
« C’est-à-dire tout le reste du monde », il rit en croisant ses bras derrière sa nuque, sur l’oreiller. À la lumière de la bougie il étudia l’ombre de son corps projetée sur le mur, la courbe du genou sur la jambe qu’il avait pliée, la ligne du mollet et de la cuisse qui suivait le dessin des anches. C’était un corps robuste, le sien, robuste et harmonieux. Il en était content.
Et pourtant quelquefois il lui semblait inapproprié à son cœur. En désaccord, voilà.
C’était aussi pour cela qu’il était l’ami d’André, peut-être. Parce qu’André aussi avait un physique fort et un esprit attentif : seulement lui savait mieux les équilibrer. En lui on ne sentait pas cette contradiction.
Grâce à son éducation, probablement.
Au fond André était l’unique ami qu’il eût jamais eu. Elle l’avait tout de suite attiré la manière silencieuse qu’il avait d’être avec lui, qui pourtant n’était ni grossière, ni sombre. André était une personne sociable, au contraire, d’un naturel cordial, si on savait le prendre. D’ailleurs cette manière de ne pas dire les choses dépendait de la vie qu’il avait eue, de la manière dont il s’y était conformé en réglant ses réactions. Selon elle.
Bien sûr, selon elle. Elle était le point de vue selon lequel il s’était habitué à orienter son attitude.
Mais il était un bon compagnon et un ami sûr. Il acceptait de lui des propos qu’il n’accepterait d’aucun autre : il le laissait faire alors qu’il le sermonnait sur Oscar, et parfois il riait même, bien qu’il ne répondît jamais. Ils n’en parlaient plus et buvaient un coup.
Mais cela faisait un bout de temps qu’il ne le sermonnait plus sur Oscar. D’abord parce qu’il avait compris que désormais il était trop tard, ensuite parce qu’il s’était rendu compte qu’il n’aurait plus été de bonne foi.
Il avait laissé tomber.
Il donnerait un bras pour André, et était profondément affligé de ce qui lui arrivait. Il était en train de perdre la vue. Pour elle, encore une fois. Et à côté d’elle il continuait à rester sans rien lui dire. Mon Dieu, mais comment faisait-elle pour ne pas s’en rendre compte? Il suffisait de passer une demi-journée avec lui pour comprendre qu’il ne trouvait plus ses marques, que lui étaient difficiles les choses plus simples. Il perdait la vue et s’était résigné à la perdre en lui donnant tout ce qu’il en resterait jusqu’à bout. Sans aucun espoir, sans aucune récompense. Combien fallait-il qu’il l’aime, bon Dieu, pour décider de faire une chose comme celle-là?
Et elle ne s’apercevait de rien. Peut-être ne voulait-elle pas s’en apercevoir.
Oui, ce devait être ainsi. Il avait vu la terreur peinte sur son visage, ce jour où André avait raté la bouteille vide qui était au milieu du passage des députés, et qu’elle lui avait lancé pour qu’il la jetât. Cela lui avait coupé le souffle. Et André était là, à regarder sa main, si étonné qu’il n’arrivait pas à improviser une réaction crédible.
C’était lui qui était intervenu, avec un motif très stupide qui cependant avait suffi à les rassurer tous les deux.
Non, elle ne voulait pas y croire. Et André non plus, il ne le voulait pas.
Fous. Deux fous désespérés.
Au moins maintenant ils étaient ensemble. Au moins ils s’aimaient. Au moins ils étaient heureux : ils l’avaient pris, finalement, ce peu de bonheur qui restait.
Mon Dieu, quand il pensait à ceci, il voudrait qu’il puisse durer éternellement, ce bonheur à eux.
Quand il pensait à ceci, il pensait qu’il mourrait volontiers lui-même, si cela avait servi à les rendre heureux pour toujours.
Vraiment.
C’était cela qu’il ressentait pour eux.
« Tu as un cœur trop grand pour ce monde, Alain ».
C’était ce que lui avait dit Diane, un jour, peu avant qu’elle ne se tuât. Et lui, qui avait toujours considérée sa sœur comme une petite fille, avait frissonné en saisissant le regard qui était passé dans ses yeux. Plein d’une tristesse douloureuse, ancienne.
Il avait toujours mal, en pensant à Diane, mais cela le remplissait aussi de beaucoup de tendresse : avec le temps il avait appris à accepter qu’elle ne soit plus là, et dans le souvenir d’elle il commençait à trouver du réconfort.
Réconfort.
Il ne dure que de brefs moments le réconfort, pour l’homme.
Comme le souvenir du sourire de Diane, qui resplendissait encore, parfois, dans son cœur. Comme cet amour entre Oscar et André, qui maintenant les consolait du mal qu’ils s’étaient fait pendant toute une vie.
Comme la pensée que ceci était juste, que cette nuit lui donnait la force de supporter aussi sa douleur.
De brefs moments. Juste ce qu’il faut pour s’endormir, et cesser de penser.
***
Où était-elle, bon Dieu ? Où était-elle ?
Était-il- possible qu’elle eût disparu ainsi, dans la nuit, sans laisser de trace ?
Il avait fouillé toutes les ruelles de Paris, toutes les routes où elle pourrait être passée. Et il avait même trouvé son cheval mort, dans une de ces rues, abattu d’un coup de fusil.
Son cœur s’était serré dans un souffle contracté, par la terreur de la retrouver là, prés du cheval.
Morte elle aussi.
Mais elle n’était pas là.
Elle ne pourrait pas aller loin, à pied. Il devait la retrouver, il la retrouverait.
Il n’aurait pas dû la laisser seule, cette nuit, devant cette église. Il aurait dû rester près d’elle, la laisser pleurer et l’écouter. Mais elle était désespérée. Il y avait une demande déchirante de silence, dans le regard qu’elle lui avait adressé.
De solitude.
C’était pour cela qu’il l’avait laissée seule, en posant son manteau sur ses épaules, pour qu’au moins elle n’eût pas froid. Par discrétion. Pour respecter sa douleur. Parce qu’il savait que rien de ce qu’il pourrait dire ou faire ne pourrait lui apporter du réconfort.
« Je sais que c’est douloureux de perdre quelqu’un qu’on a à peine découvert d’aimer ». Il lui avait dit cela. Sans même la regarder dans les yeux, pour ne pas la blesser. « Je sais que votre douleur est très profonde, colonel».
Non, il ne l’avait pas regardée dans les yeux, pour qu’elle ne vît pas sa douleur, qu’elle ne devait pas voir.
« Ce n’est malheureusement pas le moment de pleurer ». De cette façon il avait tâché de lui donner du courage.
Mais elle ne pouvait pas comprendre des mots pareils.
Où était-elle ? Que faisait-elle ? Comment pourrait-elle aller de l’avant, trouver une raison pour vivre, maintenant ?
Il devait la retrouver.
Et l’aider.
Et puis s’en aller, peut-être, si cela était ce qu’il fallait faire.
Mais que maintenant elle ne reste pas seule, non.
Elle avait été déjà trop seule, durant ces heures, comme jamais cela ne lui était arrivé auparavant.
Seule, en pleurant sur la mort d’André.
Il sentit quelque chose qui se déchirait en lui, encore une fois, à la pensée de son ami étendu sur ce lit de camp, de ses derniers instants, si brefs et précieux, avant que cette balle ne finisse de le tuer. Avec elle près de lui, qui désespérée lui souriait, pour ne pas le désespérer, et lui tenait les mains. Et ils parlaient de mariage, d’un avenir meilleur, d’endroits du passé où ils retourneraient ensemble. Pour se réjouir de leur amour, pour toute la vie.
André. Tu ne devais pas mourir, André.
Tu ne devais pas la laisser seule.
Tu ne devais pas me laisser.
Résiste, lui avait-il crié, pendant qu’en le serrant il l’emportait au galop sur son cheval, déjà blessé, et il le sentait trembler pendant qu’au galop ils perçaient les lignes ennemies, avec ses compagnons tout autour pour le protéger, et Oscar qui conduisait la charge comme une furie, devant tous.
Résiste, André.
Non, André, tu ne devais pas mourir.
Elle aussi l’avait dit, alors qu’elle avait compris qu’il était mort. Elle l’avait crié, déchirée, ses bras levées sur son visage, sans rien comprendre, plus rien de ce qu’elle avait tout autour d’elle. Tu n’aurais pas dû me laisser toute seule, avait-elle imploré dans ce cri. Ce n’est pas juste.
Et ensuite elle était restée ainsi, à genoux devant ce lit, en pleurant sans plus se maîtriser. Oubliant tout, elle-même, ses soldats qui la regardaient, tous ceux qui savaient qui elle était. Elle avait pleuré des larmes et des cris qui ne finissaient jamais. Et avait chassé avec haine, avec férocité, ceux qui s’étaient approchés pour l’emmener. Elle était restée là, devant le corps d’André, toute seule, jusqu’à ce que la nuit ne soit tombée sur la place, et qu’apparaissent les étoiles.
Ensuite c’était lui-même qui y était allé, pour la relever de ce lit. Il s’était penché sur le corps de son ami, et l’avait regardé pour une dernière fois. Il lui avait fermé les yeux.
Elle avait levé la tête vers son visage, alors, et avait vu ses larmes. Elle s’était jetée sur lui, brindille tremblante dans ses bras. Et s’était laissée emmener de là, en murmurant des mots brisés dans une plainte faible, continue, pendant que les autres s’occupaient d’André.
Ça ne devait pas finir comme ça, avait-elle dit.
Non, ça ne devait pas finir comme ça. Il ne semblait pas que ça finirait de cette façon, alors qu’il les avait vus arriver à la caserne, le 13 juillet, quelques heures avant que ne se lève le soleil.
Ils étaient unis, heureux. Ils avaient fait un choix.
Ils étaient entrés ensemble dans le dortoir des soldats, où tous attendaient éveillés le colonel. Elle s’était assise à une table, avec eux, et n’avait pas parlé comme un colonel, mais comme une femme, une amie.
« Je vous dirai ce que je ferai moi - avait-elle dit -. Mais c’est un choix personnel ». Ensuite elle s’était tournée vers André, et dans le sourire qu’elle en avait reçu elle avait trouvé le courage de poursuivre. « J’ai décidé de laisser l’uniforme, de ne plus être votre commandant ».
Elle avait baissé les yeux, et avait poursuivi avec simplicité. Avec modestie, mais sans embarras : « Et cela parce que l’homme que j’aime, l’homme de ma vie, me demandera peut-être de combattre avec lui du côté du peuple en révolte. Et je le ferai ».
Je suis la compagne d’André Grandier, avait-elle dévoilé. Avec pudeur, mais avec un accent joyeux dans sa voix. Je suis sa compagne, et je le suivrai.[5]
Elle l’avait regardé de nouveau, et il ne savait plus que dire.
C’était alors qu’ils avaient décidé de se joindre aux rebelles. Tous ensemble, commandés encore par elle.
Et ensuite il semblait que tout était redevenu comme auparavant, parce qu’ils étaient restés dans les dortoirs, en attendant l’aube et le moment du départ, quand elle les conduirait à Paris. Et elle s’était retirée dans ses appartements.
Mais elle s’était retirée avec André.
Il l’avait vu l’enlacer, dans le couloir sombre, alors qu’ils étaient sortis. Et l’embrasser, en la faisant disparaître dans cette étreinte.
Cela ne devait pas finir comme ça.
Au contraire André était mort, frappé par une balle dans la poitrine. Et Oscar pleurait dans ses bras, presque incapable de se tenir debout.
Il l’avait laissée devant cette église, et ne l’avait plus trouvée.
Où pouvait-elle être ? Pourquoi ne la trouvait-il pas ?
Désormais il n’y avait plus d’endroits où la chercher encore. La ville était un enchevêtrement de rues, qui bientôt se rempliraient d’une foule hurlante, pour une autre journée d’affrontements. Cette nuit-là, pendant qu’elle n’était pas là, les chefs du peuple avaient décidé d’attaquer la Bastille.
Mais elle, où était-elle ?
Il continuait à errer dans ces rues sans s’avouer vaincu, il se penchait sur chaque coin de ruelle, sans en négliger un, même s’il y était déjà passé. Oscar, où es-tu, Oscar...
C’est ainsi qu’il la vit, et son cœur se remplit de peine.
Elle était dans une de ces ruelles sales, à terre. Un ballot bleu sans forme jeté contre un mur. Toute souillée, trempée par la pluie. La pluie qui était tombée cette nuit-là. Les cheveux collés sur son visage, les yeux sans plus de lueur.
Elle l’appela André, alors qu’elle l’aperçut.
Ensuite elle revint à elle, elle se releva de toute sa hauteur. Elle retint un gémissement et enleva le manteau de ses épaules.
Elle le lui rendit : « C’est à toi, merci ».
« De rien ».
Ni lui ni elle ne parlèrent, encore.
Ensuite il lui parla de la Bastille. Nous avons besoin de vous, lui dit-il.
« Est-ce que je... est-ce que je pourrais pleurer encore un peu ? », demanda-t-elle quelques instants après, presque avec timidité.
« Bien sûr, pleurez tout le temps que vous voulez ».
Alors il la sentit de nouveau sur sa poitrine, elle s’était jetée sur lui en retrouvant tout à coup toute sa douleur. Il avait vu son visage qui se remplissait de pleurs, et il lui avait passé un bras autour de sa taille. L’autre bras, étendu le long de son corps, tenait le manteau, en le laissant toucher terre. Il pencha son visage sur ce visage, et tâcha de retenir ses pleurs en serrant fort les lèvres.
Ensuite Oscar perdit connaissance.
C’est pour cela qu’il la prit dans ses bras et la porta chez lui, parce que sa maison était non loin de là.
Son front brûlait, elle avait de la fièvre. Il la posa sur le lit en pleurant, en ouvrant la veste de son uniforme. Et quand il fut tout seul, dans cette chambre avec elle, il sentit son cœur débordé par cet amour qu’il avait refréné si longtemps. Il sentit la douleur le déchirer au fond de lui parce qu’elle était amoindrie ainsi, et qu’elle ne se remettrait plus, il le savait bien. Parce qu’André était mort, et rien de ce qu’il pouvait faire ne pourrait jamais la soulager encore. Il pencha la tête, à côté de son corps évanoui, et s’abandonna aux sanglots, sa tête entre ses mains.
Il pleura ainsi, sans témoin, pendant un temps qui lui sembla très long.
Mais elle se réveilla, tout à coup.
Elle ouvrit les yeux dans un regard vide, effrayé. Elle toussa d’une étrange façon. Puis encore. Elle se redressa et s’assit presque vivement, pendant qu’il s’approcha, et cette toux l’assaillit sans répit, en étouffant sa respiration, en s’emparant de son corps, le bouleversant en sursauts atroces. Une toux acharnée, agressive : Alain comprit avant de voir le sang, qui sortit de ses lèvres se répandant sur son corps, sa chemise blanche, qui salit même ses vêtements, sa chemise, pendant qu’en la serrant il tâchait de l’aider, d’arrêter ces tremblements, transi.
« Oscar ! »
Il la regarda, les yeux pleins de terreur, en tenant ses bras de ses mains, dans tout ce sang, jusqu’à ce que l’accès finisse, en l’appelant, comme pour lui demander : « Oscar... »
Mais elle ne lui expliqua pas, et épuisée, en le regardant dans un sourire presque fou, passa sur sa bouche une main qui lui retomba sur le genou : « Il ne l’a pas su – dit-elle en continuant à sourire, comme si elle trouvait un réconfort inestimable dans cette pensée -. Il ne l’a pas su... il a été heureux, parce qu’il ne l’a pas su... je ne le lui ai pas dit... »
Ensuite elle s'évanouit de nouveau, elle défaillit entre ses bras, et Alain dut la déposer doucement sur l’oreiller, pendant qu’il la regardait, il regardait ce sang-là, et de nouveau entendait ses mots, et se mordait la lèvre, en retenant son souffle pour attendre que la douleur comble la mesure, et se renversait en larmes. Mais les larmes ne vinrent pas.
Il resta ainsi, alors, pétrifié, à côté d’elle qui mourait.
« Oscar, mais pourquoi, pourquoi... »
Il trouva le courage, finalement, il devait le faire. C’était lui qui devait l’aider, parce qu’il n’y avait que lui, maintenant. Il devait essuyer ce sang, ces vêtements trempés. Il devait l’aider jusqu’à ce qu’il pût, jusqu’à ce qu’il y eût du temps qu’elle devait vivre. Tant qu’il pouvait, tant qu’elle avait du temps à vivre Combien de temps encore, Oscar, combien de temps as-tu ?
Il lui ôta ces vêtements, et tâcha de ne pas la regarder pendant qu’il le faisait, parce que pouvoir regarder son corps était la chose qu’il avait le plus désirée, durant ces mois, quand il rêvait de pouvoir l’aimer, en chassant ces pensées. Parce que dans ces rêves regarder son corps était un cadeau qui le comblait de joie, non pas une chose qui le tuait de peine, de douleur.
Et pourtant il devait la regarder, pendant qu’avec un linge propre il enlevait le sang de son visage, de sa poitrine, pendant qu’il prenait cet uniforme mouillé pour l’étendre à sécher. Pendant qu’il lui enlevait la chemise et lui en mettait une des siennes.
Elle était belle, elle était très belle. Et c’était déchirant d’avoir devant lui ce corps, ce visage qui maintenant avait retrouvé le repos, et de savoir qu’elle allait mourir. Et de penser qu’elle mourrait. Qu’elle mourrait.
Il n’arrivait pas à accepter cela. Il n’y arrivait pas.
André était mort, et l’avait emmenée elle aussi avec lui. Elle était heureuse de le suivre. Elle l’avait dit qu’elle le suivrait, cette nuit-là à la caserne, devant les soldats.
Il était mort, et en mourant il avait creusé un fossé impossible à combler entre elle et la vie. Elle n’avait jamais été si lointaine comme maintenant qu’il n’était plus là.
Mais cela Alain l’avait toujours su. Il l’avait toujours su.
Mon amour, mon amour[6], pourquoi devait-ce être toi, pourquoi devais-je t’aimer ainsi et tresser ma vie à ton amour... Pourquoi devais-je te regarder sans même pouvoir te dire ce que je ressentais pour toi, pourquoi devait-il arriver que seulement te le dire te blesserait ? Alors et maintenant, beaucoup plus, même si tu vas mourir, et je voudrais tant que tu le saches, avant de mourir...
Mon amour, pourquoi, mon amour, pourquoi devais-tu être l’amour de mon ami, pourquoi ne se pouvait-il pas qu’il y eût un toi pour moi sans que je dusse briser mon cœur pour lui, pour vous... pourquoi avez-vous été heureux si peu de temps, pourquoi n’as-tu pas été heureuse toute ta vie et pourquoi avez-vous souffert ainsi, au contraire... et maintenant vous mourrez, et je vous perdrai... À quoi a-il servi de sacrifier mon amour si vous mourez, si je vous perds tous les deux ?
Pourquoi ?
Pourquoi...
Pourquoi devais-je vous voir mourir tous les deux ?
Il resta ainsi, en la veillant, désespéré, assis près du lit, sans fermer ses yeux, pour ne perdre pas un seul instant de ce qui restait de sa vie.
*
Il se passa quelque temps avant qu’elle ne reprenne connaissance. Mais enfin elle ouvrit les yeux. Et elle regarda autour d’elle. Elle avait l’air d’aller bien maintenant. Elle était un peu dépaysée, mais alors qu’elle le vit elle lui sourit.
Ensuite elle se souvint, et devint sérieuse de nouveau.
« Alain... »
« Oui, colonel... »
« Où sommes-nous, où m’as-tu emmenée ? »
« Chez moi, colonel. Vous étiez évanouie... »
« Ah, oui... j’était évanouie... »
Elle tâcha de se lever, mais les forces lui manquèrent, et elle s’appuya sur un coude. Elle regarda sur elle. Elle le regarda.
« Où sont mes vêtements... »
« J’ai dû... les ôter moi-même... colonel... Ils étaient mouillés, ils étaient trempés... Vous ne pouviez pas rester ainsi... excusez-moi... j’ai dû... »
Elle trouva un sourire : « Tu as bien fait, Alain ».
Ensuite elle s’assit sur le lit : « Mais maintenant redonne-les-moi, nous devons y aller ».
« Où ? Où voulez-vous aller, colonel ? »
« À la Bastille, c’est toi qui l’as dit, je me rappelle... »
« Non, non, vous devez rester ici, vous reposer... vous devez...»
« Quoi, Alain ? Me soigner ? »
Elle lui adressa un sourire si tranquille et déterminé que son souffle se glaça.
« Allons-nous en, Alain. Donne moi l’uniforme, s’il te plaît ».
« Colonel... »
« Je t’en prie ».
Il ne put se défendre d’obéir. Il la prit de la chaise, dehors, où il l’avait étendue à sécher au soleil.
« Maintenant tourne-toi, s’il te plaît, Alain »
« ...Oui, bien sûr... bien sûr... »
Il attendit qu’elle soit prête, et alors qu’elle lui dit de se tourner il la vit debout, devant lui, comme il l’avait toujours vue, quand elle les conduisait. En uniforme bleu. Les cheveux blonds, qui paraissaient ceux d’alors. Elle avait sa chemise, sous son uniforme.
Oui, elle paraissait celle d’alors, non pas la femme déchirée qu’il avait prise dans ses bras, dans cette ruelle, quelques heures auparavant, pour la porter dans sa maison.
« Allons-y, Alain. Ils nous attendent ».
*
Combien de temps était-il passé depuis ce moment-là ? Depuis qu’il l’avait faite sortir de chez lui, pour l’emmener à la Bastille ?
Une heure, presque.
Et maintenant elle était là, étendue devant lui, elle allait mourir.
Frappée par qui sait combien de balles, pendant qu’elle commandait l’attaque.
Elle s’était mise juste devant, bien en vue. Elle donnait les ordres pour faire tirer les canons.
Il l’avait compris trop tard, qu’elle s’était mise exprès là, bien en vue.
Et quand elle avait été jetée à terre par les balles il n’avait rien pu faire pour la sauver.
Il s’était précipité vers elle, pour lui faire un bouclier de son corps. Il avait même reçu un coup de fusil, pour la protéger.
Au bras.
Mais il ne le sentait pas. Il ne sentait rien. Seulement elle.
« Oscar ! Colonel Oscar ! Nous avons besoin de vous, Oscar ! »
Elle avait ouvert les yeux, alors.
« Tu n’as pas besoin de crier ainsi. Je t’entends très bien, Alain ».
« Oscar... »
Ils l’avaient emmenée, dans ses bras, dans une rue où les coups de feu ne parvenaient pas. Ensuite elle avait demandé de la poser, de s’arrêter. « Je suis fatiguée, je suis très fatiguée », avait-elle dit.
Ils étaient auprès d’elle, mais il était le plus proche, il tenait sa main.
« Que quelqu’un lui nettoie ce sang qu’elle a sur le visage », avait dit le docteur.
Alors Alain l’avait regardée, une expression de terreur dans ses yeux.
Elle mourait. Maintenant elle mourait.
Non Oscar, tu ne dois pas mourir, je t’en prie. Je ne dois pas te voir mourir. Ne permets pas que je te voie mourir, je t’en prie, colonel, je t’en prie...
Pourtant elle souriait. Elle lui sourit sans rien dire.
Elle mourait.
Et pendant qu'elle mourait, pendant qu'il comprenait qu'il la perdrait pour toujours, qu’il ne verrait plus ses yeux, son sourire, qu’il ne pourrait même plus l'aimer en silence, même espérer qu'elle serait heureuse elle-même; pendant qu'il sentait sa main qui se faisait de plus en plus faible, son souffle qui tremblait et ce sourire qui s'éteignait doucement sur son visage, dans son cœur, alors Alain comprit qu’il ne ressentirait jamais plus ce qu'il ressentait pour elle, pour aucune autre femme, et qu'elle en mourant emporterait tout de lui, tout ce qui lui restait à espérer, pour toujours.
Alors il étouffa un gémissement dans sa douleur et en continuant à tenir cette main dans ses mains murmura doucement : "Je t'aime, Oscar".
Mais en faisant bien attention à ce qu’elle ne pût plus
l'entendre, désormais, parce que ces mots ne devaient pas être les derniers
qu’elle entendrait, avant de mourir.
FIN
pubblicazione sul sito Little Corner del maggio 2006
mail to: alessandra1755@yahoo.it
French translation: Lady Rose - mail to: lady_rose_grandier@yahoo.fr
[1] Scène inspirée par Fiammetta, « Una farsa inutile ».
[2] Ce dialogue se déroule réellement dans la version italienne de la série animée, dans l'épisode 30. Voilà la traduction de toute la scène de l'italien : Alain : « Zut, on t’a drôlement arrangé ! Allez, courage, mets-toi debout. Mais qu'est-ce que tu fais... » André (gémissant de douleur) : "Oscar, je t’en prie, ne te marie pas, je t’en prie, Oscar..." (Alain voit Oscar sur le seuil de la porte) Alain: "C’est ça ! Maintenant je comprends tout... je crois qu'il vous aime, colonel! Bien, alors je vous laisse seuls : je crois qu’il vaut mieux que vous vous occupiez d'André » (Alain s'approche d’Oscar). Alain : « En tout cas il vous aime tellement qu’il risque sa vie pour vous... » (il part en riant).
Voilà au contraire la version française : Alain : « Eh bien André, dans quel état ils t’ont mis ces sauvages ! Allez, c’est fini, relève-toi André. Hein, André, réveille-toi André ». André (gémissant de douleur) : « Oh Oscar, je... je donnerai ma vie pour toi... Oscar! » (Alain voit Oscar sur le seuil de la porte.) Alain : « Tu es fou, André ! Personne ne vaut le sacrifice de sa vie ! Surtout pas un de ces nobles arrogants que tu apprécies tant. Je vous le laisse colonel, et surtout, veillez sur lui comme sur le bien le plus précieux, ce pauvre André donnerait sa vie pour vous. Ha ha ! Il est bien le seul ! » (Il part en riant.)
(Merci à Lady Rose qui m’a procuré ce dernier texte !)
[3] Inspiré par Laura.
[4] Ce dialogue se déroule réellement, dans la version originale et dans la version italienne, dans l'épisode 31, pendant la garde nocturne d'André et Alain sur le pont, au cours de la mission d'escorte du prince espagnol. Ceux-ci, traduits de l'italien, sont les mots qu’Alain dit à André :
Alain : "Écoute-moi, André, tu devrais cesser de l’aimer. Vois-tu, elle est un excellent commandant, sur ceci je n'ai plus le moindre doute, même si parfois j'ai la sensation qu’elle fuit quelque chose. C’est une femme qu’il faut admirer, non pas aimer. On finit dans les ennuis jusqu’au cou, pour un amour impossible. On perd la raison et on est disposé à donner même sa vie pour elle. Tiens, André, bois, ça te fera du bien. (Alain lance la flasque de liqueur à André, mais il la laisse tomber. Alors Alain la ramasse, l'ouvre et lui la tend). Alain : "Je n'ai aucun doute, André : pour cette femme tu serais disposé à donner même ta vie. Il ne passera pas beaucoup de temps et tu lui offriras même le seul œil que t'est resté. Il est très mal en point, cet œil, je m'en suis aperçu plus d’une fois en étant auprès de toi ces jours-ci. Le colonel sait-il que tu as des ennuis à l’œil droit, André?". André : "Non, non!". Alain : "Ah..." André : « Mais je veux que tu ne parles à personne de mon problème". Alain : "Oui, comme tu veux".
Mais voilà le dialogue correspondant en français : Alain : « Ah André ! Que ne donnerais-je pas pour une bonne bouteille et un lit ! Evidemment toi qui donnerais ta vie pour ton cher Colonel, tu n’es pas de cet avis, hein ! Mon pauvre André ! j’ai bien l’impression que tu vis d’illusions ! Je me demande ce que tu espères. Crois-moi, il n’y a rien à attendre de ces gens-là ». (Ensuite Alain sort une flasque de sa veste et boit). Alain : « Et tu peux me faire confiance : on n'est rien du tout pour eux ! Tu ferais mieux d’oublier un peu ton Colonel et de penser d’abord à toi. Tiens ! Attrape ! » (Et Alain lance la flasque à André qui la laisse tomber). André: «Oh!» (Alain s’approche d’André, ramasse la flasque et lui tend Alain): «Tiens.» André : « Ah ! Merci. » Alain : « Mais qu’est-ce qui t’arrive ? On dirait que tu ne rêves plus que d’une chose : pouvoir donner ta vie pour Oscar. Si encore, tu pouvais escompter quelque chose. Une récompense ? Que sais-je ? Je comprendrais. Mais je suis sûr que tu n’en veux pas. Tu es un drôle d’oiseau, tu sais. On dirait que tu as décidé de tout lui sacrifier, André. Est-ce qu’au moins le Colonel sait pour ton œil ? » André : « Quoi ? Non, Alain, je t’en conjure, ne lui parle surtout pas de mon œil. Par pitié ! » (Merci a Virginie qui m’a procuré ce passage).
[5] Ce sont aussi des phrases de la série animée italienne, traduites de l’épisode 38. Dans la version française, au contraire, comme chacun sait, c’est justement à ce moment que Oscar révèle aux soldats qu’elle est une femme, par ces mots : Oscar : « Mais l'aveu que j'ai à vous faire est plus étonnant encore... Il est temps que vous le sachiez : cet habit que je porte n'est pas celui de ma condition. Les hasards de la vie ont fait, Messieurs, que vous êtes commandés par une femme... Oui, une femme, qu'un étrange destin a placé à cent lieues de sa nature, dans un univers où tout lui était étranger, et auquel j'ai dû me plier au delà de mes forces. j'ai longtemps cru qu'il en serait toujours ainsi, malgré les bourrasques et les tempêtes, et que jusqu'à mon dernier soupir je me verrais obligée de jouer cette pesante comédie. Or je me trompais Messieurs. Ce que je prenais pour mon devoir le plus absolu n'était qu'une de ces illusions qui nous tenait à tous lieu de règle. Mais voilà, le beau rêve est fini... Le roi nous a abandonné, et devant vous je remets mon destin entre les mains de celui que j'ai toujours aimé : André Grandier ».
[6] Inspiré par Elisa, “Ultimo amore”.